Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 10

 

Durant les mois de mars et d’avril 1797, Chauvel ne manqua pasune seule assemblée primaire ou communale. Ces assemblées seulesn’agitaient pas le pays, mais encore les grands préparatifs deMoreau pour repasser le Rhin, le remplacement de Beurnonville parHoche au commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse, et laproclamation de Bonaparte, affichée aux portes des clubs et desmairies, au moment de se remettre en campagne.

Bonaparte, général en chef de l’armée d’Italie, aux soldatsde l’armée d’Italie.

« Au quartier général de Bassano, le 20 pluviôse an V (10mars 1797).

» La prise de Mantoue vient de finir une campagne qui vousa donné des titres éternels à la reconnaissance de la patrie. Vousavez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées etsoixante-dix combats. Vous avez fait plus de cent milleprisonniers, pris à l’ennemi cinq cents pièces de campagne, deuxmille de gros calibre, quatre équipages de pont. Les contributionsmises sur les pays que vous avez conquis ont nourri, entretenu,soldé l’armée pendant toute la campagne ; vous avez en outreenvoyé trente millions au ministre des finances, pour lesoulagement du trésor public. Vous avez enrichi le Muséum de Parisde plus de trois cents objets, chefs-d’œuvre de l’ancienne etnouvelle Italie, et qu’il a fallu trente siècles pour produire.

» Vous avez conquis à la république les plus bellescontrées de l’Europe ; les républiques Lombarde et Cispadanevous doivent leur liberté ; les couleurs françaises flottentpour la première fois sur les bords de l’Adriatique, en face et àvingt-quatre heures environ de l’ancienne Macédoine ; les roisde Sardaigne, de Naples, le pape, le duc de Parme, se sont détachésde la coalition des ennemis, ils ont brigué notre amitié. Vous avezchassé les Anglais de Livourne, de Gênes, de la Corse ; maisvous n’avez pas encore tout achevé. Une grande destinée vous estréservée ; c’est en vous que la patrie met ses plus chèresespérances ; vous continuerez à en être dignes. De tantd’ennemis qui se coalisèrent pour étouffer la république à sanaissance, l’empereur seul reste devant nous ; se dégradantlui-même du rang de grande puissance, ce prince s’est mis à lasolde des marchands de Londres ; il n’a plus de politique, devolonté que celle de ces insulaires perfides qui, étrangers auxmalheurs de la guerre, sourient avec plaisir aux maux ducontinent. »

Il continuait de la sorte et finissait par déclarer que cettecampagne détruirait la maison d’Autriche, qui perdait à chaqueguerre, depuis trois cents ans, une partie de sa puissance ;qui mécontentait ses peuples en les dépouillant de leurs droits, etse trouverait bientôt réduite à se mettre aux gages desAnglais.

Tout le monde voyait bien, d’après cela, que la guerre allaitencore une fois s’étendre depuis les Pays-Bas jusqu’en Italie, etque plus on irait, plus il faudrait se battre. Notre position étaitpourtant meilleure, puisqu’au lieu d’avoir l’ennemi chez nous,comme en 92 et 93, nous allions l’attaquer chez lui par lesmontagnes du Tyrol ; l’archiduc Charles, le meilleur généralautrichien, était déjà là-bas pour s’opposer à la marche deBonaparte. Les nouvelles recrues traversaient la ville pardétachements et comblaient le vide des divisions Delmas etBernadotte, envoyées à l’armée d’Italie.

Ces grands mouvements de troupes entretenaient le commerce detoute la frontière ; nous avions de la peine à servir cettefoule, toujours en route comme une rivière qui ne finit pas.Chauvel, lui, ne s’inquiétait que des affaires publiques ; ilcourait à toutes les réunions préparatoires ; les royalistesle regardaient comme leur plus dangereux ennemi, ils le guettaientsur tous les chemins. Marguerite vivait dans l’épouvante ;elle ne m’en disait rien, mais je le voyais ; je l’entendais àsa voix, lorsque sur les huit ou neuf heures du soir, son pèrearrivait, et qu’elle criait au bruit de la sonnette :

– C’est lui !… Le voilà !…

Elle courait lui présenter l’enfant ; il l’embrassait, puisil venait prendre un verre de vin, casser une croûte de pain, en sepromenant avec agitation autour de la table, et nous racontant sesbatailles ; car c’étaient de véritables batailles, où lesémigrés, rentrés en masse, s’appuyaient sur ces constitutionnels del’an III, les plus grands hypocrites que la France ait jamais eus àsa tête.

Quand j’y pense aujourd’hui, quand je me représente ce vieillardcourageux, qui sacrifie tout pour la liberté, qui se refuse tousles biens de ce monde, pour élever la nation et la retenir sur unemauvaise pente, je suis dans l’admiration.

Mais alors l’égoïsme d’un homme qui n’avait rien, et qui setrouve par hasard maître d’une bonne entreprise ; qui voit sonbien s’arrondir et veut remplir ses obligations ; la famillequi grandit, car un second enfant était en route ; laconcurrence des autres, qui se moquent de tous les gouvernements,pourvu que leurs affaires marchent, tout cela me faisait pensersouvent :

« Le beau-père est fou !… Ce n’est pas lui qui pourrachanger le cours des choses. Est-ce que nous n’avons pas remplinotre devoir ? Est-ce que nous n’avons pas assez souffertdepuis six ans ? Qui est-ce qui pourrait nous faire desreproches ? Que les autres se sacrifient comme nous ;chacun son tour, il ne faut pas que les mêmes supportent toujoursla charge ; c’est contraire au bon sens !… »

Ainsi de suite !

J’en voulais à Chauvel de quitter la boutique les jours demarché, pour courir aux réunions électorales ; de nous faireperdre nos meilleures pratiques par ses discours, et de s’inquiéteraussi peu de notre commerce d’épiceries, que s’il n’avait pasexisté. Je suis sûr que le plaisir de vendre des gazettes et deslivres patriotiques le retenait seul à la maison, et que sans celanous l’aurions revu courir l’Alsace et la Lorraine, la hotte audos.

Eh bien, les efforts de cet honnête homme et de milliersd’autres jacobins ne suffirent pas. C’est principalement en tempsde révolution que les fautes se payent ; combien de ceux queRobespierre, Saint-Just et Couthon avaient sacrifiés comme n’étantpas assez purs, nous seraient alors bienvenus ! ils étaientmorts !… et la mauvaise race seule restait, avec une nationfatiguée, découragée, ignorante, et des ambitieux enmasse.

Les élections de l’an V furent pires que celles de l’anIII ; le peuple n’ayant plus de voix, deux cent cinquanteroyalistes entrèrent encore dans les conseils de la république,et, réunis aux autres, ils nommèrent aussitôt Pichegruprésident des Cinq-Cents et Barbé-Marbois président desAnciens. Cela signifiait clairement qu’ils se moquaient desdroits de l’homme, et qu’ils croyaient le moment venu de rappelerLouis XVIII.

Le Directoire les gênait, parce qu’il tenait la place du fils desaint Louis. Ces nouveaux représentants résolurent de ledégoûter ; ils se mirent tout de suite à l’œuvre, et du1er prairial au 18 fructidor, en moins de quatre mois,voici ce qu’ils firent. Après le remplacement du directeurLetourneur, par Barthélémy (un royaliste !) ils abrogèrent laloi qui excluait les parents d’émigrés des fonctions publiques, etles décrets de la Convention contre les traîtres qui, dans letemps, avaient livré Toulon aux Anglais ; ils abolirent ladéportation pour les réfractaires ; ils reprochèrent auDirectoire d’avoir fait des traités en Italie, sans l’autorisationdes conseils, ce qui retombait sur Bonaparte ; ilsautorisèrent les assassinats et les brigandages de l’Ouest et duMidi, en refusant tout secours au gouvernement pour les fairecesser ; ils voulurent rétablir les églises catholiques,disant que c’était le culte de l’immense majorité des Français, leculte de nos pères, notre unique bien, seul capable de faireoublier quatre années de carnage, comme si les Vendéens, bonscatholiques, n’avaient pas commencé le massacre.

Deux ou trois jacobins leur répondirent vertement, et le peupleparisien parut de si mauvaise humeur, qu’ils retardèrent la chosepour quelque temps. Ils mirent sur le dos de notre Directoire tousles malheurs de la république, la chute des assignats, ladilapidation des finances, et lui refusèrent régulièrement tout cequ’il demandait. Ils ne finissaient pas de crier que la gardenationale seule pouvait tout sauver ; mais dans la gardenationale ne devaient entrer que les gens payant le cens :tous les bourgeois auraient été armés, et les ouvriers et lespaysans sans armes ! C’était le plus beau de leur plan ;par ce moyen, Louis XVIII, les princes, les émigrés, les évêques,auraient pu rentrer sans danger, et reprendre sans résistance leursbiens, leurs dignités, tout ce que la révolution avait gagné.

