Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 12

 

Mais à cette heure, il faut que je vousraconte une chose qui m’attendrit toujours quand j’y pense :c’est le bonheur de toute ma vie.

Et d’abord vous saurez qu’en ce mois d’avril,ceux du pays qu’on avait nommés pour dresser le cahier de nosplaintes et doléances se réunirent au bailliage de Lixheim. Ilslogeaient là-bas dans des auberges. Maître Jean et Chauvelpartaient tous les lundis matin et ne rentraient que le samedisoir ; cela dura trois semaines.

On se représente aussi le mouvement de lamontagne en ce temps : les cris, les disputes sur l’abolitionde la taille, de la gabelle, de la milice, sur le vote par tête oupar ordre, et mille autres choses auxquelles on n’avait jamaispensé. Des Alsaciens et des Lorrains en foule remplissaientl’auberge ; ils buvaient, ils tapaient du poing sur les tableset s’emportaient comme des loups. On aurait cru qu’ils allaients’étrangler, et pourtant ils étaient tous d’accord, comme tous lesgens du peuple ; ils voulaient ce que nous voulions, sans celaquelles batailles on aurait vues !

Valentin et moi nous travaillions à la forgeen face ; nous raccommodions les charrettes et nous ferrionsles chevaux de tous ces passants. Quelquefois j’essayais aussi deme disputer avec Valentin, car lui croyait tout perdu, si lesseigneurs et les évêques avaient le dessous ; j’aurais voulule convaincre, mais c’était un si brave homme, que je n’osais luifaire de la peine. Sa seule consolation était de parler d’une huttequ’il avait au bois, derrière la Roche-Plate, pour prendre desmésanges ; il avait aussi des sauterelles dans les bruyères etdes collets dans les passes, avec la permission deM. l’inspecteur Claude Coudray, auquel il portait de temps entemps un chapelet de grives ou de becs-fins, en signe dereconnaissance. Voilà ce qui le touchait au milieu du grandbouleversement qu’on voyait déjà venir ; il ne songeait qu’àses appeaux, et me disait :

– La saison des nids approche,Michel ; et après les nids viendra la pipée ; ensuite legrand passage des grives, qui descendent en Alsace quand le raisincommence à mûrir. L’année s’annonce bien ; si le beau tempscontinue, nous en prendrons des quantités.

Sa longue figure s’allongeait, il souriait desa grande bouche édentée, ses yeux devenaient ronds ; ilvoyait déjà les grives pendues par le cou à ses lacets ; et ilarrachait du crin à la queue de tous les chevaux que nous ferrions,pour faire ses sauterelles.

Moi, je songeais aux grandes affaires dubailliage, et principalement à l’abolition de la milice, parce queje devais tirer en septembre et que cela m’intéressait encore plusque le reste.

Mais il arriva bien autre chose.

Depuis quelque temps, le soir, en rentrantdans notre baraque, je trouvais la mère Létumier et sa fille entrain de filer avec ma mère, à côté de mon père, de Mathurine et dupetit Étienne, qui tressaient des corbeilles. Elles étaient làcomme chez elles et faisaient la veillée jusqu’à dix heures. CesLétumier étaient des gens riches pour le temps, ils avaient biendouze jours de terre dans le finage ; et leur fille Annette,une grande blonde un peu rousse, mais blanche et fraîche, était unebonne créature. Je la voyais souvent aller et venir devant laforge, avec un petit baquet sous le bras, – soi-disant pour allerchercher de l’eau à la fontaine, – et se retourner en regardantd’un air doux. Elle était en jupe courte et corset de toile bleue àbretelles, les bras nus jusqu’aux coudes.

Je voyais cela sans y faire attention ni medouter de rien. Le soir, en la regardant filer, je lui disaisquelques paroles joyeuses, des douceurs comme les garçons en disentaux filles, par honnêteté, par jeunesse ; c’est naturel, etl’on ne pense pas plus loin.

Mais voilà qu’un jour la mère medit :

– Écoute, Michel, tu feras bien d’allerdanser dimanche au Rondinet de la Cigogne, et de mettre taveste de velours, ton gilet rouge et ton cœur d’argent.

