Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 1

 

Bien des gens ont raconté l’histoire de lagrande révolution du peuple et des bourgeois contre les nobles, en1789. C’étaient des savants, des hommes d’esprit, qui regardaientles choses d’en haut. Moi, je suis un vieux paysan et je parleraiseulement de nos affaires. Le principal, c’est de bien veiller àses propres affaires ; ce qu’on a vu soi-même, on le saitbien ; il faut en profiter.

Vous saurez donc qu’avant la Révolution,l’office et seigneurie de Phalsbourg avait cinq villages endépendant : Vilschberg, Mittelbronn, Lutzelbourg, Hultenhausenet Hâzelbourg, que les gens de la ville, ceux de Vilschberg et deHâzelbourg étaient de condition franche ; mais que ceux desautres villages, tant hommes que femmes, étaient serfs, et nepouvaient sortir de la seigneurie, ou autrement s’absenter, sans lapermission du prévôt.

Le prévôt rendait la justice à la maisoncommune ; il avait droit de juger les personnes et leschoses ; il portait l’épée et condamnait même à lapotence.

C’est sous la voûte de la mairie, où se trouvemaintenant le corps de garde, qu’on mettait les accusés à laquestion, lorsqu’ils ne voulaient pas avouer leurs crimes. Lesergent du prévôt et le bourreau leur faisaient tellement mal,qu’on les entendait crier jusque sur la place. Et puis on dressaitla potence un jour de marché, sous les vieux ormes, et le bourreaules pendait, en leur appuyant ses deux pieds sur les épaules.

Il fallait avoir le cœur bien endurci, pourpenser seulement à faire un mauvais coup en ce temps !

Et Phalsbourg avait un haut passage, ce quiveut dire que chaque chariot de marchandises, comme drap, laine, ouautres choses semblables, payait un florin à la barrière ;chaque voiture d’échalas, planches, douves et autres boischarpentés, 6 gros de Lorraine ; chaque voiture de meublesriches, comme velours, soie, drap fin, 30 gros ; un chevalchargé, 2 gros ; une hotte de marchandises, 1/2 gros ; lacharretée de poisson, 1/2 florin ; la charretée de beurre,d’œufs, de fromage, 6 gros ; chaque muid de sel, 6 gros ;chaque rezal de seigle ou de blé, 3 gros ; le rezal d’orge oud’avoine, 2 ; le cent de fer, 2 ; un bœuf ou une vache, 6pfénings ; un veau, porc ou brebis, 2 pfénings ; etc.

Ainsi les gens de Phalsbourg ou des environsne pouvaient manger, boire ou se vêtir, sans payer une somme rondeaux ducs de Lorraine.

Ensuite venait la gabelle, c’est-à-dire quetous les hôteliers, aubergistes et taverniers demeurant àPhalsbourg, ou dans les villages en dépendant, étaient tenus depayer à Son Altesse six pots de vin ou bière, pour chaque mesureencavée ou vendue. Ensuite se touchaient pour Son Altesse les lodset ventes, savoir : à la vente des maisons ou héritages, 5florins pour 100. Ensuite le mesurage des grains, ce qui signifiaitque tous les grains : blé, seigle, orge, avoine, vendus à lahalle, devaient un sou par rezal à Son Altesse.

Ensuite se payait l’étalage des foires. On encomptait trois par an : la première, à la Saint-Mathias ;la seconde, à la Saint-Modesty ; la troisième, à laSaint-Gall. Deux sergents visiteurs taxaient les places à tant,pour le bénéfice de Son Altesse.

Ensuite venaient les poids de la ville :pour le cent de laine, farine ou autres marchandises, un sou ;puis les amendes, qui se plaidaient par-devant le prévôt, mais queles conseillers de Son Altesse jugeaient et taxaient à sonprofit ; puis le droit de glandage et passon ; les droitsd’affouage, les droits de foulon et battant ; la grosse dîme,pour les deux tiers à Son Altesse, et pour l’autre tiers àl’Église ; la petite dîme, en blé, pour l’Église seule, maisdont Son Altesse finit par lui retirer la connaissance, parcequ’elle s’aimait encore mieux que l’Église.

Et maintenant, si l’on veut savoir commenttant de braves gens se trouvaient ainsi sous la coupe de SonAltesse, de ses prévôts, baillis, sénéchaux et conseillers, il fautse rappeler qu’environ deux cents ans avant cette grande misère, unnommé Georges-Jean, comte Palatin, duc de Bavière et comte deWeldentz, qui possédait dans notre pays des forêts immenses par lagrâce des empereurs d’Allemagne, mais qui ne pouvait en tirer uncentime, faute de gens pour les habiter, faute de chemins pourtransporter les bois, et faute de rivières entretenues pour lesflotter, s’était mis à publier en Alsace, en Lorraine et dans lePalatinat : « que tous ceux qui se sentaient du courageau travail n’avaient qu’à se rendre dans ces bois ; qu’il leurfournirait des terres, et qu’ils vivraient comme coqs enpâte ; – que lui, Jean de Weldentz, faisait cela pour lagloire de Dieu ! Que Phalsbourg étant un grand chemin entre laFrance, la Lorraine, le Vestrich et l’Alsace, les artisans etcommerçants, charrons, maréchaux, tonneliers, cordonniers, ytrouveraient un grand débit de leurs marchandises ; commeaussi les serruriers, armuriers, tapissiers, cabaretiers et autresgens industrieux ; – et que l’honneur de Dieu devant commencertoute grande entreprise, ceux qui se rendraient dans sa ville dePhalsbourg seraient exempts de servitudes ; qu’ils pourraientbâtir, et qu’ils auraient le bois gratis ! Qu’on leurélèverait une église, pour y prêcher la pureté, la simplicité, labonne foi ; qu’on leur construirait une école, pour enseigneraux enfants la vraie religion, attendu que l’esprit de la jeunesseest un jardin excellent, où l’on sème des plantes délicieuses, dontl’odeur s’élève jusqu’à Dieu ! »

Il promit encore mille autres avantages,exceptions et satisfactions, dont la nouvelle se répandit par toutel’Allemagne, de sorte qu’une foule de gens accoururent pour jouirde ces bienfaits. Ils bâtirent, ils défrichèrent, ils cultivèrent,et mirent les bois de Georges-Jean en valeur ; ce qui nerapportait rien valut quelque chose !

Alors ledit Georges-Jean, comte de Weldentz,vendit terres, bêtes et habitants au duc de Lorraine Charles III,pour la somme de quatre cent mille florins, en l’honneur de labonne foi, de la justice et de la gloire de Dieu.

Le plus grand nombre des habitants étaientluthériens, Georges-Jean ayant annoncé que la foi pure, claire,simple, selon saint Paul, serait prêchée à Phalsbourg, en vertu dela Confession d’Augsbourg ; mais quand il eut empoché lesquatre cent mille florins, ses promesses ne l’empêchèrent pas debien dormir ; et le successeur de Charles III, qui n’avaitrien promis, envoya son cher et féal conseiller d’Estat, DidierDattel, exhorter charitablement ses bourgeois de Phalsbourg àembrasser la foi catholique ; et, dans le cas où quelques-unsvoudraient persévérer dans l’erreur, leur faire commandement devider les lieux, à peine d’expulsion et confiscation de leursbiens.

Les uns se laissèrent convertir ; et lesautres, hommes, femmes, enfants, s’en allèrent, emportant quelquesvieux meubles sur leurs charrettes.

Tout étant alors en ordre, les ducsemployèrent « leurs chers et biens-aimés habitants dePhalsbourg à relever et rhabiller les remparts, à bâtir les deuxportes d’Allemagne et de France en pierres de taille etroches ; à creuser les fossés, édifier la maison commune, poury tenir les sièges de justice ; l’église, pour y catéchiserles fidèles ; et la maison du sieur curé, joignant laditeneuve église, pour veiller sur son troupeau ; enfin la halle,pour taxer et recevoir les impositions ». Après quoi, lesofficiers de Son Altesse établirent les droits, charges, redevanceset corvées qui leur plurent ; et les pauvres genstravaillèrent de père en fils depuis 1583 jusqu’en 1789, au profitdes ducs de Lorraine et des rois de France, pour avoir écouté lespromesses de Georges-Jean de Weldentz, lequel n’était qu’unvéritable filou, comme on en trouve tant dans ce monde.

Les ducs établirent aussi par lettres patentesplusieurs corporations à Phalsbourg ; c’étaient des espècesd’associations entre gens du même métier, en vue d’empêcher tousautres de travailler de leur état, et conséquemment de pouvoirdépouiller le public entre eux, sans encombre.

L’apprentissage était de trois, quatre et mêmecinq ans ; on payait grassement le maître pour être admis aumétier ; et puis, après avoir fait son chef-d’œuvre et reçu sapatente, on traitait le prochain comme on avait été traitésoi-même.