Pour détourner l’attention du peuple de ces abominations, leursjournaux ne parlaient plus que du procès de Babœuf, devant la hautecour de Vendôme, comme ces larrons sur la foire, dont l’un vousmontre les curiosités, pendant que l’autre vous retourne lespoches.

Mais ni ce procès, ni la campagne d’Italie, le passage duTagliamento, la prise de Gradiska, les affaires de Newmarck et deClausen, la bataille de Tarvis, l’invasion de l’Istrie, de laCarniole, de la Carinthie, le soulèvement de Venise sur nosderrières, les préliminaires de Léoben et la destruction de larépublique Vénitienne, cédée à l’Autriche par Bonaparte ; lepassage du Rhin par Hoche, à Neuwied, la victoire de Heddersdorf,et la retraite des Autrichiens sur la Nidda ; le passage dufleuve par Moreau, sous le feu de l’ennemi, la reprise du fort deKehl, et la suspension d’armes générale à la nouvelle despréliminaires de paix, rien ne pouvait empêcher les patriotes devoir que les royalistes des conseils nous trahissaient ;qu’ils avaient attiré les bourgeois dans leur parti, et que lanation ne pourrait s’en débarrasser que par une dernièrebataille.

Ces gens avaient en quelque sorte levé toutes les écluses ;la boue du dehors nous envahissait sans résistance ; l’Alsaceet la Lorraine fourmillaient d’émigrés. Les trois quarts de laville s’étaient convertis, comme on disait, « àl’ordre ! » On faisait des vœux à la chapelle de laBonne-Fontaine pour le retour des pauvres exilés ; nos ancienscurés disaient leur messe ; les vieilles couraient matin etsoir chez Joseph Petitjean, l’ancien chantre au lutrin, pourentendre les prédications d’un proscrit ; les autorités lesavaient, personne ne réclamait. Enfin nous étionsvendus !

Quelquefois Chauvel disait tristement le soir, en faisant noscornets :

– Quelle pitié de voir un général comme Bonaparte, qui hierencore n’était rien, menacer les représentants de la nation, et cesreprésentants, nommés pour défendre la république, la détruire deleurs propres mains ! Faut-il que nous soyons tombésbas ! Et le peuple approuve ces scandales ; lui quin’aurait qu’à tousser pour renverser cette masse d’intrigants, dontles uns l’attaquent et dont les autres le protègent !

Ensuite il ajoutait :

– Le peuple me produit maintenant l’effet de ce nègre, quiriait et se réjouissait en voyant deux Américains se battre ;il criait : « Ah ! le beau coup ! C’estbien ! c’est magnifique ! » Quelqu’un lui dit :« Tu ris, mais sais-tu pourquoi ces deux hommes sebattent ? C’est pour savoir lequel des deux t’emmènera lacorde au cou, te vendra, toi, ta femme et tes enfants ; tefera travailler, bâtir des prisons, pour t’y mettre, élever desforts pour te mitrailler, et te pèlera le dos à coups de trique situ bouges ! » Ce nègre alors perdit l’envie de rire, maisle peuple français rit toujours ; il aime les batailles et nes’inquiète plus du reste.

Chaque fois que Chauvel parlait de ces choses, je criais enmoi-même :

« Que voulez-vous que j’y fasse ? »

La satisfaction de gagner de vingt à trente livres par jour,d’avoir du vin, de l’eau-de-vie dans ma cave, des sacs de riz, decafé, de poivre au magasin, m’avait en quelque sorte tourné latête ; et des milliers d’autres étaient comme moi : lespetits bourgeois voulaient grossir à tout prix ! Je puis bienle dire, nous l’avons payé assez cher.

Pourtant l’amour des droits de l’homme et du citoyen reprit ledessus dans mon cœur en ce temps, d’une façon extraordinaire, et jereconnus que Chauvel avait raison de nous prévenir d’être sur nosgardes.

Les gazettes parlaient beaucoup alors d’un nommé Franconi,maître de voltige, qui réjouissait les citoyens de Paris, par sesexercices à cheval. C’était, après le procès de Babœuf, lescampagnes de Bonaparte, de Hoche et de Moreau, le fond de toutesles gazettes. Et voilà qu’en thermidor, pendant la foire dePhalsbourg, ce Franconi, qui s’était mis en route par la Champagneet la Lorraine, arrive chez nous avec sa troupe. Il plante sespiquets, il ouvre une grande tente en toile sur la place, ilpromène ses chevaux, sonne de la trompette, bat de la grosse caisseet fait ses publications. Une quantité de gens allaient le voir.J’aurais bien voulu mener aussi Marguerite à ce spectacle, quandcela aurait dû me coûter deux ou trois francs, mais en temps defête, notre boutique ne désemplissait pas de monde, c’étaitimpossible.

Tout se serait donc passé de la sorte, si des Baraquinsn’étaient venus me dire l’un après l’autre, d’un air d’admiration,que Nicolas était écuyer dans la troupe de Franconi. Moi, songeantque si Nicolas rentrait par malheur, les lois de la république lecondamneraient à mort, pour avoir passé à l’ennemi avec armes etbagages, je leur répondais qu’ils se trompaient, que nous avionsl’acte de décès du pauvre Nicolas depuis longtemps ; ilshochaient la tête. Et, dans un de ces moments où nous étions endispute, vers six heures du soir, tout à coup un grand gaillard, enhabit bleu de ciel garni de galons d’argent, un chapeau magnifiquetout couvert de plumes blanches penché sur l’oreille, des éperonsdorés aux bottes, entre en faisant claquer sa cravache etcriant :

– Hé ! hé ! hé ! Michel, c’est moi !…Puisque tu ne viens pas me voir, il faut bien que je medérange.

C’était le gueux. Tous les gens de la boutique leregardaient ; naturellement, malgré ma crainte et ce que jevenais de dire, je fus bien obligé de le reconnaître et del’embrasser. Étienne aussi lui sauta dans les bras. Le malheureuxsentait horriblement l’eau-de-vie. Le père Chauvel regardait par lapetite vitre de la bibliothèque. Marguerite tremblait, car elleconnaissait les lois de la république sur les traîtres. Il fallaitle recevoir tout de même, et je lui dis en l’entraînant à labibliothèque :

– Arrive !

Il se balançait en criant :

– Ah çà ! tu sais que je m’invite à souper ?As-tu du vin ?… As-tu ci ?… As-tu ça ?… car je ne tecache pas que je suis habitué à me soigner maintenant. Hé !hé ! hé ! qu’est-ce que c’est ?… Tiens… elle n’estpas mal cette petite !

– C’est ma femme, Nicolas.

– Hé ! la petite Chauvel… Marguerite Chauvel… desporte-balle… Connu… connu.

Marguerite était devenue toute rouge. Les gens riaient. Il finitpar entrer à la bibliothèque.

– Hé ! le vieux Chauvel !… On vit en famille… ona laissé la hotte de côté !…

– Oui, Nicolas, dit Chauvel en prenant une prise etclignant de l’œil, on s’est fait épicier ; tout le monde nepeut pas devenir colonel dans la troupe de Franconi.

Qu’on se figure comme j’étais honteux. Nicolas, s’entendantappeler colonel de Franconi, ne parut pas content ; il regardaChauvel de travers, mais il ne dit rien. J’espérais m’endébarrasser en lui soufflant à l’oreille :

– Au nom du ciel ! Nicolas, méfie-toi, toute la villet’a reconnu ; tu sais, la loi sur les émigrés…

Mais il ne me laissa pas seulement finir, et s’allongeant surune chaise, contre le petit bureau, les jambes étendues et le nezen l’air, il se mit à crier :

– Émigré ! oui, je suis émigré ! Les honnêtesgens sont sortis, la canaille est restée… Qu’on me reconnaisse,tant mieux ! Je me moque de la canaille. Nous avons des amis,nous en avons en haut ; ils nous rappellent, ils nous ouvrentles portes… Connaissez-vous ça ? Ça n’est pas des assignats…c’est la clef de votre république… Hé ! hé !hé !

Il avait fourré la main dans la poche de son pantalon, etfaisait sauter en l’air une douzaine de louis. Quel malheur d’avoirpour frère un pareil imbécile ; un ivrogne, un traître, unvendu, qui s’en vante !

Finalement, le père Chauvel, qui voyait mon embarras et mahonte, dit :

– Nicolas arrive bien, c’est l’heure du souper, nous allonsboire à la santé de la république quelques bons coups, et puis nousnous quitterons bons amis. N’est-ce pas, Nicolas ?

