Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 2

 

Ces choses sont bien changées, grâce à Dieu ! Les paysansont pris leur bonne part des biens de la terre, et moi,naturellement, je ne suis pas resté le dernier. Tous ceux du paysconnaissent la ferme du père Michel, ses prairies du Valtin, sesbelles vaches suisses, couleur café au lait, qui se promènent auhaut des sapinières de la Bonne-Fontaine, et ses douze grands bœufsde labour.

Je ne puis pas me plaindre : j’ai mon petit-fils Jacques àl’École polytechnique de Paris, dans les premiers ; j’ai mapetite-fille Christine mariée avec l’inspecteur des forêts Martin,un homme rempli de bon sens ; mon autre petite-fille Julietteest mariée avec le commandant du génie Forbin ; et le dernier,Michel, celui que j’aime pour ainsi dire le plus, parce qu’il estle dernier, veut être médecin. Il s’est déjà fait recevoirbachelier l’année dernière, à Nancy ; pourvu qu’il travaille,tout ira bien.

Tout cela, je le dois à la Révolution ! Avant 89, jen’aurais rien eu ; j’aurais travaillé toute ma vie, pour leseigneur et le couvent. Aussi, quand je suis dans mon vieuxfauteuil, au milieu de la grande salle, et que la vieille faïencereluit au-dessus de la porte, sur l’étagère, à la lueur dufoyer ; quand la grand-mère et les poussins vont et viennentautour de moi, que mon vieux chien, étendu tout du long près del’âtre, me regarde durant des heures, le museau entre lespattes ; que je vois dehors à travers les vitres, mes pommiersblancs, mon vieux rucher ; et que j’entends dans la grandecour mes garçons de ferme qui chantent, qui rient avec lesfilles ; ou bien les charrues qui partent, les voitures defoin qui rentrent, les fouets qui claquent, les chevaux quihennissent ; quand je suis là, pensif, et que je me représentela misérable baraque où vivaient mes pauvres père et mère, mesfrères et sœurs, en 1780 : les quatre murs nus et décrépis,les lucarnes bouchées avec de la paille, le chaume affaissé par lapluie, la neige fondue et le vent ; cette espèce de tanièrenoire, vermoulue, où nous étouffions dans la fumée, où le froid etla faim nous faisaient grelotter, quand je songe à ces bravesgens : à ce bon père, à cette mère courageuse, travaillantsans relâche pour nous donner un peu de fèves à manger, et que jeles vois couverts de guenilles, l’air désolé, minables !… jefrémis en moi-même ; et si je suis seul, je baisse la tête etje pleure.

Mon indignation contre ceux qui nous ont fait supporter cetteexistence, pour nous tirer jusqu’au dernier liard, ne s’éteindrajamais ; mes quatre-vingt-cinq ans n’y font rien ; aucontraire, plus je vieillis, plus elle augmente. Et dire que desfils du peuple, des Gros-Jacques, des Gros-Jean, des Guillotécrivent dans leurs gazettes que la Révolution a tout perdu ;que nous étions bien plus honnêtes, bien plus heureux avant 89. –Canailles ! Chaque fois qu’une de ces gazettes me tombe entreles mains, j’en tremble de colère. Michel a beau me dire :

– Mais, grand-père, pourquoi donc te fâcher ? Cesgens-là sont payés pour tromper le peuple, pour le ramener dans labêtise ; c’est leur état, c’est le gagne-pain de ces pauvresdiables !…

Je réponds :

– Non !… Nous en avons fusillé par douzaines, de 92 à99, qui valaient mille fois mieux que ceux-ci, c’étaient desnobles, des soldats de Condé, ils défendaient leur cause !Mais trahir père, mère, enfants, patrie, pour se remplir la panse,c’est trop fort !

Si je lisais souvent de ces mauvaises gazettes, j’en attraperaisun coup de sang. Heureusement ma femme les ôte, lorsqu’il en entrepar hasard à la ferme. C’est comme la peste, il en entre partout,on n’a pas besoin de les demander.