Cela m’étonne et je lui demande pourquoi. Elleme répond en souriant et regardant le père :

– Tu verras !

Le père tressait tout pensif. Il medit :

– Les Létumier sont riches ; tudevrais bien danser avec leur fille, ce serait un bon parti.

En entendant cela, je fus troublé. Ce n’estpas que cette fille me déplût, non ! mais jamais l’idée de memarier ne m’était encore venue. Enfin, malgré tout, par curiosité,par bêtise, et aussi parce que cela faisait plaisir au père, jeréponds :

– Comme vous voudrez ! Seulement, jesuis trop jeune pour me marier ; je n’ai pas encore tiré à lamilice.

– Enfin, dit la mère, ça ne te coûte riend’y aller, et ça fera plaisir à ces gens ; c’est unehonnêteté, voilà tout.

Alors je répondis :

– C’est bon !

Et le dimanche suivant, après vêpres, jepars ; je descends la côte, rêvant à ces choses, et commeétonné de ce que je faisais.

En ce temps, la vieille Paquotte, veuve deDieudonné Bernel, tenait l’auberge de la Cigogne, àLutzelbourg, un peu sur la gauche du pont de bois ; etderrière, où se trouve aujourd’hui le jardin, au pied de la côte,on dansait sous les charmilles. Il y avait beaucoup de monde, carM. Christophe n’était pas comme tant d’autres curés ; ilavait l’air de ne rien voir, ni de rien entendre, pas même laclarinette de Jean Rat. On buvait du petit vin blanc d’Alsace etl’on mangeait de la friture.

Je descends donc la rue, et je montel’escalier au fond de la cour, en regardant les filles et lesgarçons tourner ensemble sur la terrasse ; à peine en haut,sous la première tonnelle, la mère Létumier me crie :

– Par ici, Michel, par ici !

La belle Annette était là ; en me voyant,elle devint toute rouge. Je la pris au bras et je lui demandai unevalse. Elle criait :

– Oh ! monsieur Michel !…Oh ! monsieur Michel !… en levant les yeux et mesuivant.

Dans tous les temps, avant comme après laRévolution, les filles ont été les mêmes ; elles avaient plusde goût pour l’un que pour l’autre.

Je dansai donc des valses avec elle, cinq,six, je ne sais plus. Et l’on riait. La mère Létumier était toutecontente, Annette toute rouge, les yeux baissés. Naturellement onne parlait pas politique ; on plaisantait, on buvait, oncassait une brestelle [5] ensemble.Voilà la vie !

– Je pensais :

« La mère sera contente ; on luifera compliment sur son garçon. »

Mais le soir, vers six heures, j’en avaisassez ; et, sans songer à autre chose, je descends dans la rueet je prends par la sapinière, pour couper au court entre lesroches.

Il faisait une chaleur extraordinaire pour lasaison ; tout verdissait et fleurissait : les violettes,les myrtilles et les fraisiers, tout s’étendait et couvrait lesentier de verdure. On aurait cru le mois de juin. Ces choses sontencore là comme hier, j’ai pourtant quelques années de plus,oh ! oui.

Enfin, au haut des rochers, sur le plateau, jerattrape le grand chemin, d’où l’on découvre les toits desBaraques ; et à deux ou trois cents pas devant moi, je vois,toute blanche de poussière, une petite fille, avec un grand paniercarré en travers de l’épaule, les reins courbés, qui marchait… quimarchait !… Je me dis :

« C’est Marguerite !… Oui… c’estelle !… »

Et je presse le pas… je cours :

– Hé ! c’est toi,Marguerite ?

Elle se retourne, avec sa figure brune, touteluisante de sueur, ses cheveux tombant le long de ses joues, et sesyeux vifs ; elle se retourne et se met à rire endisant :

– Hé ! Michel… ah ! la bonnerencontre !

Moi, je regardais la grosse bretelle qui luientrait dans l’épaule ; j’étais tout étonné et troublé.

– Hé ! tu as l’air un peu las,fit-elle ; tu viens de loin ?