Marguerite, toute rouge, revenait avec la soupière ;Étienne s’était dépêché de chercher du vin ; la table étaitmise, il ne fallait plus qu’une assiette. Nicolas regardait ceschoses de côté, d’un air hautain, et, sans répondre au pèreChauvel, il dit :

– Une soupe aux choux… du petit vin blanc d’Alsace…décidément je vais à la Ville de Bâle.

Il se leva, et, se retournant du côté de monbeau-père :

– Quant à toi, dit-il, tu es noté ! Boire à tarépublique ! (Il le regardait de haut en bas et de bas enhaut.) Moi, Nicolas Bastien, un soldat du roi, boire à tarépublique !… Attends, ta corde est prête !

Chauvel, assis, lui lançait un coup d’œil de mépris ensouriant ; mais il était vieux et faible ; le grandbandit l’aurait écrasé. La colère alors me gagnait tellement vite,que je voulus parler et ne pus dire qu’un mot :

– Prends garde ! Nicolas, prends garde !… c’estmon père !…

– Toi, fit-il en me regardant par-dessus l’épaule,tais-toi !… Quand on a épousé la fille d’un calviniste, d’unrégicide, une petite…

Mais dans le même instant je l’avais empoigné sous les bras,comme dans un étau, je traversais la boutique en le cognant auxpains de sucre du plafond ; et, comme la porte était ouverte,je le lançai dehors à plus de dix pas ; par bonheur, la ruen’était pas encore pavée en 97 ; il ne se serait plus relevé.Ses cris, ses jurements fendaient l’air. Derrière moi Étienne etMarguerite poussaient aussi des cris terribles. Tous les gens de lapetite place regardaient aux fenêtres. Nicolas, en se relevant toutpâle et grinçant des dents, revint sur moi. Je l’attendais ;malgré sa fureur, il eut le bon sens de s’arrêter à quelques pas,voyant bien que j’allais le déchirer ; mais il mecria :

– Tu as été soldat, je t’attends derrière l’arsenal.

– C’est bon, Royal-Allemand, lui répondis-je, mon sabre dela 13e légère est encore là ; cherche tes témoins,dans vingt minutes j’y serai. Tu ne me piqueras pas sous le téton,je connais le coup !

Étienne m’apportait le grand chapeau, en pleurant à chaudeslarmes ; je le jetai dehors et je refermai la boutique.Marguerite, toute pâle, disait :

– Tu ne te battras pas avec ton frère !

– Celui qui insulte ma femme n’est plus rien pour moi, luidis-je ; dans vingt minutes il faut que l’affaire soitvidée.

Et, malgré Chauvel, qui me cria qu’on ne croise pas le fer avecun traître, je décrochai mon sabre et je sortis aussitôt chercherLaurent et Pierre Hildebrand pour témoins. La nuitapprochait ; comme je descendais la rue, Chauvel montait à lamairie. Un quart d’heure après, mes témoins et moi nous descendionsla rue du Rempart ; ils avaient aussi des sabres de cavalerie,en cas de besoin. Mais à peine dans la rue de l’Arsenal, nousentendîmes crier au loin :

– Halte !… halte !… Arrêtez !…

Nicolas passait ventre à terre devant la sentinelle, sur ungrand cheval roux ; le factionnaire n’avait pas eu le temps decroiser la baïonnette, et les cris : « Arrêtez !arrêtez ! » se prolongeaient sous la porte d’Allemagne.Nous courûmes de ce côté ; des gendarmes nationaux, venus deSarrebourg, filaient dans la même direction, à la poursuite dugueux. Alors nous rentrâmes chez nous. Chauvel, qui m’attendait surla porte, me dit :

– J’étais monté pour signaler ce mauvais drôle auxautorités et le faire arrêter tout de suite ; mais ce n’étaitpas nécessaire, l’or qu’il montrait partout sur sa route, comme unanimal, l’avait déjà fait suivre de Blamont à Sarrebourg. Il vientde voler un des meilleurs chevaux de Franconi pours’échapper ; la vue des gendarmes, qui traversaient la place,l’a prévenu du danger. Franconi ne le connaissait que depuis Toul,c’est un agent royaliste, un espion.

J’écoutais ces choses avec indignation ; et puis nousentrâmes souper. Marguerite était bien contente ; le pèreChauvel à chaque instant prenait une bonne prise ets’écriait :

– Quel agrément d’avoir la poigne de Michel !… A-t-ilbien enlevé le bandit ! Je le voyais filer à travers lesbrosses et les pains de sucre, comme une plume emportée par levent.

Et tout le monde riait.

L’affaire n’était pourtant pas encore finie, car, le lendemainmatin, sur les dix heures, pendant la vente, ma mère entrafurieuse ; elle posa son panier sur le comptoir, et, sansfaire attention aux étrangers, sans regarder l’enfant sur le brasde Marguerite, les cheveux ébouriffés et les yeux hors de la tête,elle se mit à m’habiller de toutes les injures qu’il est possibled’inventer, me traitant de Caïn, de Judas, de Schinderhannes, meprédisant que je serais pendu, qu’on nous balayerait comme dufumier, enfin qu’est-ce que je sais encore ? Elle se penchaitsur le comptoir, en m’allongeant le poing sous le nez ; moi jela regardais avec calme, sans rien répondre, mais les étrangers luidisaient :

– Taisez-vous ! taisez-vous !… Ce que vous faitesest abominable… Cet homme ne vous dit rien… Vous devriez rougir…Vous êtes une mauvaise mère !

Et comme sa colère augmentait, elle se mit à taper sur eux. Cesgens naturellement la bousculèrent. Je courus la défendre, ce quil’indigna encore plus :

– Va-t-en, Judas, va-t’en ! criait-elle, je n’ai pasbesoin de toi ; laisse-moi battre ! Va me dénoncer commeton frère Nicolas !

Sa voix s’étendait jusque sur la place, le monde s’assemblait,et tout à coup la garde arriva. En voyant les grands chapeaux etles fusils dehors, elle perdit la parole. Je sortis prier le chefdu piquet de ne pas emmener cette pauvre vieille, à moitié folle,mais il ne voulait rien entendre, et Chauvel n’eut que le temps dela faire sortir par notre petite porte de derrière, sur la rue desCapucins. Le chef du piquet voulait absolument arrêterquelqu’un ; il fallut parlementer un quart d’heure, etfinalement verser une bonne goutte à ses hommes, sur lecomptoir.

Quel malheur d’avoir des parents sans réflexion ni bonsens ! on a beau dire que chacun n’est responsable que de sapropre conduite, on aimerait mieux aller soi-même en prison, qued’y voir conduire sa mère, quand elle l’aurait cent fois mérité.Oui, c’est une véritable misère ; heureusement ma femme, monbeau-père, ni personne autre de la famille ne me reparla plus decela. J’étais bien assez à plaindre ; et d’ailleurs, quand onne peut changer les choses, il vaut mieux les oublier.

C’était la première visite de ma mère, ce fut aussi ladernière ; grâce à Dieu, je n’aurai plus besoin de revenir surce chapitre.

Tout cela vous montre où les royalistes croyaient en être, maisils devaient avoir aussi leur surprise désagréable ; notretour de rire allait revenir.

De toutes les mesures des Cinq-Cents et des Anciens depuis lesnouvelles élections, Chauvel n’approuvait que leur blâme contre leDirectoire, pour avoir fait la paix et la guerre sans s’inquiéterde la représentation nationale ; et quand Bonaparte, furieuxde ce blâme qui retombait sur lui, écrivit à Paris :« Qu’après avoir conclu cinq paix et donné le dernier coup demassue à la coalition, il se croyait bien le droit de s’attendre,sinon à des triomphes civiques, au moins à vivre tranquille ;que sa réputation appartenait à la patrie ; qu’il ne pouvaitsupporter cette espèce d’opprobre dont cherchaient à le couvrir desagents soldés par l’Angleterre ; qu’il les avertissait que letemps où de lâches avocats et de misérables bavards faisaientguillotiner des soldats était passé, et que l’armée d’Italiepouvait être bientôt à la barrière de Clichy, avec songénéral » ; en lisant cela dans la Sentinelle,le père Chauvel mit un trait rouge autour de l’article, et l’envoyachez plus de vingt patriotes, en écrivant au-dessous :

« Eh bien ! qu’en pensez-vous ? »

Tous les vieux amis vinrent à la maison, et l’on délibéra dansnotre petite bibliothèque sur cette question :

« Lequel vaudrait le mieux : d’aller à Cayenne, si lesCinq-Cents, commandés par leur président Pichegru, rétablissent leroi, les nobles et les évêques ; ou d’être sauvés de cemalheur par Bonaparte et ses quatre-vingt mille soldats, qui neplaisantent pas sur l’article de la discipline ? »

C’était difficile à décider.