J’ai donc résolu d’écrire cette histoire, – l’Histoire d’unPaysan, – pour détruire ce venin, et montrer aux gens ce quenous avons souffert. J’y songe depuis longtemps. Ma femme a mis decôté toutes nos anciennes lettres. Cet ouvrage va me coûterbeaucoup de peine ; mais on ne doit pas s’épargner la peine,quand on veut faire le bien, et puis c’est un véritable plaisird’ennuyer ceux qui nous ennuient ; rien que pour cela, jepasserais des années devant mon secrétaire, mes besicles sur lenez.

Ça me distraira ; ça me fera du bien de penser que nousavons chassé les gueux. Je n’aurai pas besoin de me presser, tantôtune chose me reviendra, tantôt une autre, et j’écrirai tout enordre, car sans ordre rien ne marche.

Maintenant, je commence.

Ce n’est pas à moi que l’on peut faire croire que les paysansétaient heureux avant la Révolution, j’ai vu le bon temps,comme ils disent, j’ai vu nos anciens villages : j’ai vu lefour banal, où l’on ne cuisait de la galette qu’une fois l’an, etle pressoir banal, où l’on n’allait qu’à la corvée, pour leseigneur ou l’abbaye, j’ai vu les vilains : maigres,décharnés, sans sabots et sans chemises, avec une simple blouse etdes pantalons de toile, été comme hiver ; leurs femmestellement hâlées, tellement sales et déguenillées, qu’on les auraitprises pour des espèces de bêtes ; leurs enfants qui setraînaient tout nus devant les portes, un petit morceau de lingesur les cuisses. Ah ! les seigneurs eux-mêmes n’ont pus’empêcher d’écrire dans leurs livres : « que les pauvresanimaux, courbés sur la terre, sous la pluie et le soleil, pourgagner le pain de tout le monde, méritaient pourtant d’en manger unpeu ! » Ils écrivaient cela dans un bon moment, et puisils n’y pensaient plus.

Ces choses ne s’oublient jamais : voilà Mittelbronn,Hultenhausen, les Baraques, voilà tout le pays ! Et lesvieilles gens parlaient d’un état encore pire ; ils parlaientde la grande guerre des Suédois, des Français et des Lorrains, oùl’on pendait les paysans à tous les arbres, par grappes ; ilsparlaient de la grande peste arrivée plus tard, pour achever laruine du monde, de sorte qu’on pouvait faire des lieues sansrencontrer une âme ; ils criaient, en levant les mains :« Seigneur Dieu, préservez-nous de la peste, de la guerre etde la famine ! » Mais la famine, on l’avait tous les ans.Comment avec seize chapitres, vingt-huit abbayes, trente-sixprieurés, quarante-sept couvents d’hommes, dix-neuf couvents defemmes, dans un seul diocèse, et nombre de seigneuries, commentrecueillir assez de fèves, de pois, de lentilles, pourl’hiver ? On ne plantait pas encore de pommes de terre, et lesmalheureux n’avaient pas d’autres ressources que les légumes secs.Comment réunir assez de provisions ?

Aucun journalier n’en venait à bout.

Après les corvées de la charrue, des semailles, du sarclage, dela fauchée, du fanage, du voiturage, – et, dans les pays vignobles,encore celles des vendanges, – enfin, après toute cette masse decorvées, où le bon temps se passait à faire les récoltes duseigneur ou de l’abbaye, que pouvait-on faire pour soi-même et sesenfants ? Rien !

Aussi, la morte saison venue, les trois quarts des villagesallaient mendier.

Les capucins de Phalsbourg réclamaient ; ils criaient quesi tout le monde se mêlait de leur état, ils quitteraient le pays,et que ce serait une grande perte pour la religion. Alors,M. le prévôt Schneider et le gouverneur de la ville,M. le marquis de Talaru défendaient de mendier ; lessergents de la maréchaussée, et même des détachements des régimentsde Rouergue, de Schénau, de la Fare, selon les temps, prêtaientmain forte aux capucins. On risquait les galères, mais il fallaitvivre : on partait tout de même, par bandes, chercher sanourriture.