– Non… J’arrive de Lutzelbourg… de ladanse.

– Ah ! bon, bon, dit-elle, en seremettant à marcher. Moi, je viens de Dabo ; j’ai couru toutle comté. J’en ai vendu, là-bas, des Tiers état !… Jesuis arrivée juste au bon moment, les députés des paroissesvenaient de se réunir. Et avant-hier matin, j’étais à Lixheim, enLorraine.

– Tu es donc de fer ? lui dis-je enmarchant près d’elle.

– Oh ! de fer ! pas tout àfait ; je suis un peu lasse tout de même. Mais le grand coupest porté, vois-tu ! ça marche !

Elle riait ; mais elle devait être bienlasse, car en approchant du petit mur qui longeait l’ancien vergerde Furst, elle posa son panier au bord, et dit :

– Causons un peu, Michel, et reprenonshaleine.

Alors je lui pris son panier, et je le poussaitout à fait sur le mur en disant :

– Oui, respirons ! Ah !Marguerite, tu fais un plus dur métier que nous autres !

– Oui, mais aussi ça marche !dit-elle avec la même voix et le même coup d’œil que sonpère ; aussi nous pouvons dire que nous avons fait duchemin ! Nous avons déjà rattrapé nos anciens droits ; etmaintenant nous allons en demander d’autres. Il faut que tout soitrendu, tout ! Il faut que tout soit égal… que les impôtssoient les mêmes pour tous… que chacun puisse arriver par soncourage et son travail. Et puis, il nous faut la liberté…Voilà !

Elle me regardait. J’étais dansl’admiration ; je pensais :

« Qu’est-ce que nous sommes donc, nousautres, à côté de ces gens-là ? Qu’est-ce que nous avons doncfait pour le pays ? Qu’est-ce que nous avonssouffert ? »

Et, me regardant en dessous, elle ditencore :

– Oui, c’est comme cela !Maintenant, les cahiers sont presque finis, nous allons en vendrepar milliers. En attendant, moi, je cours seule. Nous n’avons quenotre état pour vivre, il faut que je travaille pour deux, puisquele père aujourd’hui travaille pour tous. Je lui ai porté avant-hierdouze livres, ça fera sa semaine ; j’en avais gagnéquinze ! depuis, j’en ai gagné quatre, il me reste donc septlivres. J’irai le voir après-demain. Ça marchera ! Et, pendantles états généraux, nous vendrons tout ce qui se dira là-bas, autiers, s’entend !… Nous ne lâcherons pas… non ! Il fautque l’esprit marche… il faut qu’on sache tout… que les genss’instruisent ! Tu comprends ?

– Oui, oui, Marguerite, lui dis-je ;tu parles comme ton père, ça me fait presque pleurer.

Elle s’était assise sur le mur, à côté de sonpanier. Le soleil venait de se coucher ; le ciel, au fond, ducôté de Mittelbronn, était comme de l’or avec de grandes veinesrouges ; et la lune pâle et bleue, sans nuages, montait àgauche au-dessus des vieilles ruines du château de Lutzelbourg. Jeregardais Marguerite, qui ne parlait plus et qui regardait aussices choses, les yeux en l’air, je la regardais !… Elle avaitle coude sur son panier ; et, comme je ne la quittais pas desyeux, elle le vit et me dit :

– Hé ! je suis bien couverte depoussière, n’est-ce pas ?

Je lui demandai sans répondre :

– Quel âge as-tu maintenant ?

– Au premier dimanche de Pâques, dansquinze jours, dit-elle, j’aurai seize ans. Et toi ?

– Moi, j’en ai dix-huit passés.

– Oui, tu es fort, dit-elle en sautant dumur et repassant la bretelle sur son épaule. Aide-moi… Bon, j’ysuis.

Rien que de lever le panier, je sentis qu’ilétait terriblement lourd, et je dis :

– Oh ! c’est trop lourd pour toi,Marguerite ; tu devrais bien me le laisser porter.

