Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 5

 

Toutes nos grandes guerres alors étaientfinies ; nous avions conquis la Belgique et la Hollande, larive gauche du Rhin, une partie du Piémont et de l’Espagne ;les autres ne demandaient plus que la paix. Charette lui-même, dansses marais, n’en pouvait plus ; la république venait de fairegrâce aux rebelles, en leur permettant de rebâtir leurs maisons, derelever leurs églises et de cultiver leurs terres comme d’honnêtesgens ; elle leur avait même promis des indemnités, à la seulecondition de rester tranquilles. Carrier, Pinard et Grandmaisonavaient été guillotinés, pour avoir dépassé les ordres du Comité desalut public. Qu’est-ce que les Vendéens pouvaient demander deplus ? On pensait que le bon sens allait leur revenir et quenous aurions longtemps la paix. Mais alors les scélérats, qui troisans avant voulaient se partager la France, honteux d’avoir manquéleur coup, se jetèrent sur la Pologne ; les gazettes neparlaient plus que de la fameuse Catherine de Russie, la plusgrande débauchée de toute l’Europe, de son général Souwaroff et deKosciusko, le héros polonais.

Kosciusko remportait des victoires, maisensuite arriva la nouvelle de l’épouvantable massacre de Praga,puis de la défaite des défenseurs de la liberté, et finalement ladéclaration des alliés « que les Polonais étant incapables des’entendre et de se donner un bon gouvernement, ils allaient, paramour de la justice et du bien public, se partager leur pays entreeux. » Tous les voleurs qu’on arrête et qu’on met aux galères,parce qu’ils forcent les serrures et dévalisent les maisons,pourraient en dire autant ; mais ceux-là étaient des rois dePrusse, des empereurs d’Autriche, des impératrices de Russie, lesévêques de là-bas chantèrent des Te Deum en leurhonneur.

Avec un peu de bon sens, on aurait compris queces tyrans ne voulaient pas de peuples libres, et qu’ils venaientde tuer notre seul allié, pour revenir bientôt contre nous ;l’ancienne Montagne l’aurait bien compris ; entre larépublique et les rois il ne pouvait pas exister de trêve ; ilfallait rendre toute l’Europe libre ou redevenir esclaves !Mais qu’est-ce que cela faisait aux royalistes ? à cesgirondins qu’on avait laissés rentrer à la Convention et quis’appelaient les soixante et treize ? Au contraire, cesempereurs et ces rois étaient leurs meilleurs amis ; ilscomptaient sur eux et conspiraient ensemble ; c’est pour celaqu’ils entretenaient la famine ; ils voulaient soulever lepeuple et lui dire :

« Ah ! si nous avions un roi, toutirait bien mieux ; nos ports seraient ouverts, les grainsarriveraient ; nous ferions de bons traités avec lesAllemands, les Anglais, les Russes ; le commerce reprendrait,les fabriques marcheraient, etc. »

Ils avaient pour eux les sectionsthermidoriennes autour des Tuileries, les petits et les grosmarchands, les artisans des riches quartiers de Paris. Les derniersmontagnards, sur leurs bancs, étaient écrasés par le nombre ;ils ne pouvaient plus parler, plus réclamer en faveur du peuple.Carnot lui-même avait été remplacé au Comité de salut public par ungirondin, un Aubry, qui destituait tous les généraux patriotes,tous les officiers aimés du soldat. Cet homme travaillait sur leplan des ministres de Louis XVI, qui mettaient des traîtres dansnos places fortes ; chacun le voyait, mais quoi faire ?La réaction avait la force en main ; la terreur blanchecommençait dans le Midi ; les montagnards gênaient encore cestraîtres, ils résolurent de s’en débarrasser.

Le lendemain même de la naissance de notrepetit Jean-Pierre, 12 germinal an III, les journaux de Parisannoncèrent que le peuple affamé s’était jeté dans lesTuileries ; qu’il avait envahi la Convention en demandant dupain, et que les sections thermidoriennes l’avaient balayé de lasalle. Maintenant le peuple se battait contre les bourgeois, toutétait au pire.

Le même courrier rapportait que la Convention,profitant de cela, venait d’envoyer Collot-d’Herbois,Billaut-Varennes et Barrère à Cayenne, sans jugement, et que lescitoyens Cambon, Maignet, Moïse Bayle, enfin tous les hommes quidans le temps avaient sauvé la France, lorsque les royalistesvoulaient la livrer, étaient en prison. C’était toujours le mêmeplan : vendre le pays pour avoir des places, des rentes, despensions, des privilèges !

Ce jour-là, malgré le bonheur d’être au milieude ma famille et de mes amis, de voir ma femme, mon fils, mon vieuxpère autour de moi, j’aurais bien repris mon fusil et recommencénos campagnes contre les traîtres. Beaucoup d’autres auraient eu lemême courage ; mais à quoi bon ? les chefs manquaient,ils s’étaient guillotinés ! Quelle misère !

C’est alors que les patriotes virent où nousavions marché. Moi j’aurais donné mon sang pour ressusciterRobespierre et Saint-Just, que je haïssais, et Collin aurait donnésa tête pour ravoir Danton et Camille Desmoulins, qu’il avaitappelés corrompus. Enfin, quand le mal est fait, toutes lesplaintes et tous les regrets du monde ne servent à rien.

Quelques jours après, ces thermidoriens, cesgirondins, ces royalistes envoyèrent à la guillotine le terribleFouquier-Tinville, ancien accusateur public, et quinze juges dutribunal révolutionnaire. Les mouchards couraient aussi derrière lacharrette de Fouquier-Tinville en lui criant d’un airmoqueur :

– Tu n’as pas la parole !

Et lui répondait :

– Et toi, peuple imbécile, tu n’as pas depain !

Il avait raison, les réactionnaires nelaissaient rien arriver à Paris ; le peuple ne recevait plusque deux onces de pain par homme et par jour ! Chez nous onavait fait les petites récoltes ; les paysans avaient déjàvendu leurs réserves en grains et fourrages, voyant que les grandesrécoltes seraient bonnes ; la famine n’existait plus !Mais il fallait des insurrections aux royalistes, pour avoirl’occasion de les écraser ; ils se sentaient soutenusmaintenant et voulaient redevenir les maîtres : il fallaitdonc affamer les malheureux.

Aussi la grande insurrection du 20 mai 95, –1er prairial an III – ne tarda pas longtemps, cetteinsurrection de la famine, où les femmes, les enfants et quelquesbataillons du faubourg Antoine se précipitèrent dans la salle de laConvention en criant :

– Du pain, et la constitution de93 !

Le comte Boissy-d’Anglas resta six heures à saplace de président, le chapeau sur la tête, au milieu des haches,des piques, des baïonnettes qui se penchaient vers sa poitrine. Mgrle comte d’Artois n’aurait pas voulu se trouver à sa place, j’ensuis sûr. Ce Boissy-d’Anglas était un royaliste ; il avait ducourage, et salua même la tête du représentant Féraud, qu’on luiprésentait au bout d’une pique, pour l’effrayer.

Ces choses ont été racontées mille fois.

L’insurrection du 1er prairial duratrois jours. La Convention vota beaucoup de décrets selon lavolonté du peuple, lorsqu’il était maître dans la salle, et lesbrûla tous le lendemain. Le peuple n’avait plus de chefs, il nesavait quoi faire de sa victoire ; si Danton avait été là, ilaurait parlé pour lui. Le second jour, vingt mille hommes dessections thermidoriennes et royalistes, avec un renfort de sixmille dragons, repoussèrent l’insurrection dans ses quartiersmisérables, d’où la famine l’avait fait sortir ; et le peuple,après tant de milliers d’hommes perdus à la frontière,recula ; il n’osa pas accepter la bataille et s’avoua vaincudans Paris.

C’est la dernière grande insurrection ;sans nos armées, qui tenaient à la république et pouvaient marchersur Paris pour la rétablir, ce jour-là les thermidoriens, lesgirondins et les royalistes auraient eu leur Louis XVIII. Tous lesmembres des anciens Comités de salut public et de sûreté générale,excepté Carnot et Louis du Bas-Rhin, vingt-et-un autresreprésentants du peuple et dix mille patriotes reconnus, furentarrêtés, déportés ou guillotinés dans cette semaine. Quelle chancepour Chauvel d’être encore en mission ! La ruse fait plus pourles traîtres que la force ; avec la force ils n’avaient riengagné, mais alors ils eurent tout entre les mains ; ilscassèrent la gendarmerie patriote ; ils reprirent ses canons àla garde nationale et toutes leurs armes aux ouvriers, dont plus unseul ne fit partie de la garde citoyenne. Ils rétablirent à Parisune garnison de troupes de ligne, comme avant 89 ; enfin il neleur manquait plus que le roi. Mais les armées de la républiqueétaient encore là, sous les armes ; maintenant il s’agissaitd’acheter des généraux capables de vendre la nation, et puisd’écrire à Sa Majesté : « Venez, Sire, il n’y a plus dedanger ! Venez au milieu de vos enfants, qui pleurent aprèsleurs princes, leurs seigneurs et leurs évêques. Dites seulementque vous avez fait un voyage, que vous rentrez dans votre famille,ou d’autres farces pareilles. Venez, tout ira bien. N’ayez paspeur, fils de saint Louis, le trône de vos pères est déjàprêt. »

Oui, ces honnêtes girondins, qu’on représentepartout comme des victimes, avaient préparé ça depuis lecommencement ; ils se croyaient déjà sûrs de leurs affaires etse dépêchaient un peu trop ; tous les jacobins n’étaient pasmorts, ni les cordeliers non plus ; et puis les paysansvoulaient aussi garder leurs biens nationaux, leurs biens del’Église, et beaucoup d’autres choses que vous verrez par lasuite.

Tout cela n’empêcha pas la débâcle despatriotes dans toute la France. À Phalsbourg, Élof Collin, Manque,Henri Burck, Laffrenez, Loustau, Thévenot, tous les officierspublics, membres du club de l’Égalité, furent mis de côté, bienheureux encore d’en être quittes à si bon marché. Nous eûmes alorspour maire le docteur Steinbrenner, qui ne s’occupait que de samédecine, et laissait les affaires du district entre les mains dusecrétaire de la mairie, Frœlig ; il ne passait pas seulementune demi-heure à l’hôtel de ville par jour, et je crois qu’il nelisait jamais un journal ; les autres officiers municipaux,comme Mathis Ehlinger, l’aubergiste, le cafetier Mittenhof, Masson,le directeur de la poste aux chevaux, s’occupaient tout au plus dedresser les actes civils, sans s’inquiéter d’autre chose que deleurs affaires.

Voilà comme tout décline, lorsque ceuxd’en-haut ne pensent qu’à tout happer, et regardent le peuple commeun moyen de s’enrichir. Dans un temps pareil, les plus courageux selaissent abattre et se retirent chez eux, en attendant quel’occasion se représente de réclamer leurs droits.

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