Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 4

 

Chacun doit comprendre qu’avec l’économie, lebon sens et le bon ordre que Marguerite avait établis dans notrecommerce, tout allait bien ; je ne vais donc pas vous racontersemaine par semaine les bénéfices que nous faisions, les articlesque nous vendions, et tous les autres détails de l’existence. Quandon reste chez soi ; quand on ne va pas au cabaret dépenser cequ’on gagne ; quand on se plaît avec sa femme et qu’onsurveille ses affaires, alors tous les jours se ressemblent, ilssont tous heureux, surtout pendant la jeunesse.

Malgré cela nous traversions une bien vilaineannée ; je me souviens que jamais on ne vit de plus grandeconfusion dans le pays, de plus grande inquiétude et de plusprofonde misère qu’après la mort de Robespierre. Les journaux étantpleins de fêtes, de danses, de nouvelles modes, deréjouissances ; on ne parlait que de la Cabarrus, de la veuveBeauharnais et de cinq ou six autres femmes en train de festoyer etde ressusciter, comme on disait, les mœurs élégantes d’autrefois.Pendant ce temps le peuple, par l’accaparement des grains,l’abolition du maximum, la chute des assignats, la prospérité desfilous, la rentrée des girondins, des fédéralistes et desémigrés ; par la condamnation des patriotes, rendusresponsables de l’exécution des ordres du Comité de salutpublic ; par l’envahissement des capucins, des moines, quiréclamaient leurs chapelles, et des curés qui redemandaient leurséglises ; la fermeture de tous les clubs, après celui desJacobins de Paris, enfin par le triomphe de la mauvaise race, – quise remettait à crier, à clabauder, à menacer, – et mille autreschoses pareilles, le peuple était si misérable, que les gensmouraient de faim comme des animaux. Et là-dessus l’hiverarriva ! Moi je n’ai jamais pu comprendre comment cette famined’hiver fut si grande, car en traversant la France, dix mois avant,j’avais vu que tout se présentait bien ; les récoltes, lesmoissons de toute sorte n’avaient pas manqué ; peut-être lesavait-on mangées à mesure, comme il arrive lorsqu’on a longtempssouffert et qu’on ne peut plus attendre, c’est possible !D’autres disent que le bouleversement des lois et l’abolition dumaximum en furent principalement cause ; que c’était arrangéd’avance entre les royalistes et les thermidoriens, pour souleverle peuple contre la république et le forcer à redemander des rois,des princes, des ducs, qui font la pluie et le beau temps, avec lesecours des évêques et la grâce de Dieu, comme chacun sait.

Tout ce que je peux dire, c’est que lesthermidoriens, en rappelant les girondins, sur la proposition deSieyès, en s’associant avec les royalistes, en menant la vie avecdes femmes et s’en glorifiant eux-mêmes dans leurs gazettes,avaient fini par vous décourager et que, dans ce temps de terriblemisère, on apprit qu’une partie du peuple de Paris demandait à laConvention de rétablir des rois, déclarant qu’il se repentaitd’avoir soutenu la révolution. Voilà comment par la ruse, ladébauche, l’invention des modes honteuses et d’autres ordures queles imbéciles imitent, les filous arrivent toujours à faire passerleurs vices pour des vertus, à décourager les honnêtes gens, etfinalement à remettre la main dans le sac de la nation, ce qu’ilsdésirent le plus, car alors ils sont au pinacle et payent leursdébauches avec notre argent.

Des quantités de gueux firent leur fortune en94 ; ils achetaient des assignats de vingt francs pour dixsous, et payaient avec cela les biens nationaux, et leurs anciennesdettes, reçues en beaux deniers comptants. Tout était perdu sil’armée avait suivi ces exemples abominables ; mais c’estalors qu’on reconnut dans l’armée les vertus républicaines. Lesthermidoriens et leurs amis s’étaient dépêchés de remplacer lesmontagnards au Comité de salut public ; mais un Carnot, unPrieur, de la Côte-d’Or, un Robert Lindet, – des travailleursterribles, capables d’organiser, de nourrir et de diriger desarmées ; des patriotes qui ne pensent qu’à leur devoir jour etnuit, – ne sont pas faciles à remplacer par des braillards et desintrigants ; il avait bien fallu les laisser en place encorequelque temps, et ceux-là nos armées les connaissaient, ellespensaient comme eux.