Alors, elle, marchant le dos courbé, meregarda de côté en souriant, et dit :

– Bah ! quand on travaille pourravoir ses droits, rien n’est trop lourd ; et nous les aurons,nous les aurons !…

Je n’osais plus répondre… J’avais le cœurgêné… J’étais dans l’admiration de Chauvel et de sa fille ; jeles élevais dans mon esprit.

Marguerite ne paraissait plus fatiguée ;elle disait de temps en temps :

– Oui, là-bas, à Lixheim, ils se sontjoliment défendus, ces nobles et ces moines. Mais on leur arépondu, on leur a dit ce qu’ils méritaient d’entendre. Et toutsera dans le cahier, on n’oubliera rien. Le roi saura ce qu’onpense, et la nation aussi. Seulement, il faut voir les étatsgénéraux. Le père dit qu’ils seront bons ; je le crois. Nousverrons !… et nous soutiendrons nos députés ; ilspourront se reposer sur nous.

Nous arrivions alors aux Baraques. Jereconduisis Marguerite jusqu’à leur porte. Il faisait nuit. Ellesortit la grosse clef de sa poche, et me dit en entrant :

– Encore une de passée !… Allons,bonne nuit, Michel !

Et je lui souhaitai le bonsoir.

En arrivant chez nous, le père et la mèreétaient là qui m’attendaient ; ils me regardèrent :

– Eh bien ? me dit la mère.

– Eh bien ! nous avons dansé.

– Et après ?

– Après, je suis revenu.

– Seul ?

– Oui.

– Tu ne les as pas attendues ?

– Non.

– Et tu n’as rien dit ?

– Qu’est-ce que vous vouliez que jedise ?

Alors elle se fâcha, et se mit à crier.

– Tiens, tu n’es qu’une bête ; etcette fille est encore plus bête que toi, de te vouloir. Qu’est-ceque nous sommes donc auprès d’eux ?

Elle était toute verte de colère. Moi, je laregardais tranquillement sans répondre. Le père dit :

– Laisse Michel tranquille ; ne criepas si fort.

Mais elle n’écoutait plus rien, etcontinua :

– A-t-on jamais vu un imbécilepareil ? Moi qui depuis six mois attire cette grande bique deLétumier chez nous, pour faire avoir du bien au garçon ; unevieille avare, qui ne parle que de ses champs, de sa chénevière, deleurs vaches !… Je supporte tout… je patiente… Et puis quandc’est fini, quand il va tout agrafer, ce gueux-là refuse ! Ilse croit peut-être un seigneur ; il croit qu’on va couriraprès lui. Ah ! mon Dieu, peut-on avoir des êtres aussi bêtesdans sa famille ; ça fait frémir !…

Je voulu répondre, mais elle me dit :

– Tais-toi ! Tu finiras sur unfumier, et nous avec.

Et comme je me taisais, ellerecommença :

– Oui, monsieur refuse !… Passezdonc votre vie à nourrir des Nicolas, des Michel, des vauriens quise font racoler ; car bien sûr que celui-ci s’est aussi faitracoler quelque part… Les gueuses ne manquent pas dans lepays !… Puisqu’il refuse, c’est qu’il en aime uneautre !…

Elle tournait avec son balai, en me regardantpardessus l’épaule. Je n’en pouvais pas entendre plus, et je montail’échelle, tout pâle. Depuis le départ de Claude, Étienne et moinous couchions en haut sous le chaume. J’étais dans la désolation.La mère en bas me criait :

– Ah ! tu te sauves… Je vois clair,n’est-ce pas, mauvais gueux ? Tu n’oses pas rester !

La honte m’étouffait. Je me jetai dans lagrande caisse, les deux bras sur la figure, en pensant :« Oh ! mon Dieu, est-ce possible ! » Etj’entendais la mère crier de plus en plus fort :

– Oh ! l’imbécile !… Oh !le gueux !…

Le père essayait de l’apaiser. Cela duralongtemps.