Ah ! la misère, voilà ce qui rabaisse les hommes. Je dis lamisère et le mauvais exemple. En rencontrant sur les quatre cheminsdes capucins, des cordeliers, des carmes déchaussés, – desgaillards de six pieds, bâtis comme des bœufs, et capablesd’enlever des pelletées de terre à remplir une brouette, – en lesvoyant défiler chaque jour, avec leur grande barbe et leurs braspoilus, tendre la main sans honte et faire leur grimace pour deuxliards, comment les pauvres se seraient-ils respectés ?

Malheureusement il ne suffit pas de mendier, même lorsqu’on afaim, pour avoir du pain ; il faut encore que les autres enaient, et qu’ils veuillent vous en donner, et c’était la mode dedire alors :

« Chacun pour soi, Dieu pour tous ! »

Presque toujours, vers la fin de l’hiver, le bruit se répandaitqu’une bande attaquait les voitures, soit en Alsace, soit enLorraine. Les troupes se mettaient en route, et l’affaire finissaitpar une grande pendaison.

Figurez-vous maintenant, dans ce temps, un pauvre vannier avecsa femme et six enfants, sans un liard, sans un pouce de terre,sans une chèvre, sans une poule ; enfin, sans autre ressourceque son travail pour vivre. Et pas d’espoir ni pour lui, ni pourses enfants, d’obtenir un meilleur sort ! parce que c’étaitl’ordre, parce que les uns venaient au monde nobles, et devaienttout avoir, et que les autres naissaient vilains, et devaientrester misérables dans tous les siècles.

Qu’on se figure cet état : les grands jours de jeûne, lesnuits d’hiver, sans feu ni couverture ; la peur descollecteurs, des sergents, des gardes forestiers, desgarnissaires !… Eh bien ! malgré tout, au printemps,quand le soleil revenait après un long hiver, qu’il entrait dans lapauvre baraque, qu’il éclairait les toiles d’araignée entre lespoutres, le petit âtre dans le coin à gauche, le pied de l’échelleà droite, l’aire battue de notre hutte, et que la chaleur, la bonnechaleur, nous réchauffait ; que le grillon se remettait àchanter, les bois à reverdir, malgré tout, nous étions heureux devivre, de nous étendre devant la porte, – nos petits pieds nus dansles mains, – de rire, de siffler, de regarder le ciel, et de nousrouler dans la poussière.

Et quand nous voyions le père sortir du bois, son grand fagot degenêts verts ou de brindilles de bouleaux sur l’épaule, le manchede la cognée dessous, les cheveux pendant sur la figure, et qu’ilse mettait à sourire, en nous découvrant de loin, tous nouscourions à sa rencontre. Alors il dressait le fagot une minute,pour embrasser les plus petits ; sa figure, ses yeux bleus,son nez un peu fendu par le bout, ses grosses lèvress’éclairaient ; il paraissait bien heureux.

Qu’il était bon !… qu’il nous aimait !… Et la mère,donc, la pauvre femme, déjà grise et ridée à quarante ans, etpourtant toujours courageuse, toujours aux champs à piocher laterre des autres, toujours le soir à filer le chanvre et le lin desautres, pour nourrir la couvée, payer les tailles, les impositions,les redevances de toute sorte ! Quel courage et quelle misèrede travailler toujours, sans autre espoir que les récompenses de lavie éternelle !

Et ce n’était pas tout, les pauvres gens avaient encore uneautre plaie, la pire de toutes les plaies du paysan : ilsdevaient !

Je me rappelle que tout enfant, j’entendais déjà le père dire,lorsqu’il revenait de vendre quelques paniers ou quelques douzainesde balais en ville :

– Voici le sel, voici des fèves ou du riz, mais je n’aiplus un liard. Mon Dieu ! mon Dieu ! j’avais pourtantespéré qu’il me resterait quelques sous pourM. Robin !