Alors, pendant qu’à l’intérieur, sous ladirection des Tallien, des Fréron, des Barras, tout s’en allait enpourriture, que les muscadins avaient la permission d’assassinerles patriotes avec leurs cannes plombées ; qu’ils donnaientdes bals à la victime ; qu’ils faisaient des saluts à lavictime ; qu’ils s’habillaient à la justice, à l’humanité, ense livrant aux plus sales débauches, nos armées républicainescontinuaient à remporter de grandes victoires.

Dans cet hiver épouvantable de 1794 à 1795,l’armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan, et celle du Nordsous la conduite de Pichegru, rejetaient les Allemands et lesAnglais hors de chez nous ; elles envahissaient la Hollande etse rendaient maîtresses de toute la rive gauche du Rhin, depuisBâle en Suisse jusqu’à la mer. C’est une des plus magnifiquescampagnes de la république ; il gelait à pierres fendre ;nos hussards, au galop sur la glace, s’emparèrent même de la flotteennemie, chose qu’on n’avait jamais vue et qu’on ne reverra sansdoute jamais.

Combien de fois, les mardis et vendredis,jours de marché, quand la foule des pauvres gens remplissait notrepetite boutique, ouverte sur la place des Halles, demandant du sel,du tabac, et que le vent chassait la neige jusque derrière noscomptoirs, que la glace montait par-dessus les marches au niveau duplancher, combien de fois je me suis dit, en regardant cette granderue blanche en face, et les arbres secoués sur lesremparts :

« Il ne fait pas chaud !…Non !… Mais c’est égal, nos braves camarades, pieds nus et lesjambes entourées de paille, sur les grands chemins, ne doivent pasêtre à leur aise autant que nous ! »

Tout en servant, en répondant aux uns et auxautres, ces idées me travaillaient ; je me rappelais Mayence,Le Mans, Savenay ; ce n’était pourtant rien auprès de cethiver de 94, où le vin et même l’eau-de-vie gelaient dans lescaves.

Et, le soir, les volets fermés, quand le feubourdonnait dans notre petit poêle, que Marguerite comptait lesgros sous, que je les mettais en rouleaux, et que mon frère Étiennelisait notre entrée à Utrecht, à Arnheim, Amersdorf, Amsterdam, lepassage des digues et des canaux, la sommation des hussards à laflotte du Texel, ou d’autres choses aussi merveilleuses, combien defois mes yeux sont-ils devenus troubles ! et Marguerite,s’arrêtant tout à coup, combien de fois s’est-elleécriée :

– Ah ! les royalistes à Paris ontbeau demander l’abolition des droits de l’homme et du citoyen, larépublique remporte des victoires, les despotes se sauvent.

Et tous ensemble nous criions :

– Vive la république une etindivisible !

Tous les principaux jacobins de la ville, mêmeÉlof Collin, qui s’était remis avec moi, sachant que j’avais parléselon mon cœur, tous prirent alors l’habitude de venir causerderrière notre petit poêle, après souper. Notre bibliothèque devintla réunion des patriotes ; c’est chez nous qu’on apprenaitd’abord les grandes nouvelles, qu’on s’indignait contre les tyrans,et qu’on célébrait les victoires de la nation en chantant laMarseillaise. Que voulez-vous ? c’était dans le sangde la famille ; même vingt-cinq ans après, on ne connaissaitque cette musique chez Bastien-Chauvel, et quand on ne chantaitplus à la maison, toute la ville savait que les royalistes avaientle dessus.

À la fin de ce rude hiver, nous tenions déjàtous les articles d’épicerie, et l’on nous devait à Phalsbourg etdans les environs plus de neuf cents livres ; lorsque les genssont si malheureux, et qu’on les sait honnêtes, laborieux,économes, il n’est pas possible de leur refuser à crédit lespremières nécessités de la vie ; non, ce n’est pas possible.Nous devions à Simonis au moins autant qu’on nous devait ;mais il nous écrivit lui-même de ne pas nous gêner pour le payer,qu’il attendrait trois mois de plus s’il le fallait ; quec’était une année difficile pour tout le monde ; en même tempsil nous engageait à prendre de nouvelles marchandises.

Le 1er mars 1795, nous fîmes notrepremier inventaire, chose indispensable pour tout commerçant quiveut connaître l’état de ses affaires, savoir ce qu’il a vendu, cequi lui reste, s’il a perdu, s’il a gagné ; s’il peuts’étendre ou s’il doit s’arrêter ; les gueux seuls aiment àvivre dans le désordre, jusqu’à ce que l’huissier vienne faire leurinventaire pour eux.

Nous reconnûmes avec joie que, Simonis et noslibraires payés, il nous resterait encore quinze cents livres debénéfice net ; après une si rude campagne, c’étaitmagnifique.