Les larmes me couvraient la figure. Vers uneheure seulement, tout se tut dans la baraque, mais je ne dormaispas, j’étais trop misérable ; je pensais :

« Voilà !… depuis dix ans que tutravailles… Les autres partent… toi, tu restes ; tu payes lesdettes de la maison ; tu donnes jusqu’au dernier liard poursoutenir les vieux ; et parce que tu ne veux pas te marieravec cette fille, pour attraper son bien, parce que tu ne veux pasépouser la chénevière, tu n’es plus bon à rien ; tu n’es plusqu’un Nicolas, une bête, un gueux ! »

L’indignation me gagnait. Le petit Étiennedormait doucement près de moi. Je ne pouvais pas fermer l’œil. Àforce de tourner et de retourner ces choses dans ma tête, la sueurme couvrait le corps ; j’étouffais dans ce grenier, j’avaisbesoin d’air.

Finalement, sur les quatre heures, je me lèveet je descends. Le père ne dormait pas ; il medemanda :

– C’est toi, Michel ? Tusors ?

– Oui, mon père, je sors.

J’aurais bien voulu lui parler ; c’étaitle meilleur, le plus brave homme du monde, mais quoi luidire ? La mère ne dormait pas non plus ; ses yeuxbrillaient dans l’ombre ; elle ne disait rien, et jesortis.

Dehors, le brouillard montait de la vallée. Jepris le sentier des troupeaux, sous les roches. Le brouillardperçait mon sarrau, cela me rafraîchissait le sang. J’allais devantmoi. Ce que je pensais, Dieu le sait aujourd’hui ! Je voulaisquitter les Baraques, aller à Saverne, aux Quatre-Vents ; uncompagnon forgeron ne manque jamais d’ouvrage. L’idée d’abandonnerle père, Mathurine et le petit Étienne me crevait le cœur ;mais je savais que la mère n’oublierait jamais les beaux champs desLétumier, qu’elle me les jetterait à la tête jusqu’à la fin dessiècles. Tant d’idées vous traversent l’esprit, dans des momentspareils ! On n’y pense plus, on ne veut plus y penser, on lesoublie.

Tout ce qui me revient, c’est que vers cinqheures, après la rosée, un beau soleil se leva : le soleil duprintemps. La fraîcheur m’avait fait du bien ; je m’écriais enmoi-même :

« Michel, tu resteras… tu supporterastout ! Tu ne peux pas abandonner le père, non ! ni tonfrère Étienne, ni ta petite sœur. C’est ton devoir de les soutenir.Que la mère crie… tu resteras ! »

Et dans ces pensées, je remontais au village,à travers les petits vergers et les jardins qui bordent la côte. Jem’affermissais en moi-même. Le soleil devenait toujours pluschaud ; les oiseaux chantaient, tout était rouge, la roséetremblotait au bout des feuilles. Je voyais aussi la fumée blanchede notre forge monter lentement dans le ciel. Valentin étaitlevé.

Je pressais le pas. Et comme j’arrivais prèsdu village, tout à coup, de l’autre côté de la haie qui bordait lesentier, j’entendis piocher. Je regarde : Marguerite était là,derrière leur maison, qui piochait un coin de leur petit verger,pour y planter des pommes de terre. En me rappelant qu’elle étaitrevenue la veille au soir, si fatiguée, je fus bien étonné ;je m’arrêtai contre la haie à la regarder longtemps ; et plusje la regardais, plus j’avais de l’admiration pour elle.

Elle était là, tout affairée et courageuse, enpetite jupe et gros sabots, ne songeant à rien qu’à son ouvrage. Etje vis, pour la première fois, qu’elle avait les joues brunes etrondes, le front petit, avec de beaux cheveux bruns plantés prèsdes sourcils, et d’autres comme fin duvet autour des tempes, oùs’arrêtait la sueur. Elle ressemblait à son père ; ses jambeset ses bras étaient secs, ses petits reins solides ; elleserrait les lèvres, et son sabot poussait la bêche en faisantcraquer les racines. Le soleil qui perçait les grands pommiers enfleurs, s’étendait sur elle, avec l’ombre agitée des feuilles. Laterre fumait, tout brillait ; on sentait d’avance qu’il allaitfaire très chaud.

Après avoir longtemps regardé Marguerite, lesparoles de la mère me revinrent : « Il en aime uneautre. » Et je me dis : « C’est vrai, j’en aime uneautre !… Celle-ci n’a pas de champs, pas de prés, pas devaches ; mais elle a du courage, elle sera ma femme !Nous aurons tout le reste. Mais d’abord, je veux la gagner, et jela gagnerai par mon travail ! »

Et depuis ce moment, jamais mon idée n’achangé ; je respectais Marguerite encore plus qu’avant ;l’idée ne m’est pas venue une seule fois qu’elle pouvait être lafemme d’un autre.

Ayant donc pris en moi-même cette résolution,comme des gens descendaient le sentier pour aller travailler auxchamps, je partis de là tout à fait décidé, plein de courage etmême de contentement. J’entrai dans la rue. Valentin, les manchesde chemise retroussées sur ses longs bras maigres, la poitrine etle cou nus, m’attendait depuis un instant devant la forge.

– Quel beau temps ! Michel, semit-il à crier en me voyant venir, quel beau temps ! Ah sic’était dimanche, nous ferions un bon tour au bois.

– Oui, lui répondis-je en riant etdéfaisant mon sarrau ; mais c’est lundi, papa LaRamée. Qu’est-ce que nous allons faire ce matin ?

– Le vieux Rantzau est venu nous apporterhier soir deux douzaines de haches à rechausser pour leHarberg ; et puis la charrette de Christophe Besme a besoind’un moyeu.

– Bon, bon, lui dis-je, nous pouvonscommencer.

Jamais je ne m’étais senti plus de cœur autravail. Le fer était au feu. Valentin prit les pinces et le petitmarteau ; moi, le merlin, et nous voilà partis.

Toutes les fois que dans ma vie j’ai vuclairement ce que je voulais, et qu’au lieu de rêvasser et desuivre ma routine au jour le jour, j’ai décidé quelque chose dedifficile, qui demandait de l’attention et du courage, la bonnehumeur m’est revenue, j’ai chanté, j’ai sifflé, j’ai fait roulermon marteau comme un ancien. Le plus grand ennui, c’est de n’avoiraucune idée ; mais j’en avais alors une qui me plaisaitextraordinairement.

Il ne faut pourtant pas croire que c’étaitfacile de venir à bout de mon idée en 89, non ! Et ce matinmême, vers sept heures, au moment où Marguerite passait devant laforge avec son grand panier, pour aller vendre ses brochures,Valentin me rappela lui-même que ce n’était pas une petite affaire.Il ne se doutait de rien, et voilà pourquoi chacune de ses parolesvalait son pesant d’or.

– Regarde, Michel, me dit-il, en montrantla petite, qui gagnait déjà le haut des Baraques, n’est-ce pasterrible de voir une enfant de seize ans avec des charges pareillessur le dos ? Ça va par la pluie, la neige, le soleil ;c’est brave jusqu’au bout des ongles, ça ne recule jamais devant lapeine ; si ce n’étaient pas des hérétiques, ce seraient desmartyrs. Mais le diable les pousse à vendre leurs mauvais petitslivres, pour détruire notre sainte religion et l’ordre établi parle Seigneur en ce monde. Au lieu de mériter des récompenses, çamérite la corde.

– Oh ! Valentin, la corde ! luidis-je.

– Oui, la corde ! fit-il enallongeant le nez et serrant les lèvres, et même le bûcher, si l’onvoulait être juste. Est-ce à nous de les défendre, quand leur bonsens, leur honnêteté, leur courage tournent contre nous ?C’est comme les loups et les renards, plus ils montrent de finesse,plus on doit se dépêcher de les détruire ; s’ils étaient bêtescomme des moutons, ils ne seraient pas si dangereux ; aucontraire, on pourrait les tondre et même les conserver honnêtementà l’étable. Mais ces calvinistes n’écoutent rien, c’est unevéritable peste.

– Ce sont pourtant des créatures duSeigneur comme nous, Valentin !