Chauvel dit alors que, d’après son idée, il ne restait qu’unseul moyen de sauver la république ; que si les bourgeois desdeux conseils, éclairés par cette lettre, revenaient à la justice,s’ils se déclaraient contre les royalistes et faisaient appel aupeuple pour rétablir la liberté ; que dans ce cas le peuple,ayant des chefs, marcherait ; que le Directoire serait forcéde rendre des comptes et les généraux de baisser le ton. Mais quesi les bourgeois continuaient à vouloir confisquer la révolution,le peuple n’ayant plus que le choix entre Louis XVIII et un généralvictorieux, le général avait mille chances contre une de rester lemaître et d’avoir le peuple de son côté.

Tous ceux qui se trouvaient là tombèrent d’accord que leDirectoire ne valait pas grand-chose ; qu’il était pillard,voleur, affamé de millions, sans pudeur et sans bon sens, sanscourage pour résister à ses propres généraux ; mais qu’ilvalait encore mille fois mieux que les deux conseils, empoisonnésde royalisme ; et que, dans cette situation, s’il arrivait unmouvement, les patriotes devraient se déclarer pour leDirectoire.

Les portes de la ville étaient fermées depuis longtemps, lorsquenotre petite assemblée se sépara ; je n’en fus pas fâché, cartout le temps de la délibération j’avais eu peur d’entendre frapperau volet, et l’officier de police Maingole, avec sa brigade, crierdans la nuit :

– Au nom de la loi, ouvrez !

Il ne se passa rien de pareil heureusement, et l’on se séparasans bruit, vers une heure du matin. C’était en juillet 1797.Quelques jours après, on lut un beau matin dans les gazettes queHoche, général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse, s’avançaitsur Paris avec vingt-sept mille hommes ; qu’il avait passé parMézières dans la nuit du 9 au 10, et qu’il avait traversé ledépartement de la Marne à marches forcées, malgré les observationsdu général Férino. Les gazettes étaient pleines des grands cris quecela faisait jeter aux royalistes des deux conseils, d’explicationsqu’ils demandaient au Directoire, de menaces contre les armées etles généraux qui s’approchaient trop de la capitale.

Les Cinq-Cents décrétèrent, sur le rapport de Pichegru, que ladistance de six myriamètres prescrites par l’article 69 de laconstitution serait mesurée à vol d’oiseau ; que dans ladécade qui suivrait la publication de cette loi, le Directoireexécutif ferait établir sur chaque route, à la distance déterminée,une colonne portant cette inscription : « Limiteconstitutionnelle pour les troupes » ; que sur chacune deces colonnes serait gravé l’article 69 de la constitution, plus lesarticles 612, 620, 621, 622 et 639 du Code pénal du 3 brumaire anIV ; que tout commandant en chef de la force armée, touteautorité civile ou militaire, tout pouvoir constituéquelconque ayant donné l’ordre à une troupe de franchir ceslimites, serait déclaré coupable d’attentat contre la libertépublique, poursuivi et puni conformément à l’article 621 du codedes délits et des peines.

Il paraît que ces cris et cette loi effrayèrent le Directoire uninstant. Hoche reçut l’ordre de s’éloigner. Il obéit. Mais on avaitvu que cinq ou six marches forcées pouvaient mettre le gouvernementsous la main d’un général. Le civisme de Hoche et la faiblesse desdirecteurs, qui n’avaient pas osé faire leur coup, retardèrentseuls le bouleversement.

En ce temps, l’armée d’Italie, à l’occasion des fêtes du 14juillet, lança de terribles menaces contre les royalistes. Ladivision d’Augereau se distingua. Augereau, le vainqueur deCastiglione, un enfant du faubourg Antoine, se déclara hardimentpour le Directoire contre les conseils, et le Directoire nomma toutde suite Augereau commandant de la 17e divisionmilitaire, où se trouvait compris Paris. Il arriva sur la fin dejuillet. On ne parlait plus que d’Augereau, de ses magnifiqueshabits, brodés d’or jusque sur les bottes, et des aigrettes endiamant de son chapeau. Quelle belle campagne nous avions faitelà-bas !

Pichegru, chef de la garde des Cinq-Cents, était alors un pauvrehomme auprès d’Augereau, que plusieurs mettaient au-dessus deBonaparte.

Je ne pense pas que Pichegru se soit fié beaucoup aux colonnesmilitaires qu’on venait de décréter ; il aurait bien mieuxaimé avoir un commandement que de se reposer sur les articles 621et 639.

Carnot, membre du Directoire, et qu’on avait toujours vu du côtéde la loi, s’obstinait à soutenir les conseils avec Barthélémy,contre les trois autres directeurs. Combien de fois les patriotesréunis chez nous, le soir, ont-ils plaint cet honnête homme d’êtreau milieu de la race des filous, et forcé de prendre parti pour desgens qu’il méprisait, contre d’autres plus méprisablesencore ! il aurait dû donner sa démission.

Les choses traînèrent ainsi pendant les mois de juillet etd’août. Les récoltes de cette année 1797 n’avaient pas étémauvaises ; les vendanges en Alsace approchaient, on pensaitque le vin serait de bonne qualité : le calme semblait serétablir. Je me souviens avoir lu dans ce temps un discours deBernadotte, envoyé par Bonaparte à Paris, pour offrir au conseildes Cinq-Cents les derniers drapeaux enlevés en Italie ; ils’écriait :

« Dépositaires suprêmes des lois, certains du respect et del’obéissance constitutionnels à la patrie, continuez d’exciterl’admiration de l’Europe ; comprimez les factions et lesfactieux ; terminez le grand ouvrage de la paix ;l’humanité la réclame, elle désire qu’il ne soit plus versé desang. »

Et ce gascon, qui venait de remettre au Directoire des papiersprouvant que les royalistes conspiraient sa perte, continuait de lasorte, disant que nos armées n’avaient pas de plus grand désir quede se dévouer pour les conseils.

Mais, cinq ou six jours après, voilà des files de courriers quipassent à Phalsbourg en criant : « Vive larépublique ! » et qui jettent des poignées deproclamations sur leur route. Chacun en ramassait et courait à lamaison pour les lire. Élof arrive chez nous, criant comme unfou :

– Ils sont à terre !… la république triomphe !Vive la république une et indivisible !

Il tenait une proclamation et se mit à la lire de sa grandevoix, dans notre boutique ; nous, penchés autour, nousécoutions étonnés. Ce n’était plus l’enthousiasme de l’an I ni del’an II ; on avait vu tant de choses, que rien ne pouvait plusvous toucher ; seulement c’était une surprise ; etMarguerite elle-même, l’enfant endormi sur l’épaule, me regardaiten souriant. Chauvel prisait d’un air d’attention et semblaitdire :

« C’est bon ! je sais déjà comment l’affaire a dû sepasser, les soldats ont eu le dessus. »

Voici cette proclamation, que j’ai retrouvée hier dans mes vieuxpapiers. Je ne veux pas la copier tout entière ; tant deproclamations finissent par ennuyer, c’est toujours un peu la mêmechose :

« Le Directoire exécutif aux citoyens deParis.

» Ce 18 fructidor an V de la République une et indivisible.– deux heures du matin.

» Citoyens,

» Le royalisme, par un nouvel attentat, vient de menacer laconstitution. Après avoir depuis un an ébranlé toutes les bases dela république, il s’est cru assez fort pour en consommer la ruine.Un grand nombre d’émigrés, d’égorgeurs de Lyon, de brigands de laVendée, attirés ici par le tendre intérêt qu’on ne craignait pas deleur prodiguer publiquement, ont attaqué les postes quienvironnaient le Directoire exécutif ; mais la vigilance dugouvernement et des chefs de la force armée a rendu nuls leurscriminels efforts. Le Directoire exécutif va placer sous les yeuxde la nation les renseignements authentiques qu’il a recueillis surles manœuvres du royalisme. Vous frémirez, citoyens, des complotstramés contre la sûreté de chacun de vous, contre vos propriétés,contre vos droits les plus chers, contre vos possessions les plussacrées, et vous pourrez mesurer l’étendue des calamités dont lemaintien de votre constitution actuelle peut seul vous préserverdésormais. »

Cette proclamation et toutes les pièces de la conspirationroyaliste furent affichées par Christophe Steinbrenner et lesofficiers municipaux, à la porte du club, à celle de la mairie, auxdeux portes de la ville, et puis elles furent envoyées dans tousles villages.

Ce 18 fructidor, les royalistes tombèrent pour bien des années.Nous apprîmes le lendemain qu’ils n’avaient pas bougé, mais qu’onles avait attaqués eux-mêmes, sachant qu’ils faisaient leurspréparatifs ; que le général Augereau, à la tête de douzemille hommes, avait entouré les Tuileries dans la nuit du 17 ;que, sur les trois heures du matin, un coup de canon avait donné lesignal de l’attaque ; que la garde des conseils, d’environmille hommes, n’avait fait aucune résistance ; que lacommission des inspecteurs ayant convoqué les conseils pour cettemême nuit, un grand nombre de députés avaient été pris avec lecolonel de la garde et conduits à la prison du Temple ; qu’undétachement de troupe, chargé d’arrêter Carnot et Barthélémy auLuxembourg, n’avait trouvé que Barthélémy, et qu’on pensait queCarnot s’était échappé ; que, le matin venu, les membres desdeux conseils arrivant en procession aux Tuileries, on avait mis lamain sur les conspirateurs ; et que tous les autresreprésentants, rassemblés à l’École de médecine et à l’Odéon,avaient jugé eux-mêmes leurs confrères et les avaient condamnés, aunombre de cinquante-trois, à la déportation, ainsi que lesrédacteurs, propriétaires et compositeurs d’une quantité dejournaux réactionnaires, qui tous pêle-mêle étaient maintenant enroute pour Cayenne, sur les bâtiments de l’État.

Parmi les déportés se trouvaient Boissy-d’Anglas, Pichegru,Barbé-Marbois, Aubry et plusieurs autres déjà connus par lespapiers saisis chez Lemaître, ce qui réjouit tous lespatriotes.

Je fus bien content de savoir que le citoyen Carnot s’étaitéchappé. Quant aux autres, si j’avais eu pitié d’eux, les papiersaffichés de tous côtés m’auraient bientôt consolé. Dans le tempsmême où Bernadotte faisait son beau discours aux conseils, lefinaud savait très bien qu’un grand nombre de députés royalistestrahissaient la nation, puisqu’il était arrivé tout exprès d’Italiepour remettre au Directoire la preuve de leur conspiration.Bonaparte en occupant Venise, avait fait arrêter d’abord le consuld’Angleterre, et le nommé d’Entraigues, un des plus dangereuxagents de Louis XVIII ; et chez ce d’Entraigues on avait saisides papiers, écrits en entier de sa main, racontant la manière dontPichegru s’était laissé gagner par un comte de Montgaillard, autreagent royaliste, adroit et rusé comme tous les hommes de cetteespèce. Il disait que le prince de Condé, connaissant les relationsque Montgaillard conservait en France, l’avait fait venir de Bâle,en Suisse, à Mulheim, au mois d’août 1795, pour lui proposer desonder Pichegru, dont le quartier général se trouvait alors àAltkirch. C’était une commission d’autant plus difficile que legénéral avait quatre représentants du peuple autour de lui, chargésde l’observer et de le ramener à la justice, en cas de besoin.

Malgré cela, Montgaillard, ayant mis cinq à six cents louis danssa poche, n’avait pas désespéré de l’entreprise. Il s’était associéle nommé Fauche-Borel, imprimeur à Neufchâtel, homme fanatique desBourbons, plein de zèle et d’enthousiasme, et M. Courant,Neufchâtelois autrefois au service du grand Frédéric, et capable detout faire moyennant finance. Montgaillard leur avait fourni desinstructions particulières, des passeports, des prétextes de voyageen France, comme étrangers, négociants, acquéreurs de biensnationaux, etc., et puis, s’en retournant à Bâle, il les avaitenvoyés à la grâce de Dieu tenter Pichegru, sur lequel il étaitsans doute déjà bien renseigné.

Tout ce que je peux faire de mieux, c’est de vous copier lereste, car les royalistes n’ont jamais réclamé contre cette pièce,et puis il est bon de voir comme les traîtres se jugenteux-mêmes :

« Le 13 août 1795, dit de Montgaillard, Fauche et Courantpartirent pour se rendre au quartier général d’Altkirch ; ilsy restèrent huit jours, voyant le général environné dereprésentants et de généraux, sans pouvoir lui parler. PourtantPichegru les remarqua, surtout Fauche ; et, le voyant assidusur tous les lieux où il passait, il devina que cet homme avaitquelque chose à lui dire, et dit tout haut devant lui, enpassant : « Je vais me rendre à Huningue. » AussitôtFauche part et s’y rend ; Pichegru y était arrivé avec lesquatre représentants, Fauche trouva le moyen de se présenter surson passage, au fond d’un corridor. Pichegru le remarque, le fixeet quoiqu’il plût à torrents, il dit tout haut : « Jevais dîner chez Madame Salomon. » Le château est à troislieues de Huningue, et cette Madame Salomon est la maîtresse dePichegru. Fauche part aussitôt, se rend dans le village, monte auchâteau après dîner, et demande le général Pichegru. Celui-ci lereçoit dans un corridor, en prenant du café ; Fauche alors luidit que, possesseur d’un manuscrit de Jean-Jacques Rousseau, ilveut le lui dédier. « Fort bien, dit Pichegru, mais je veux lelire avant, car ce Rousseau a des principes de liberté qui ne sontpas les miens, et où je serais très fâché d’attacher mon nom. –Mais, lui dit Fauche, j’ai autre chose à vous dire. – Etquoi ? Et de la part de qui ? – De la part de M. leprince de Condé. – Taisez-vous, et attendez-moi. » Alors il leconduisit seul dans un cabinet reculé, et là, tête à tête, il luidit : « Expliquez-vous. Que me veut Mgr le prince deCondé ? » Fauche, embarrassé, et à qui les expressions nevenaient plus en ce moment, babutie, hésite :« Rassurez-vous, lui dit Pichegru, je pense comme M. lePrince de Condé, que veut-il de moi ? » Fauche,encouragé, lui dit alors : « M. le prince de Condédésire se confier à vous ; il compte sur vous ; il veuts’unir à vous. – Ce sont là des choses vagues et inutiles, ditPichegru, cela ne veut rien dire. Retournez demander desinstructions écrites, et revenez dans trois jours à mon quartiergénéral d’Altkirch ; vous me trouverez seul, à six heuresprécises du soir. » Aussitôt Fauche part, arrive à Bâle, courtchez moi et transporté d’aise, me rend compte de tout. Je passai lanuit à rédiger une lettre au général Pichegru. M. le prince deCondé, muni de tous les pouvoirs de Louis XVIII, excepté celuid’accorder des cordons bleus, m’avait, par écrit de sa main, revêtude tous ses pouvoirs, à l’effet d’entamer une négociation avec legénéral Pichegru. Ce fut en conséquence que j’écrivis au général.Je lui dis d’abord tout ce qui pouvait réveiller en lui lesentiment du véritable orgueil, qui est l’instinct des grandesâmes, et après lui avoir fait voir tout le bien qu’il pouvaitfaire, je lui parlai de la reconnaissance du roi, pour le bienqu’il ferait à sa patrie, en y rétablissant la royauté. Je lui disque Sa Majesté voulait le créer maréchal de France, gouverneurd’Alsace, nul ne pouvant mieux la gouverner que celui qui l’avaitsi vaillamment défendue ; qu’on lui accorderait le cordonrouge, le château de Chambord, avec son parc et douze pièces decanon enlevées aux Autrichiens, un million d’argent comptant, deuxcent mille livres de rente, un hôtel à Paris ; la villed’Arbois, patrie du général, porterait le nom de Pichegru et seraitexempte de tout impôt pendant quinze ans ; la pension de deuxcent mille livres, réversible par moitié à sa femme, et cinquantemille livres à ses enfants à perpétuité jusqu’à extinction de sarace.

» Telles furent les offres faites, au nom du roi, augénéral Pichegru.

» Pour son armée, je lui offris, au nom du roi, laconfirmation de tous ses officiers dans leurs grades, un avancementpour tous ceux qu’il recommanderait, pour tout commandant de placequi livrerait sa place, et une exemption d’impôts pour toute villequi ouvrirait ses portes. Quant au peuple de tout état, amnistieentière et sans réserve.

» J’ajoutai que M. le prince de Condé désirait qu’ilproclamât le roi dans ses camps, lui livrât la ville de Huningue etse réunît à lui pour marcher sur Paris.

» Pichegru après avoir lu toute cette lettre avec la plusgrande attention, dit à Fauche : « C’est fort bien !mais qui est ce M. de Montgaillard, qui se dit ainsiautorisé ? Je ne le connais, ni lui, ni sa signature. Est-cel’auteur ? – Oui, lui dit Fauche. – Mais, dit Pichegru, jedésire, avant toute autre ouverture de ma part, être assuré queM. le prince de Condé, dont je me rappelle très bienl’écriture, ait approuvé tout ce qui m’a été écrit en son nom parM. de Montgaillard. Retournez tout de suite auprès deM. de Montgaillard, et qu’il instruise M. le princede Condé de ma réponse. »

Aussitôt Fauche partit, il laissa M. Courant près dePichegru, et revint auprès de moi. Arrivé à Bâle à neuf heures dusoir, il me rend compte de sa mission. À l’instant je vais àMulheim, quartier général du prince de Condé, et j’y arrive àminuit et demi ; le prince était couché, je le faiséveiller ; il me fait asseoir tout à côté de lui, sur son lit,et ce fut alors que commença notre conférence. Il s’agissaitseulement, après avoir instruit le prince de Condé de l’état deschoses, de l’engager à écrire au général Pichegru, pour luiconfirmer la vérité de tout ce qui avait été dit en son nom. Cettenégociation, si simple dans son objet, si nécessaire, si peususceptible d’obstacles, dura néanmoins toute la nuit. M. leprince, aussi brave qu’il est possible de l’être, digne fils dugrand Condé par son imperturbable intrépidité, sur tout le resteest le plus petit des hommes. Sans moyens comme sans caractère,environné des hommes les plus médiocres, les plus vils,quelques-uns les plus pervers, les connaissant bien et s’enlaissant dominer, etc., etc.

Montgaillard s’étend pendant trois grandes pages sur labassesse, la lâcheté et la bêtise des amis du prince, ensuite ilcontinue :

« Il fallut neuf heures de travail, assis sur son lit, àcôté de lui, pour lui faire écrire au général Pichegru une lettrede neuf lignes. Tantôt il ne voulait pas qu’elle fût de sa main,puis il ne voulait pas la dater ; puis il refusait d’y mettreses armes ; ensuite il combattit pour éviter d’y placer soncachet. Il se rendit à tout enfin, et lui écrivit qu’il devaitajouter pleine confiance aux lettres que le comte de Montgaillardlui avait écrites en son nom et de sa part. Cela fait, autredifficulté : le prince voulait réclamer sa lettre. Il fallutlui persuader que c’était en ne la réclamant pas, qu’elle luiserait rendue, après avoir produit tout l’effet qu’il en devaitattendre ; il se rendit avec peine.

» Enfin, à la pointe du jour, je repartis pour Bâle, d’oùje dépêchai Fauche à Altkirch, au général Pichegru. Le général, enouvrant la lettre de huit lignes du prince, en reconnaissant lecaractère et la signature, la lut et aussitôt la remit à Fauche endisant : « J’ai vu la signature et cela me suffit. Laparole du prince est un gage dont tout Français doit se contenter.Rapportez-lui sa lettre. » Alors il fut question de ce quevoulait le prince. Fauche expliqua qu’il désirait : 1° quePichegru proclamât le roi dans son armée et arborât le drapeaublanc ; 2° qu’il livrât Huningue au prince. – Pichegru s’yrefusa. « Je ne fais rien d’incomplet, dit-il ; je neveux pas être le troisième tome de Lafayette et de Dumouriez ;je connais mes moyens, ils sont aussi sûrs que vastes ; ilsont leurs racines non seulement dans mon armée, mais à Paris, dansla Convention, dans les départements, dans les armées de ceux desgénéraux, mes collègues, qui pensent comme moi. Je ne veux rienfaire de partiel ; il faut en finir, la France ne peut existeren république, il lui faut un roi, il faut Louis XVIII. Mais il nefaut commencer la contre-révolution que lorsqu’on sera sûr del’opérer sûrement et promptement. Voilà quelle est ma devise. Leplan du prince ne mène à rien, il serait chassé de Huningue enquatre jours, et je me perdrais en quinze. Mon armée est composéede braves gens et de coquins. Il faut séparer les uns des autres,et aider tellement les premiers par une grande démarche, qu’ilsn’aient plus la possibilité de reculer et ne voient plus leur salutque dans le succès. Pour y parvenir, j’offre de passer le Rhin, oùl’on me désignera, le jour et l’heure fixés, et avec la quantité desoldats de toutes les armes que l’on voudra. Avant, je placeraidans les places fortes des officiers sûrs et pensant comme moi.J’éloignerai les coquins et les placerai dans des lieux où ils nepuissent nuire, et où leur position sera telle qu’ils ne pourrontse réunir. Cela fait, dès que je serai de l’autre côté du Rhin, jeproclame le roi, j’arbore le drapeau blanc ; le corps de Condéet l’armée de l’Empereur s’unissent à nous ; je repasse leRhin et rentre en France. Les places fortes sont livrées, etgardées au nom du roi par les troupes impériales. Réuni à l’arméede Condé, je marche sur-le-champ en avant ; tous nos moyens sedéploient alors ; nous marchons sur Paris, et nous y serons enquinze jours. Mais il faut que vous sachiez que, pour le soldatfrançais, la royauté est au fond du gosier. Il faut, en criant« Vive le roi ! » lui donner du vin et un écu dansla main. Il faut que rien ne lui manque en ce premier moment. Ilfaut solder mon armée jusqu’à sa quatrième ou sa cinquième marchesur le territoire français. Allez, rapportez tout cela au prince,écrit de ma main, et donnez-moi ses réponses. »

Je m’arrête, en voilà bien assez sur ce traître. On voit que monpauvre vieux camarade Sôme s’était trouvé par malheur avec notrebatterie, dans le nombre de ceux que Pichegru appelait des coquinset qu’il voulait mettre dans une position à ne pouvoir se réunir.Dix mille avaient péri !… Quelle mine Sôme devait faire, etcomme il devait grincer des dents en lisant l’explication de cettescélératesse ! je me le représentais l’affiche à la main, etje me sentais froid ; il s’était bien douté de la trahison, lepauvre diable, en recevant son biscaïen dans la hanche, et voyanttous les amis tomber par tas, sans retraite possible ; oui,mais il en était sûr maintenant.

Dans notre pays où tant de milliers d’hommes étaient venusmourir, on frémissait de rage, et l’on trouvait que la déportationne suffisait pas pour des brigands pareils ; car ces piècesvenues d’Italie n’étaient pas les seules qu’on affichait. D’autrestouchant la conspiration de Duverne, Brottier et Lavilleurnois,imprimées par ordre du Directoire, les déclarations de Duverne etles lettres trouvées dans un fourgon du général autrichienKlinglin, au dernier passage du Rhin, imprimées et répandues parmilliers, nous apprirent que la conspiration royaliste s’étendaitdans toute la France, et que les principaux conspirateurs étaientau Corps législatif.

Barras, Rewbell et Lareveillère furent alors considérés commeles sauveurs de la république. Les déportations, le rétablissementdes lois contre les prêtres et les émigrés, l’exclusion de leursparents de toutes les fonctions publiques, la suspension de laliberté de la presse et de l’organisation de la garde nationale,toutes ces mesures paraissaient malheureusement justes etnécessaires ; même la destitution de Moreau, qui n’avaitenvoyé les papiers de Klinglin au Directoire que le 22 fructidor.On le soupçonna d’avoir attendu jusqu’après la bataille pour sedéclarer du côté des vainqueurs ; Hoche reçut soncommandement, il fut général en chef des deux armées du Rhin ;personne n’eut l’idée de réclamer.

Les royalistes, qui depuis le 9 thermidor avaient fait déportertant de montagnards et de patriotes, ont jeté plus tard de grandscris et poussé des gémissements sans fin sur les souffrances deleurs gens à Sinnamarie, sur la famine, la grande chaleur et lesmaladies qu’ils avaient supportées à Cayenne. Sans doute c’estterrible, mais il ne faut pas se croire plus délicats ni meilleursque les autres, et se rappeler que l’Être suprême a créé lesgrandes mouches qui sucent le sang, aussi bien pour les royalistesque pour les républicains. S’ils avaient aboli la déportationlorsqu’ils étaient les maîtres, on n’aurait pu les envoyerlà-bas ; on se serait contenté de les enfermer ou de lesexiler. Cela revient toujours à dire : « Ne fais pas auxautres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. »

Enfin, pour en revenir au 18 fructidor, les deux directeursCarnot et Barthélémy furent remplacés par Merlin (de Douai) etFrançois de Neuchâteau. Les jacobins croyaient avoir le dessus,mais la bataille recommença bientôt entre eux et lesconstitutionnels dans les clubs. Ces constitutionnels, qui sedisaient républicains, ne voulaient que la constitution de l’anIII ; c’étaient des égoïstes que le Directoire soutenaitforcément, puisque sans la constitution de l’an III il n’aurait pasexisté lui-même.

Les vrais républicains prirent alors le Directoire en grippe,malgré tout ce qu’il faisait pour exterminer les royalistes ;malgré les commissions militaires, qui fusillaient les émigrés enretard, et les déportations des insermentés, qui marchaienttoujours. Le bruit courait qu’il voulait dissoudre les deuxconseils jusqu’à la paix générale et rester maître en attendant. Onn’osait rien dire, parce que le Directoire avait le braslong ; Chauvel lui-même se montrait prudent ; il lisaittout et se tenait tranquille. Je pensais qu’il devenaitraisonnable, cela me faisait plaisir ; mais j’étais bien loinde mon compte, car Chauvel avait en horreur le Directoire plus quetout autre gouvernement, à cause du pouvoir qu’il s’était faitdonner de nommer et renouveler les juges, les maires, lesmagistrats de toutes sortes des cinquante-trois départements dontune partie des députés avait été déportée ; de supprimer lesjournaux, de dissoudre les clubs, d’ajourner l’organisation de lagarde nationale et de proclamer l’état de siège. Un soir il me ledit en s’écriant :

– Qu’est-ce que nous sommes avec un gouvernement de cegenre ? Qu’est-ce qui reste à la nation ? Quand les cinqdirecteurs seraient tous des Danton ; quand ils auraient toutle bon sens, tout le courage et le patriotisme qui leur manquent,avec un pouvoir pareil je les regarderais comme des fléaux. Ce sontde véritables despotes !… C’est leur bêtise et leur lâchetéqui nous sauvent. Mais qu’un général les mette à la porte et prennetranquillement leur place, sans presque rien changer à leurpouvoir, et nous voilà tous esclaves. Dans ce moment même il fautdéjà nous taire, parce qu’au moindre signe de ces citoyens nousserions empoignés, jugés, embarqués et confisqués pour toujours. Oùsont nos garanties ? je n’en vois pas ; ils ont lepouvoir exécutif, et les deux conseils n’ont que la permission defaire des vœux, comme sous Louis XVI les assembléesprovinciales.

Ce qui surtout indignait Chauvel, c’était la lâcheté de ceDirectoire vis-à-vis du général Bonaparte, dont il n’osait pasaccepter la démission et qu’il aimait mieux voir en Italie, faire,défaire, agrandir, séparer, réunir un tas de petites républiques,que de l’appeler à Paris pour rendre ses comptes. Depuis lespréliminaires de Léoben, toutes les gazettes étaient pleines deBonaparte : « Proclamation de Bonaparte, général en chefde l’armée d’Italie, aux citoyens de la 8e divisionmilitaire. » – « Bonaparte, au quartier général dePasseriano. » – Admission auprès du Saint-Siège de JosephBonaparte, ministre de la république française. » –« Détails de la réception par le pape de l’ambassadeurfrançais Joseph Bonaparte. » – « Le général Bonaparte aprocédé à l’organisation du territoire de la républiquecisalpine. » – « Le général Bonaparte a fait ci, legénéral Bonaparte a fait ça ! »

On aurait dit que les Bonaparte étaient toute la France. La mortde Hoche ; la nomination d’Augereau à sa place ; larupture des négociations avec l’Angleterre, qui voulait bien lapaix, mais en gardant nos colonies, les embarras du Directoire, lesdisputes des conseils, tout passait en seconde ligne :Bonaparte remplissait les gazettes !… Celui-là pouvait sevanter de connaître l’effet des petites affiches ! Avec saseule campagne d’Italie, il faisait plus de bruit que nos autresgénéraux ensemble, avec leurs campagnes du Nord et du Midi,d’Allemagne, de Champagne, de Vendée, de Hollande, depuis lecommencement de la révolution. On ne parlait plus que de la paixqu’allait faire le général Bonaparte, du marquis de Gallo,chevalier de l’ordre de Saint-Janvier, de Louis de Gobentzel, comtedu Saint-Empire romain, du sieur Ignace, baron de Dégelmann, etd’autres plénipotentiaires chargés de traiter avec le généralBonaparte.

Naturellement, après tant de batailles, tant de souffrances etde misères, tout le monde désirait la paix ; paysans,ouvriers, bourgeois, tous souhaitaient de vivre tranquillement avecleurs femmes et leurs enfants, de travailler, de semer, derécolter, d’acheter et de vendre, sans avoir à craindre le retourdes Autrichiens, des Vendéens, des Anglais, des Espagnols :c’est vrai ! Mais en lisant ce qu’on a raconté depuis, oncroirait que Bonaparte en était cause, qu’il avait mis l’amour dela paix dans le cœur des gens ; cela n’a pas le sens commun.Bonaparte n’aurait jamais existé, que la nation n’aurait pas moinsdésiré la paix ; elle ne l’aurait pas moins obtenue, car nousavions ravagé, massacré, brûlé les autres, beaucoup plus qu’ils nenous avaient brûlés, massacrés et ravagés. Tout le monde en avaitassez ; et si les peuples avaient pu faire la paix sanss’inquiéter des rois, des princes et des directeurs, la paix seserait faite d’elle-même.

Enfin ce fameux traité entre la république et l’Empereur, roi deHongrie et de Bohême, arriva. Pour conserver la rive gauche duRhin, que nous avions gagnée avant Bonaparte et que nous occupions,le général Bonaparte donnait à Sa Majesté l’Empereur d’Autriche,roi de Bohême et de Hongrie, en toute propriété et souveraineté,l’Istrie, la Dalmatie, le Frioul, les îles ci-devant vénitiennes del’Adriatique, la ville de Venise, les lagunes, enfin toute cetterépublique de Venise, qui n’était pas à nous. Les Autrichiens,séparés de la Belgique par cent lieues de pays, devaient êtrecontents ; ce n’était pas la peine de tant glorifier cetraité, l’Autriche aurait accepté le marché même avant la guerred’Italie et toutes ses batailles perdues.

Voilà ce qu’on trouve admirable !

Le roi de Bohême et de Hongrie nous cédait aussi les îlesIoniennes, que nous avions.

Il faut que les peuples soient plus bornés que le dernier despaysans, car on ne regarde pas comme de grands malins ceux qui seruinent en procès avant de s’entendre. Les avocats s’enrichissentavec les imbéciles, et les généraux avec les peuples stupides. Cefameux traité de Campo-Formio est pourtant le fondement de lagloire de Bonaparte.

Ce que je vous dis, tous les hommes de bon sens le pensaient etse le disaient entre eux ; mais le peuple, la masse qui nesait rien et ne comprend rien, était dans l’enthousiasme ;elle donnait toute la gloire de cette paix à Bonaparte ; ellene se rappelait plus combien de fois nous avions battu lesAllemands depuis quatre ans ; Bonaparte avait toutfait !… comme lorsqu’on charge une balance à la halle, et quele dernier sac, sur vingt autres finit par entraîner le plateau,tout le reste ne compte plus ; les êtres sans raison sefigurent que ce dernier sac emporte tout. Voilà le peuple !…voilà l’ignorance !

Maintenant vous allez voir le reste, car ce n’est jamais fini,le reste arrive toujours.

Alors on voyait dans les gazettes des articles commeceux-ci : « Milan, le 26 brumaire. – Le général Bonapartea quitté Milan hier matin, pour aller présider la légationfrançaise au congrès de Rastadt. » – « Mantoue, 6novembre. – Le passage du général Bonaparte dans cette ville a étémarqué par des circonstances qui méritent d’être connues. Il futlogé au palais des anciens ducs. Les administrateurs et lesmunicipaux en grand costume allèrent le complimenter. » Oubien encore : « Le voyage du général Bonaparte à traversla Suisse a été un grand événement dans ce pays, où depuislongtemps on est dans une grande inquiétude sur des menacesd’invasion. Bonaparte, par les dispositions amicales qu’il amontrées aux députés de Berne, paraît avoir rassuré nospopulations. On a confiance dans sa franchise et sagénérosité. » – « Bonaparte a passé à Genève le 21 et adîné chez le résident de France. Depuis plusieurs jours, onl’attendait sur toutes les routes ; enfin ses courriers ontannoncé son arrivée. » – « La voiture du généralBonaparte s’est cassée ce matin près d’Avenche ; il estdescendu, et nous l’avons vu arriver à pied, avec quelquesofficiers et une escorte de dragons. Il s’est arrêté près del’ossuaire. Un bon bourgeois de Morat, de cinq pieds sept à huitpouces, observait avec étonnement le général. « Voilà une bienpetite stature pour un si grand homme ! s’écria-t-il. » –« C’est justement la taille d’Alexandre, » dis-je, ce qui fitsourire l’aide de camp. – « Les mêmes honneurs ont été rendusà Bonaparte dans toute la Suisse ; Lausanne était illuminée àson arrivée. » – « Bonaparte a dîné le 2 frimaire dans lepetit bourg de Rolle. Les canons des remparts ont annoncé sonentrée à Bâle. Aussitôt la forteresse de Huningue et les redoutesenvironnantes ont répété les mêmes signaux, etc., etc. »

À Paris, aux Cinq-Cents, c’était encore autre chose ; là,l’enthousiasme faisait ouvrir la bouche des admirateurs deBonaparte jusqu’aux oreilles : « Enfin, nous l’avons doncconquise cette paix que nous voulions honorable et sûre ; elleva rouvrir les sources et les canaux de la prospéritépublique ; elle va rendre à l’arbre de la liberté des sucsnourriciers qui le chargeront des fruits les plus doux ; elleva fermer les plaies que les longs désastres de la guerre répandentsur le corps politique ; enfin nous pourrons soulagerl’indigent, protéger les arts et l’industrie, donner au commerce unplus libre essor ; enfin les créanciers de l’État, surl’infortune desquels nous avons souvent répandu des larmes, neseront plus les premiers orphelins de la patrie. »

Qu’est-ce que je peux dire encore ? On se précipitait sousles pieds de ce soldat ; en vous marchant sur le dos, ilaurait eu l’air de vous faire beaucoup d’honneur. La bassesse desgens est quelque chose d’incroyable ; et si des héros commeBonaparte finissent par considérer les hommes comme des animaux deboucherie, il ne faut pas s’en étonner ; eux-mêmes en sontcause : ceux qui ne se respectent pas, ne méritent que lemépris.

Il paraît que tous ces honneurs, que Chauvel appelait desplatitudes, finirent par lasser Bonaparte lui-même ; car aumoment où toute l’Alsace lui dressait des arcs de triomphe, depuisHuningue jusqu’à Saverne, et que dans nos environs ceux deMittelbronn, de Saint-Jean-des-Choux, des Quatre-Vents, desBaraques d’en haut et d’en bas arrivaient avec des branches desapin, seule verdure qu’il fût possible de trouver en ces temps deneige, les gazettes nous apprirent que le général Bonaparte, aprèsavoir vu son grand oncle maternel, M. Jarche, l’embrasser dansla grande salle où les états de Bâle lui donnaient un repasmagnifique, était reparti tout de suite au bruit des canons quitonnaient sur les remparts ; qu’il avait pris sa route sur larive droite, et devait être présentement à Rastadt, ville murée dugrand-duché de Bade, où se tenait le congrès pour la pacificationgénérale. L’arc de triomphe était déjà dressé sur la place dePhalsbourg ; les gens s’en allaient désolés à travers la pluieet la boue.

Maître Jean, mon père, Létumier, trempés comme des canards,vinrent se sécher dans notre bibliothèque. Ils n’osaient pas seplaindre. Maître Jean disait qu’après le congrès, Bonapartepasserait sans doute par la ville, qu’on le verrait alors et queles poutres peintes de l’arc de triomphe pourraient encoreservir.

Marguerite était allée chercher une bouteille de vin, desverres, des pommes et une corbeille de noix qu’elle posa sur latable. Et pendant qu’on se réchauffait, en croquant des noix,d’autres patriotes, Élof Collin, Raphaël Manque, Denis Thévenot,arrivèrent ; ils se désolaient tous, surtout Élof qui devaitprononcer un magnifique discours au citoyen Bonaparte. Chauvel, latête penchée, derrière le fourneau, les écoutait et tout à coup ilse mit à rire haut d’une façon qui nous étonna.

– Vous riez, Chauvel ? lui dit maître Jean.

– Oui, fit-il, je ris en me représentant le citoyenBonaparte dans sa voiture d’ambassadeur, rembourrée de soie et develours, qui file au triple galop sur Rastadt, et se dit en prenantune bonne prise : « Ça marche !… Jacobins,royalistes, constitutionnels, tout ce tas d’imbéciles, que deux outrois finauds conduisent par le nez, sont dans le sac. Voilà troisans, à Oneille, Orméa et Saorgio, quand je faisais le pied de gruematin et soir à la porte du représentant Augustin-Bon-JosephRobespierre, et que je cultivais les droits de l’homme, qui jamaisaurait pu me prédire cette aventure ? Avant vendémiaire,Bonaparte, il te fallait encore plier l’échine à la porte ducitoyen Barras, pour obtenir audience. Le directeur te recevaitbien ou mal, selon qu’il avait bien ou mal dîné. Les domestiques,en te voyant revenir à la charge, souriaient derrière toi ;ils se faisaient signe du coin de l’œil : « C’est lui…c’est encore lui ! » et tu te disais :« Courage, Bonaparte, courage, il le faut, plie le dos devantle roi des pourris ; humilie ta fierté, Corse, c’est le cheminde la fortune ! » Et te voilà sur la route de Rastadt,les courriers en avant, les victoires derrière, tes bulletins enéclaireurs. Jacobins, constitutionnels et royalistes chantent teslouanges ; c’est de toi qu’ils attendent, les uns leurliberté, les autres leur roi, les autres leurconstitution. »

Chauvel se mit alors à rire plus fort ; et comme ÉlofCollin criait que Bonaparte était un vrai Jacobin, que toutes sesproclamations prouvaient qu’il était Jacobin, qu’on ne devait pasaccuser les gens sans preuves, Chauvel, dont les yeux lançaient deséclairs, lui répondit :

– La preuve, c’est l’insolence de cet homme après sonhumilité ; depuis ses victoires d’Italie, dont chaqueescarmouche était chantée comme une bataille, il n’a pas cessé deparler haut, d’offrir sa démission quand on lui faisait la moindreobservation, de défendre la parole à ses adversaires et de lesmenacer jusqu’à Paris ; de s’attribuer tous les succès dudedans et du dehors et d’abuser d’une façon honteuse de la lâchetédes directeurs, de leurs vices, et de leur bassesse. Ce qu’onn’avait jamais vu nulle part, il les a gagnés en leur envoyant del’argent ; dans chacune de ses lettres il n’est question quedes millions qu’il va prendre ici et là ! Est-ce que notrerépublique, avant lui, s’était salie de cette manière ? Est-ceque nous n’avons pas coupé le cou à Custine, pour avoir rançonné lePalatinat ? Faisions-nous la guerre pour dépouiller lespeuples de leur argent, de leurs meubles et de tout ce qu’ilstiennent à garder comme un souvenir de leur ancienne force et deleur liberté ? Quelle meilleure preuve peut-on avoir ducaractère de ce général, que sa conduite ? Quel autre auraitlivré des populations entières au pillage, comme il l’a fait àPavie, à Vérone ? N’est-ce pas une tache éternelle pour laFrance ? Et ces soldats qui vont revenir, comment pourront-ilscomprendre à l’avenir le respect de la famille, des personnes etdes propriétés, eux qui, dès leurs premiers pas, ont entendu leurgénéral s’écrier : « Je vous conduis dans les plusfertiles plaines du monde ; vous y trouverez honneur, gloireet richesse ! » Non ! ce n’est pas ainsique notre république s’est d’abord montrée aux peuples ;c’était pour leur donner des droits et non pour voler leurs biens.Nous avons fait en Italie une guerre de pillards ; et, je ledis avec chagrin, les pillards de là-bas et leur chef viennent nousappliquer à nous ce qu’ils ont appris en Italie : le mépris dugenre humain. La foule qui se précipite sous les pieds de ce héros,lui ôte le reste de respect qu’il pourrait encore avoir pour lespeuples. Après les millions d’Italie, il va nous en falloird’autres. Au lieu de chercher ces millions dans le travail etl’économie, nous allons les demander à la guerre de rapine. AlorsBonaparte sera le maître ; il nous aura bien achetés, avectous les trésors enlevés à l’Europe ; nous serons bien à lui.Qui pourra réclamer ? »

L’indignation de Chauvel éclatait comme des coups de trompette.Les gens dans la boutique écoutaient ; on devait l’entendrejusque dans la rue. Il était déjà dangereux en ce moment d’attaquerBonaparte ; notre lâche Directoire, qui lui cédait toujours,n’avait rien à lui refuser, il aurait fait arrêter le premier venu.Les patriotes qui se trouvaient là s’en allaient l’un aprèsl’autre ; les derniers furent bien contents de voir arrivernotre souper.

– Allons, s’écria maître Jean, bon appétit ; il sefait tard, on m’attend aux Baraques.

Ils partirent, et Chauvel tout sombre dit :

– Asseyons-nous et mangeons.

Plus une parole de politique ne fut prononcée ce soir-là ;mais ces choses me sont restées ; elles montrent que Chauvelavait bien connu Bonaparte, qu’il l’avait deviné depuislongtemps ; et ce qui ne tarda pas d’arriver, prouvaclairement à tout le monde qu’il ne s’était pas trompé.

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