Ce Robin était le plus riche coquin de Mittelbronn, un groshomme avec une large barbe grisonnante, un bonnet en peau deloutre, lié sous le menton, le nez gros, le teint jaune, les yeuxronds, une espèce de sac sur le dos, en forme de casaquin. Ilallait à pied, avec des guêtres de toile montant jusqu’aux genoux,un grand panier au bras, et un chien-loup sur ses talons. Cet hommecourait le pays pour toucher ses intérêts, car il prêtait à tout lemonde, par trois livres, par six livres, par un ou deux louis. Ilentrait dans les maisons, et si l’argent n’était pas prêt, ilempochait, en attendant, ce qu’on avait : une demi-douzained’œufs, un quart de beurre, une fiole de kirsch ou du fromage,enfin ce qu’on avait. Cela lui faisait prendre patience. On aimaitmieux se laisser dépouiller, que de recevoir la visite del’huissier.

Combien de malheureux sont encore aujourd’hui dévorés par desbrigands pareils ! combien travaillent pour une misérabledette, et se consument sans jamais voir la fin de leurspeines !

Chez nous, Robin ne trouvait rien à prendre, seulement iltoquait à la vitre et criait :

– Jean-Pierre ?

Aussitôt le père tremblant courait dehors et demandait, lebonnet à la main :

– Monsieur Robin ?

– Ah ! te voilà… J’ai deux corvées à faire sur lechemin de Hérange ou de Lixheim ; tu viendras ?

– Oui, monsieur Robin, oui !

– Demain, sans faute ?

– Oui, monsieur Robin.

Et l’autre partait. Mon père rentrait tout pâle ; ils’asseyait au coin de l’âtre et se remettait à tresser sans riendire, la tête basse, les lèvres serrées. Le lendemain, il nemanquait pas d’aller faire les corvées de M. Robin, et ma mèrecriait :

– Ah ! gueuse de chèvre !… ah ! gueuse dechèvre !… Nous l’avons déjà payée plus de dix fois ; elleest crevée… mais elle nous fera tous périr !… Ah ! quellemauvaise idée nous avons eue d’acheter cette vieille bique !Ah ! malheur !…

Elle levait les mains et se désolait.

Le père était déjà depuis longtemps en route, la pioche surl’épaule. Mais ce jour-là, le pauvre homme ne rapportait rien à lamaison ; il avait payé sa rente pour un ou deux mois. Cela nedurait jamais longtemps ; quand on redevenait tranquille, unbeau matin Robin toquait à la vitre !

On parle quelquefois de maladies qui vous rongent le cœur, quivous dessèchent le sang ; mais la vraie maladie des pauvres,la voilà ! Ce sont ces usuriers, ces gens qui se donnentencore l’air de vous aider, et qui vivent sur vous, jusqu’à ce quevous soyez sous terre. Alors ils tâchent encore de se rattraper surla veuve et les enfants.

Ce que mes parents ont souffert à cause de ce Robin n’est pas àdire, ils ne dormaient plus, ils n’avaient plus une minute derepos, ils vieillissaient de chagrin ; et leur seuleconsolation était de penser que si l’un de nous gagnait à lamilice, ils pourraient le vendre et payer la dette.

Nous étions quatre garçons et deux filles : Nicolas,Lisbeth, moi, Claude, Mathurine et le petit Étienne, un pauvre êtrecontrefait, pâle, chétif, que les gens des Baraques appelaient« le petit canard » parce qu’il marchait en se balançantsur ses pauvres jambes estropiées. Tous les autres se portaientbien.

La mère disait souvent en nous regardant, Nicolas, Claude etmoi :

– Ne te chagrine pas tant, Jean-Pierre ; sur trois, ilfaudra bien qu’un gagne à la milice. Alors, gare à Robin !Aussitôt payé, je lui fends la tête avec la hachette.

Il faut être bien malheureux, pour avoir des idées pareilles. Lepère ne répondait rien, et nous autres nous trouvions tout natureld’être vendus ; nous croyions appartenir à nos père et mère,comme une espèce de bétail. La grande misère vous empêche de voirles choses comme elles sont ; avant la Révolution, excepté lesnobles et les bourgeois, tous les pères de famille regardaientleurs enfants comme leur bien ; c’est ce qu’on trouve sibeau ; c’est ce qui fait dire que le respect des père et mèreétait plus grand !

Par bonheur notre père avait trop bon cœur pour pouvoir tirerprofit de nous ; et souvent le pauvre homme pleurait,lorsqu’au milieu de la grande disette, en hiver, il était forcé denous envoyer mendier, comme tout le monde. Il ne voulait jamaislaisser sortir dans la neige le petit Étienne. Moi, je n’allai pasmendier longtemps non plus ; c’est à peine si je me rappelleêtre sorti sur la route de Mittelbronn et des Quatre-Vents, deux outrois fois, et bien jeune, car à huit ans, mon parrain Jean Leroux,aubergiste et forgeron à l’autre bout du village, m’avait déjà prispour garder son bétail, et je ne retournais plus dans notre baraqueque le soir, pour dormir.

Ces choses sont loin de nous, et pourtant l’auberge desTrois-Pigeonsest toujours devant mes yeux, avec sonenseigne, au haut de la côte ; je vois Phalsbourg au bout duchemin, comme peint en gris sur le ciel ; devant l’auberge, lapetite forge noire ; et derrière, le verger en pente douce,son grand chêne et sa petite source vive au milieu. L’eau de lasource écumait par-dessus de grosses pierres arrangées, et serépandait dans le gazon touffu ; le chêne la couvrait de sonombre. Tout autour de ce chêne, les soldats du régiment de Boccart,en 1778, avaient fait un banc, et des tonnelles de lierre et dechèvre-feuille, par ordre du major Bachmann ; et, depuis, lesofficiers de tous les régiments venaient s’amuser en cet endroit,qu’on appelait le Tivoli. Les dames et les demoiselles des échevinset des syndics voulaient toutes boire de l’eau du Tivoli lesdimanches, et danser sous le chêne.

C’est là que le grand chevalier d’Ozé, du régiment de Brie, auhaut de la source, levait sa bouteille pleine d’eau, en parlantlatin, les yeux en l’air. Les dames, assises dans l’herbe, avecleurs belles robes à grands ramages, leurs petits souliers de satinà boucles d’acier, et leurs chapeaux ronds, tout couverts decoquelicots et de marguerites, l’écoutaient et se renversaient dejoie, sans rien comprendre. Et quand le quartier-maître de Vénier,avec un tout petit violon, se mettait à jouer des menuets, en sebalançant, les chevaliers de Signeville, de Saint-Féral, deContréglise, toutes ces espèces de fous, leur petit tricorne surl’oreille, se levaient en tendant la jambe, et présentaient la mainaux dames, qui se dépêchaient de rabattre leurs robes bouffantes etde se placer.

Alors on dansait gravement, noblement. Les domestiques, tous devieux soldats, montaient à l’auberge chercher des paniers de vin,des pâtés et des confitures, qu’une bourrique avait apportés de laville.

Les pauvres gens des Baraques, dans la rue pleine de poussière,le nez contre les palissades du verger, regardaient ce beau monde,principalement lorsque les bouchons sautaient et qu’on ouvrait lespâtés. Chacun se souhaitait d’être à leur place, seulement un petitquart d’heure.

Enfin, la nuit venue, MM. les officiers offraient le brasaux dames, et la noble compagnie retournait lentement àPhalsbourg.