Il ne faut pas se représenter la ville tellequ’on la voit aujourd’hui. Sans doute les alignements et lesédifices en pierres de taille n’ont pas changé, mais pas une maisonn’était peinte ; toutes étaient couleur de crépi, toutesavaient les portes et fenêtres petites et cintrées ; et sousces petites voûtes, derrière les vitraux de plomb, on voyait letailleur, les jambes croisées sur son établi, découper le drap outirer l’aiguille ; le tisserand, à son métier, lancer lanavette dans l’ombre.

Les soldats de la garnison, avec leurs grandschapeaux à cornes, leurs habits blancs, râpés, tombant jusque surles talons, étaient les plus misérables de tous : ils nemangeaient qu’une fois par jour. Les taverniers et les gargotiersmendiaient, de porte en porte, les rogatons des ménages pour cespauvres diables. Cela se passait encore ainsi quelques années avantla Révolution.

Les gens étaient hâves, minables ; unerobe passait en héritage de la grand-mère à la petite-fille, et lessouliers du grand-père au petit-fils.

Dans les rues, pas de pavés, la nuit, pas unréverbère, aux toits, pas de chéneaux ; les petites vitreséborgnées, fermées depuis vingt ans avec un morceau de papier. Aumilieu de cette grande misère, le prévôt qui passe en toque noire,et monte l’escalier de la mairie, les jeunes officiers nobles, quise promènent en petit tricorne, habit blanc, l’épée en travers dudos ; les capucins avec leurs longues barbes sales, leursrobes de bure, sans chemise, et le nez rouge, qui s’en vont partroupes au couvent, où se trouve aujourd’hui le collège… Tout cela,je l’ai présent à l’esprit, comme si c’était hier, et je crie enmoi-même : – « Quel bonheur, pour nous autres malheureux,que la Révolution soit venue, et principalement pour nouspaysans ! » Car si la misère était grande en ville, cellede la campagne dépassait tout ce qu’on peut se figurer. D’abord lespaysans supportaient les mêmes charges que les bourgeois ;ensuite ils en avaient une quantité d’autres. Dans chaque villagede Lorraine, il existait une ferme du seigneur ou du couvent ;toutes les bonnes terres appartenaient à cette ferme ; lesplus mauvaises seules restaient aux pauvres gens.

Et les malheureux paysans ne pouvaient pasmême planter ce qu’ils voulaient dans leurs terres ; les présdevaient rester en prés, les terres de labour, en labour. Si lepaysan changeait son champ en pré, il privait le curé de sadîme ; s’il mettait son pré en champ, il diminuait lesterrains de parcours ; s’il semait du trèfle dans lesjachères, il ne pouvait défendre au troupeau du seigneur ou ducouvent d’y venir pâturer. Ses terres étaient grevées d’arbresfruitiers, qui se louaient tous les ans au profit du seigneur ou del’abbaye ; il ne pouvait pas détruire ces arbres, et même ilétait tenu de les remplacer dans l’année, quand ils périssaient.L’ombre de ces arbres, le dommage causé pour la récolte des fruits,l’empêchement de labourer, à cause de la souche et des racines, luicausaient une grande perte.

Et puis les seigneurs avaient le droit dechasser, de traverser les moissons, de ravager les récoltes danstoutes les saisons ; et le paysan qui tuait une seule pièce degibier, même sur son propre champ, risquait les galères.

Le seigneur et l’abbaye avaient aussi le droitde troupeau à part ce qui signifiait que leur bétail allait à lapâture une heure avant celui du village. Le bétail du paysann’avait donc que le reste et dépérissait.

La ferme du seigneur ou de l’abbaye avait deplus le droit de colombier ; ses pigeons innombrablescouvraient les champs. Il fallait semer double chanvre, doublepois, double vesce pour espérer une récolte.

Après cela, chaque père de famille devait auseigneur, dans le cours de l’an, quinze bichets d’avoine, dixpoulets, vingt-quatre œufs. Il lui devait pour son compte troisjournées de travail, trois pour chacun de ses fils ou domestiques,et trois par cheval ou chariot. Il lui devait de faucher sa prairieautour du château, de faner son foin et de le charroyer à sa grangeau premier son de la cloche, à peine de cinq gros d’amende pourchaque défaillance. Il lui devait aussi le transport des pierres etdu bois nécessaires aux réparations de la ferme ou du château. Leseigneur le nourrissait d’un croustillon de pain et d’une goussed’ail par journée de travail.

Voilà ce qu’on appelait la corvée.