– Des créatures du Seigneur, s’écria-t-ilen levant ses grands bras. Si c’étaient des créatures du Seigneur,les curés refuseraient-ils d’inscrire leurs actes de naissance, demariage et de décès ? Est-ce qu’on les enterrerait dans leschamps, loin de la terre sainte, comme des animaux ? Est-cequ’on les empêcherait de remplir une place, comme le dit Chauvellui-même ? Est-ce que tout le monde crierait contre eux ?Non, Michel ! Ça me fait de la peine, car, en dehors de leurcommerce, on ne peut rien leur reprocher ; mais maître Jean atort de laisser entrer ces gens-là chez lui. Ce Chauvel finiramal ; il en fait trop ! Nos Baraquins sont des ânes del’avoir nommé ; une fois l’ordre rétabli, je t’en préviens,les premiers qu’on empoignera, c’est Chauvel et sa fille, etpeut-être aussi maître Jean et nous tous, pour nous purifierquelques années dans les prisons. Moi, je ne l’aurai pas mérité,mais je reconnaîtrai tout de même la justice du roi. La justice estla justice… Nous l’aurons mérité… C’est triste !… Mais lajustice avant tout.

Il courbait son grand dos, en joignant lesmains d’un air de résignation, et puis il fermait les yeux toutpensif ; et moi je pensais :

« Peut-on être aussi borné ? Cequ’il dit est contraire au bon sens. »

Malgré cela, je voyais bien que tout le mondeserait contre moi si je demandais Marguerite en mariage, et que lesBaraquins seraient capables de vouloir me lapider. Mais toutm’était égal, et je m’étonnais moi-même de mon courage.

Le soir de ce jour, au moment de retournerdans notre baraque, je partis sans crainte, et résolu à toutentendre de la mère, sans répondre un mot. Comme j’approchais de lamaison, le père, tout pâle et craintif, vint à ma rencontre, en mefaisant signe d’entrer dans une ruelle profonde, entre les vergers,pour ne pas être vus. Je le suivis, et le pauvre homme me dit entremblant :

– Ta mère a bien crié hier, mon enfant…Ah ! c’est terrible !… Maintenant, qu’est-ce que tu vasfaire ?… Tu vas partir, n’est-ce pas ?…

Il me regardait, tout pâle ; je voyaisqu’il était dans la plus grande inquiétude, et je luirépondis :

– Non, mon père, non !… Commentpourrais-je vous abandonner, vous, le petit Étienne etMathurine !… Ça n’est pas possible !

Sa figure prit un air de bonheur ; onaurait dit qu’il revivait.

– Ah ! c’est bon, fit-il. Je savaisbien que tu resterais, Michel !… Oui, je suis bien content det’avoir parlé !… Elle n’a pas de raison… elle s’emporte trop.Ah ! j’ai bien souffert aussi dans ma vie… Mais c’est bien, turestes… c’est bien…

Il me tenait la main et je me sentais toutremué.

– Oui, lui dis-je, je resterai, monpère ; et si la mère crie… c’est ma mère, je l’écouterai sansrépondre.

Alors il fut rassuré.

– C’est bien, dit-il. Seulement, écoute,tu vas attendre ici quelques instants, je remonterai seul, car sita mère nous voyait ensemble, elle me ferait la vie dure ; tucomprends ?

– Oui, mon père, allez.

Aussitôt il sortit de la ruelle ; etquelques minutes après, je le suivis tranquillement et j’entraichez nous. La mère, au fond, près de l’âtre, filait, les dentsserrées. Elle pensait, sans doute, que j’allais lui dire quelquechose… annoncer mon départ ! Elle me suivait de ses yeuxbrillants et s’apprêtait à me maudire. La petite Mathurine etÉtienne, à ses pieds, tressaient une corbeille, sans oser lever lesyeux ; le père cassait du petit bois, en m’observant decôté ; mais je n’eus l’air de rien ; je dissimplement :

– Bonsoir, mon père ; bonsoir, mamère ; je suis las aujourd’hui, nous avons beaucoup travailléà la forge.

Et je montai l’échelle. Personne ne m’avaitrépondu. Je me couchai content de ce que j’avais fait, et cettenuit-là je dormis bien.

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