Bien des régiments ont passé au Tivoli de maître Jean, jusqu’en91 : – ceux de Castella, de Rouergue, de Schénau, de la Fare,de Royal-Auvergne. MM. Les syndics, les échevins, lesconseillers y venaient aussi, leurs grosses perruques bienpoudrées, le large habit noir tout blanc de farine sur ledos ; ils menaient joyeuse vie !… Et maintenant, de tousceux qui dansaient ou regardaient, je suis sans doute le seul quireste ; si je ne parlais pas d’eux, on y penserait autantqu’aux feuilles d’automne de 1778.

Une fois chez le parrain, je n’étais plus à plaindre ;j’avais ma paire de souliers tous les ans et la nourriture. Combiend’autres auraient été heureux d’en avoir autant ! Et je lesavais, je ne négligeais rien pour contenter maître Jean,Mme Catherine, sa femme, et jusqu’au compagnon Valentin,jusqu’à la servante Nicole. Je me tenais bien avec tout le monde.Je courais quand on m’appelait, soit pour tirer le soufflet à laforge, soit pour grimper au fenil, jeter le foin aux bêtes ;je n’aurais pas même voulu mécontenter le chat de la maison ;car d’être assis au bout d’une bonne table, en face d’une bonnesoupe à la farine, d’un plat de choux, garni de lard les dimanches,de manger du bon pain de seigle autant qu’on veut ; ou d’avoirle nez dans une écuelle de fèves, avec un peu de sel, que la mèreépargne, et de compter ses cuillerées, cela fait une grandedifférence.

Quand on est bien, il faut s’y tenir. Aussi tous les matins, àquatre heures en été, à cinq en hiver, lorsque les gens del’auberge dormaient encore, et que les bêtes ruminaient à l’écurie,j’arrivais déjà devant la porte, où je donnais deux petits coups.Aussitôt la servante s’éveillait, elle se levait et m’ouvrait dansla nuit. J’allais remuer les cendres à la cuisine, pour trouver unebraise, et j’allumais la lanterne. Ensuite, pendant que Nicoles’occupait de traire les vaches, moi je courais au grenier chercherle foin et l’avoine, et je donnais leur picotin aux chevaux desrouliers et des marchands de grains, qui couchaient à l’auberge laveille des marchés. Ils descendaient, ils regardaient et trouvaienttout en ordre. Après cela, je les aidais encore à tirer lescharrettes du hangar, à passer la bride, à serrer les boucles. Etpuis, quand ils partaient et qu’ils se mettaient à crier :« Hue, Fox ! Hue, Reppel ! » mon petit bonnetde laine à la main, je leur souhaitais le bonjour.

Ces gros rouliers, ces marchands de farine ne me répondaient passeulement ; mais ils étaient contents, ils ne trouvaient rienà redire au service : voilà le principal !

Et Nicole, une fois rentrée dans la cuisine, me donnait uneécuelle de lait caillé, que je mangeais de bon appétit. Elle medonnait encore un gros morceau de pain pour aller au pâturage, deuxou trois bons oignons, quelquefois un œuf dur, ou bien un peu debeurre. Je fourrais tout cela dans mon sac, et je rentrais àl’écurie, la bretelle sur l’épaule, en claquant du fouet. Les bêtesdéfilaient l’une après l’autre, je les caressais, et nousdescendions sur une seule file au vallon des Roches ; moiderrière, courant comme un bienheureux.

Les gens de Phalsbourg, qui vont se baigner au vallon de laZorne, connaissent ces masses de rochers entassés à perte de vue,les maigres bruyères qui poussent dans leurs crevasses, et le filetd’eau plein de cresson des fontaines en bas, qui se dessècheaussitôt que les papillons blancs de juin arrivent.

C’est là que j’allais, car nous avions droit de vaine pâture surles terres de la ville ; et seulement à la fin d’août, aprèsla grande sève, quand les jeunes pousses avaient pris du bois, etque les bêtes ne pouvaient plus les brouter, nous entrions dans laforêt.

En attendant, il fallait vivre au grand soleil.

Le hardier [1] dePhalsbourg n’amenait que des pourceaux, qui, pendant les chaleursde midi, faisaient leur trou dans le sable et se vautraient les unscontre les autres, comme des poules dans un pailler. Ils dormaient,leurs grandes oreilles roses sur les yeux ; on aurait marchédessus sans les faire bouger.

Mais nos chèvres, à nous autres des Baraques, grimpaient jusquedans les nuages ; il fallait courir, siffler, envoyer leschiens ; et ces coquines de bêtes, plus on criait, plus ellesmontaient.

Les garçons des autres villages venaient aussi, l’un avec savieille rosse aveugle, l’autre avec sa vache pelée, et presque tousavec rien, pour claquer du fouet, siffler ou courir déterrer desnavets, des raves, des carottes à droite et à gauche dans leschamps. Quand le bangard [2] lesattrapait, on les promenait en ville, un collier d’orties autour ducou ; mais cela leur était bien égal ! La seule chose quileur faisait beaucoup, c’était à la seconde ou troisième fois,selon l’âge, d’être fouettés sur la place, un jour de marché. Lerifleur [3] leurécorchait tout le dos avec son nerf de bœuf, et s’ilsrecommençaient, on les envoyait en prison.

Combien de fois, en écoutant des gens riches crier contre laRévolution, je me suis rappelé tout à coup que leur grand-mère ouleur grand-père avait été riflé au bon vieux temps ;malgré moi, j’étais forcé de rire : on trouve de drôles dechoses dans ce monde !

Enfin, il faut pourtant le dire, c’est aussi ce temps que jeregrette ; mais pas à cause du rifleur, du prévôt,des seigneurs et des capucins, non ! c’est parce que j’étaisjeune. Et puis, si nos maîtres ne valaient pas grand-chose, le cielétait beau tout de même. Mon grand frère Nicolas et les autres,Claude, Lisbeth, Mathurine, arrivaient. Ils me prenaient mon sac,et je criais ; nous nous disputions. Mais, s’ils m’avaienttout pris, maître Jean aurait été les trouver le soir à labaraque ; ils s’en doutaient, et me laissaient ma bonne part,en m’appelant : – leur chanoine !

Après cela, notre grand Nicolas me défendait. Tous les villages,dans ce temps, – Hultenhausen, Lutzelbourg, les Quatre-Vents,Mittelbronn, les Baraques d’en haut et d’en bas, – se battaient àcoups de pierres et de bâtons ; et notre grand Nicolas, sonmorceau de tricorne sur la nuque, son vieil habit de soldat, toutdéchiré, boutonné jusque sur les cuisses, sa grande trique et sespieds nus, marchait à la tête des Baraquins, comme un chef desauvages ; il criait si fort : « Enavant ! » qu’on l’entendait jusque sur la côte deDann.

Je ne pouvais pas m’empêcher de l’aimer, car à chaque instant ildisait :

– Le premier qui touche à Michel, gare !

Seulement, il me prenait mes oignons, et cela m’ennuyait. Onavait aussi l’habitude de faire battre les bêtes ensemble ; etlorsqu’elles se poussaient cornes contre cornes, jusqu’à sedéhancher, Nicolas disait en riant :

– La grande Rousse va bousculer l’autre !… Non ;maintenant, l’autre l’attaque par dessous… Hardi !…hardi !…

Plus d’une fois elles attrapaient des entorses, ou laissaientune corne sur le champ de bataille.

Vers le soir, on s’asseyait, le dos contre un rocher, à l’ombre,on regardait la nuit venir, on écoutait l’air bourdonner, et toutau loin, dans le ruisseau, les grenouilles commencer leurchanson.

C’était le moment de rentrer. Nicolas cornait, les échosrépondaient de toutes les roches, les bêtes se réunissaient etremontaient en ligne aux Baraques, dans un nuage de poussière. Jefaisais rentrer les nôtres à l’étable, je garnissais les râtelierset je soupais avec maître Jean, dame Catherine et Nicole. En été,quand on travaillait à la forge, je tirais le soufflet jusque dixheures ; et puis je retournais coucher à la baraque de monpère, tout au bout du village.

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