Si je parlais encore du four banal, du moulinbanal, du pressoir banal, où tout le village était forcé d’allercuire, moudre ou presser, moyennant une redevance, bienentendu ; si je parlais du bourreau, lequel avait droit à lapeau de toute bête morte ; et enfin de la dîme, ce qu’on peutse figurer de pire, puisqu’il fallait donner aux curés la onzièmegerbe, alors qu’on nourrissait déjà tant de religieux, moines,chanoines, carmes, capucins et mendiants de tous les ordres ;si je parlais de toutes ces charges, et de mille autres écrasantles populations des campagnes, cela ne finirait pas !

On aurait cru que les seigneurs et lescouvents avaient entrepris d’exterminer les malheureux paysans, etqu’ils cherchaient tous les moyens d’y parvenir.

Eh bien, la mesure n’était pas encorepleine !

Tant que notre pays était resté sous ladomination des ducs, les droits de Son Altesse, ceux des seigneurs,abbayes, prieurés, couvents d’hommes et de femmes, suffisaient déjàpour nous accabler ; mais après la mort de Stanislas et laréunion de la Lorraine à la France, il fallut ajouter : lataille du roi, – c’est-à-dire que le père de famille devait douzesous par tête d’enfant et autant par domestique ; – lasubvention du roi : tant pour les meubles ; – levingtième du roi, ce qui signifiait le vingtième du produit net dela terre ; mais de la terre du paysan seul, car le seigneur etle clergé ne payaient pas le vingtième ; – puis la ferme surle sel, sur le tabac, dont le seigneur et les religieux étaientaussi exempts ; et la gabelle du roi, ou droits réunis.

Encore si les princes, les seigneurs, lescouvents d’hommes et de femmes, – qui gardaient les meilleuresterres depuis des siècles, en forçant les malheureux paysans delabourer, de semer, de récolter pour eux, et de leur payer en outredes droits, redevances et impositions de toute sorte ! – s’ilsavaient employé leurs richesses à tracer des routes, à creuser descanaux, à dessécher les marais, à bonifier le sol par des engrais,à bâtir des écoles et des hôpitaux, ce n’aurait été quedemi-mal ; mais ils ne songeaient qu’à leurs plaisirs, à leurorgueil, à leur avarice. Et quand on voyait un cardinal Louis deRohan, un prince de l’Église, comme on disait, vivre dans ladébauche à Saverne, se moquer des honnêtes gens, faire battre parses laquais les paysans sur la route, devant sa voiture ; –quand on voyait à Neuviller, à Bouxviller, à Hildeshausen, lesseigneurs élever des faisanderies, des orangeries, des serreschaudes, faire des jardins d’une demi-lieue, pleins de vases enmarbre, de statues et de jets d’eau, pour ressembler au roi deVersailles ; sans parler des femmes perdues, couvertes desoie, qu’ils trimballaient à travers le peuple misérable ; –quand on voyait ces files de carmes déchaussés, de cordeliers, decapucins, mendier et se goberger depuis le premier jour de l’anjusqu’à la Saint-Sylvestre ; – quand on voyait les baillis,les prévôts, les sénéchaux, les garde-notes et justiciers de toutesorte, ne s’inquiéter que de leurs épices, et vivre sur lesinscriptions et amendes ; – quand on voyait mille chosespareilles, c’était bien triste !… d’autant plus triste, queles fils des paysans seuls soutenaient tout cela contre leursparents, contre leurs amis et contre eux-mêmes.

Une fois dans un régiment, ces fils de paysansoubliaient les misères du village ; ils oubliaient leur mèreet leurs sœurs ; ils ne connaissaient plus que leursofficiers, leur colonel : des nobles qui les avaient achetés,et pour lesquels ils auraient massacré le pays, en disant quec’était l’honneur du drapeau. Pourtant, aucun d’eux ne pouvaitdevenir officier : – les vilains n’étaient pas dignes deporter l’épaulette ! – mais après s’être fait estropier dansune bataille, ils avaient la permission d’aller mendier ! Lesfinauds, postés dans quelque taverne, tâchaient de racoler desconscrits et de garder les primes ; les plus hardis arrêtaientsur les grandes routes. Il fallait envoyer les gendarmes, et mêmequelquefois une ou deux compagnies contre eux. J’en ai bien vupendre une douzaine à Phalsbourg, presque tous de vieux soldats,licenciés après la guerre de Sept-Ans. Ils avaient perdu l’habitudedu travail, ils ne recevaient pas un liard de pension, et furenttous pris à Vilschberg, en revenant d’arrêter une patache sur lacôte de Saverne.

Chacun se représente maintenant l’ancienrégime : – les nobles et les religieux avaient tout, le peuplen’avait rien.

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