Il va sans dire que mon père et maître Jeanvenaient nous voir au moins une fois par semaine, et que mon pèredînait avec nous tous les dimanches. Marguerite n’oubliait jamais,pendant la grande disette, de lui glisser un bon morceau de pain etde viande dans la poche, au moment du départ ; elle nousaurait plutôt fait jeûner le soir que d’y manquer ; je l’enaimais d’autant plus. Nous savions l’heure où cet excellent pèrearrivait, c’était toujours le matin ; de notre porte nous levoyions déjà sourire au bout de la rue ; il se redressaitjoyeusement et saluait tous les passants, même les enfants, qui luicriaient :

– Bonjour, père Bastien.

Il riait et puis ouvrait la porte endemandant :

– Eh bien, Michel, eh bien, mes enfants,ça va… ça va bien, n’est-ce pas ?

– Oui, mon père.

Nous nous embrassions. Alors, sur le seuil,après avoir secoué la neige de ses pieds, il disait :

– Entrons !… entrons !…

Et nous entrions dans la bibliothèque ;il se chauffait les mains au poêle en regardant Marguerite d’un airattendri. C’est que nous espérions quelque chose, la plus grandejoie qu’un homme puisse avoir sur la terre ; le bon père lesavait. Je ne crois pas que jamais un être ait été plus heureux quelui dans ce temps ; il aurait voulu chanter, mais sa joietournait en attendrissement ; il finissait toujours pars’essuyer les yeux et s’écrier :

– Mon Dieu ! quelle chance j’aitoujours eue dans ma vie ! Je suis un homme plein dechance !…

Et l’usurier, les corvées, la misère decinquante ans, Nicolas, la mère, mon départ en 92, tout étaitoublié ; il ne voyait plus que nous : Étienne, déjàpresque un homme, moi de retour, Marguerite devenue ma femme ;le reste, il n’y pensait plus.

Nous recevions aussi de temps en temps deslettres du père Chauvel, et c’étaient les beaux jours deMarguerite ; mais ces lettres étaient courtes ; il neparlait plus comme autrefois avec abondance ; quatremots : « Mes enfants, je vous embrasse. Les nouvelles quevous me donnez m’ont fait plaisir. J’espère que nous serons encoreensemble. Le temps presse, les circonstances sont graves. Mesamitiés à maître Jean, à Collin, etc. » On voyait qu’il avaitde la méfiance, qu’il n’osait pas tout écrire. Enfin nous savionsqu’il se portait bien, c’était déjà quelque chose ; et comme,après sa mission à l’armée des Alpes, Chauvel devait retourner àParis, nous espérions aussi le voir en passant.

C’est le dernier jour de mars 1795 que notrepremier enfant vint au monde, un gros garçon joufflu, les bras, lescuisses et le corps tout ronds, un solide gaillard. Après la grandeinquiétude et la grande souffrance, en le voyant dans les bras desa mère, sous la couverture blanche et les rideaux, je sentisquelque chose de fort et presque de terrible m’élever lecœur ; il me semblait que l’Être suprême était autour de nouset qu’il me disait :

« Je te donne cet enfant pour en faire uncitoyen, un défenseur de la justice et de la liberté. »

L’attendrissement m’étouffait, je jurais enmoi-même d’en faire un homme, selon mes forces et mes moyens.Marguerite le regardait en souriant, elle ne disait rien ; lavieille Horson et d’autres bonnes femmes riaient etcriaient :

– Quel bel enfant, il esténorme !

Et déjà deux citoyens dans la boutique, ayantappris la nouvelle, demandaient si l’on pouvait entrer, lorsque levieux père et maître Jean arrivèrent.

– À la bonne heure, Michel, à la bonneheure ! s’écriait maître Jean.

Mon père ayant vu le petit, gras et rose,sanglotait tout bas, et puis il se mit à rire et me serra dans sesbras longtemps. Il embrassa Marguerite en lui disant :

– Nous allons être tout à fait heureux,maintenant ; et, quand il sera grand, je le mènerai promenerau bois.

Enfin chacun se représente cela !

Le premier enfant qu’on a vous embellit tout.Marguerite ne pouvait pas me parler à force de bonheur ; elleme regardait, et nous souriions ensemble ; le premier motqu’elle me dit, ce fut :

– Il te ressemble, Michel !Ah ! que mon père sera content !

J’aurais encore bien des choses à raconter surce jour, mais comment les faire comprendre à ceux qui n’ont pas eud’enfants d’une brave femme ? et ceux qui en ont eus,qu’est-ce que je leur apprendrais de nouveau ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer