Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 16

 

Tous les généraux présents à Paris avaienttrempé dans le coup d’État ; Moreau s’était même abaisséjusqu’à garder prisonniers, au palais du Luxembourg, les deux seulshommes de cœur du Directoire, Gohier et Moulin, qui n’avaient pasvoulu donner leur démission, et qui se retirèrent, en protestantavec force contre ces infamies.

Le lendemain, Bonaparte quitta la petitemaison de la rue de la Victoire avec son épouse, pour aller seloger au Luxembourg. Les consuls firent une proclamation à lanation et Bonaparte à l’armée ; les soldats reçurent du vin,ils chantèrent, ils crièrent : « ViveBonaparte ! » Le peuple, à Phalsbourg, s’en mêla, et l’onconsomma plus de bière et de cervelas en ce jour, que durantplusieurs mois. Les patriotes ne bougèrent pas ; quand lepeuple et les soldats sont d’accord, il faut rester bientranquille. Les autorités civiles et militaires avaient reçu desordres, et dans une petite ville comme la nôtre, le maire, lesadjoints, le secrétaire de la mairie, le brigadier de lagendarmerie, viennent vous avertir en secret. Nous avions reçu cetavis, le père Chauvel n’en avait pas besoin, il connaissaitBonaparte.

Les gazettes étaient pleines d’adhésions, decompliments, de félicitations, d’assurances de dévouement ;Brune lui-même, un ancien ami de Danton, et qui lui devait sespremiers grades, le vainqueur du duc d’York en Hollande, écrivit augrand homme pour se soumettre. Masséna ne disait rien ; ilavait semé, l’autre récoltait : l’ingratitude du peuple devaitl’indigner. Bonaparte, pour ne l’avoir pas si près de Paris, à latête des vainqueurs de Zurich, l’envoya commander en Italie ;Bernadotte, ayant vu le coup réussir à fond, se taisait ;Championnet criait victoire ; Augereau n’avait jamais tantaimé Bonaparte.

Mais ce qui fit frémir les honnêtes gens, cefut la liste de ceux qu’on envoyait à Cayenne et dans l’île de Ré,cette liste où les brigands, les assassins signalés depuislongtemps, se trouvaient mêlés avec les représentants desCinq-Cents, et des patriotes comme Jourdan, le sauveur de la Franceà Fleurus et à Wattignies. Alors on reconnut l’esprit d’abaissementde Bonaparte. Il paraît que lui-même apprit l’horreur de la foule,et qu’il comprit qu’en dépassant un certain point, la canailleelle-même pourrait se révolter ; car on vit aussitôt dans lesgazettes qu’il ne s’agissait pas de Jean-Baptiste Jourdan, legénéral, mais de Mathieu Jourdan, dit Coupe-Tête, le massacreur dela Guillotière, mort depuis des années. Cette humiliation d’un desplus vertueux citoyens fit de la peine à tout le monde.

Les deux commissions poursuivaient leurouvrage à Paris ; celle des Cinq-Cents, sous Lucien Bonaparte,celle des Anciens, sous Lebrun. Elles abolirent la loi des otages,elles établirent une taxe de guerre de vingt-cinq centimes parfranc, à la place de l’emprunt forcé ; elle proclamèrentl’étalon définitif des poids et mesures, ce qui fut un bien pour lecommerce ; elles mirent en ordre les lois déjà rendues pournotre code civil, et finalement elles nommèrent chacune leurcommission chargée d’arrêter un projet deconstitution.

C’est ce qu’on attendait avec impatience, carnous ne pouvions vivre dans l’état où nous étions, sous le genoud’un seul homme ; nous aurions été plus malheureux que desserfs. Nous croyions que la nouvelle constitution allait nousrendre des droits, puisque tous étaient abolis, même ceux de laconstitution de l’an III. Le père Chauvel seul riait, quand on luiparlait de nouvelles constitutions ; il levait lesépaules : cela signifiait bien des choses et vous mettait lamort dans l’âme.

Alors on connut enfin cette magnifiqueconstitution, que Sieyès trimballait dans sa tête depuis cinq ans.Des images de Mirecourt, dont nous avons vendu beaucoup en ce tempsla représentaient sous la figure d’une pyramide d’Égypte. En hautétait assis dans un fauteuil le grand électeur à vie, nommé par lesénat assis au bas de la pyramide. Ce grand électeur devaitrecevoir six millions par an ; il devait avoir une garde detrois mille hommes et vivre au palais de Versailles, comme LouisXVI. C’était la pièce principale de cette constitution. Le grandélecteur ne devait avoir pour seule fonction que de nommer deuxconsuls, l’un de la paix et l’autre de la guerre, et puis deregarder d’en haut ce qui se passerait. À droite de la pyramideétait assis le Corps législatif, à gauche le tribunat, et, en facedu grand électeur, le conseil d’État. Le tribunat et le conseild’État se disputaient ensemble sur les lois, le Corps législatifles écoutait, il prononçait son jugement.

Quant au peuple, il était représenté sous lafigure d’un maire qui dresse des listes, d’un commissionnaire quiles porte et d’un paysan qui les met dans une boîte.

Cette image faisait mourir de rire tous ceuxqui la voyaient. On contait que Bonaparte lui-même s’en était faitdu bon sang et qu’il avait dit à Sieyès :

– Ah çà ! croyez-vous que la nationverrait avec plaisir un cochon dépenser six millions à Versaillessans rien faire ? Et puis, connaissez-vous un homme assez bas,pour accepter une position pareille ?

M. l’abbé n’avait su quoi répondre ;il connaissait très bien ce grand électeur !

Il paraît que Bonaparte trouva pourtant que laconstitution de Sieyès avait du bon, car, le 13 décembre 1799, lanouvelle constitution ayant été publiée, nous vîmes que le Sénat,le Corps législatif, le tribunat, le conseil d’État et même legrand électeur étaient conservés ; seulement ce grandélecteur, au lieu de ne rien faire, faisait tout ; ils’appelait premier consul, et s’était donné deux camarades pour laforme :

« Le gouvernement est confié à troisconsuls, nommés pour dix ans et indéfiniment rééligibles. Laconstitution nomme premier consul le citoyen Bonaparte, ex-consulprovisoire ; deuxième consul, le citoyen Cambacérès,ex-ministre de la justice ; troisième consul, le citoyenLebrun, ex-membre de la commission des Anciens.

» Le premier consul a des fonctions etdes attributions particulières, dans lesquelles il estmomentanément suppléé, quand il y a lieu, par un de sescollègues.

» Le premier consul promulgue leslois ; il nomme et révoque à volonté les membres du conseild’État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieursen chef ; les officiers de l’armée de terre et de mer, lesmembres des administrations locales et les commissaires dugouvernement près les tribunaux ; il nomme les juges criminelset civils autres que les juges de paix et les juges de cassation,sans pouvoir les révoquer.

» Le gouvernement propose les lois etfait les règlements nécessaires pour les exécuter ; il dirigeles recettes et les dépenses de l’État ; il surveille lafabrication des monnaies. S’il est informé qu’il se trame quelqueconspiration contre l’État, il peut décerner des mandats d’ameneret des mandats d’arrêt. Il pourvoit à la sûreté intérieure et à ladéfense extérieure de l’État ; il distribue les forces deterre et de mer et en règle la direction. Il entretient desrelations politiques au dehors, conduit les négociations, fait lesstipulations préliminaires, signe, fait signer et conclut lestraités de paix, d’alliance, de trêve, de neutralité, de commerceet autres conventions. Sous la direction des consuls, le conseild’État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlementsd’administration publique, et de résoudre les difficultés quis’élèvent en matière d’administration. »

Enfin, qu’est-ce qui restait aux autres, je ledemande, et quelles garanties avions-nous ? Qui pouvaits’opposer à la volonté du premier consul, qui ? Il avait toutfait, tout nommé du haut en bas : sénateurs, pour maintenir ouannuler les actes inconstitutionnels ; conseillers d’État,pour défendre les projets de loi ; tribuns pour lesattaquer ; et par sa constitution il voulait continuer de toutfaire, tout nommer et tout décider, car son Corps législatif étaitune vraie farce. Écoutez un peu :

« Les citoyens de chaque arrondissementcommunal désigneront ceux d’entre eux qu’ils croiront les pluspropres à gérer les affaires publiques (un sur dix). Les citoyenscompris dans ces listes communales désigneront également un dixièmed’entre eux ; il en résultera une seconde listedépartementale. Les citoyens portés sur la liste départementaledésigneront pareillement un dixième d’entre eux, il en résulteraune troisième liste. »

Vous croyez peut-être que ceux-ci vont enfinnommer les députés, pas du tout : « Ceux-là sont propresaux fonctions publiques nationales. »

« Toutes les listes faites dans lesdépartements en vertu de l’article 9 (les dernières), serontadressées au sénat ; le sénat élit sur ces listes leslégislateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation etles commissaires de la comptabilité. »

Et le sénat, qui l’avait nommé ? Lesconsuls ! – Je ne veux pas aller plus loin, cela suffit pourvous montrer dans quel état nous étions tombés : le premierconsul faisait tout et la nation rien ! Quant aux discussionsentre le conseil d’État et le tribunat dans la présentation deslois, c’était une espèce de mécanique montée pour faire croire quenous avions un gouvernement et que nous débattions nosintérêts ; les uns attaquaient toujours le projet et lesautres le défendaient toujours, comme Polichinelle à la foire donnetoujours les coups de pied, et Jocrisse les reçoit toujours, enfaisant des grimaces ; on finit par rire malgré soi, tant lachose vous semble bête. Il paraît pourtant que le premier consulétait jaloux de son théâtre, car plusieurs journaux s’étant permisd’exécuter les farces du tribunat et du conseil d’État, et de sedisputer entre eux sur les projets, on vit un beau matin, auMoniteur :

« Arrêté du 27 nivôse. – Les consuls dela République, considérant qu’une partie des journaux quis’impriment dans le département de la Seine sont des instrumentsdans les mains des ennemis de la République ; que legouvernement est chargé spécialement par le peuple français deveiller à sa sûreté, arrêtent ce qui suit :

» Art. Ier. Le ministre de lapolice ne laissera, pendant toute la guerre, imprimer,publier et distribuer que les journaux ci-après désignés : leMoniteur universel, le Journal des débats et desdécrets, le Journal de Paris, le Bien informé,l’Ami des lois, la Clef des Cabinets, le Citoyenfrançais, la Gazette de France, le Journal deshommes libres, le Journal du soir, le Journal desdéfenseurs de la patrie, la Décadephilosophique. »

En tout treize journaux. Et, comme nous avionstoujours la guerre, cela ne devait jamais finir. Après cela, chacunpeut se figurer à quel degré d’abaissement, de stupidité etd’ignorance la nation fut bientôt réduite ; d’autant plus que,pendant tout son règne, Bonaparte ne donna pas un centime pourl’instruction primaire, et ne s’inquiéta que des lycées et deshautes écoles pour la bourgeoisie et la noblesse. Mais en revanche,bien des gens oubliés revinrent sur l’eau ; jamais on ne sefera l’idée de l’enthousiasme d’une foule d’anciens gentilshommes,de ci-devant écuyers, seigneurs, comtes, vicomtes, grandes dames,valets de cour, employés de faisanderie ou de la cuisine, d’avoirenfin un homme devant qui se prosterner. Cela leur manquait depuislongtemps. Ce n’était pas le roi légitime, hélas, non !C’était même un assez rude personnage, un soldat de fortune trèsinsolent, mais c’était le maître ! Et l’on se précipitait dansses antichambres ; on avait besoin de servir : il est sidoux de servir !

Bonaparte aimait cette espèce de gens ;il les recevait bien et disait que la vieille noblesse se reconnaîttoujours à ses belles manières ; qu’il faut être élevélà-dedans de père en fils, pour s’en tirer aussi bien. Mais iln’était pas encore aux Tuileries, et c’est aux Tuileries qu’ilvoulait les recevoir.

En attendant, comme l’amour d’un homme neremplace pas tout à fait l’amour de la patrie, et qu’il fautencourager ceux qui sont dans le bon chemin, en les marquant d’unsigne, les consuls de la république arrêtèrent qu’il serait donnéaux individus qui se distingueraient par une action d’éclat :1° aux grenadiers et soldats des fusils garnis d’argent ; 2°aux tambours, des baguettes d’honneur garnies en argent ; 3°aux militaires de troupes à cheval, des mousquetons d’honneurgarnis en argent ; 4° aux trompettes, des trompettes d’honneuren argent ; 5° que les canonniers pointeurs les plus adroits,qui dans une bataille rendraient le plus de services, recevraientdes grenades d’or qu’ils porteraient sur le parement de leurshabits, et que tout militaire qui aurait obtenu une de cesrécompenses jouirait de cinq centimes de haute paye par jour.

Ainsi tout se payait comme dans notreboutique ; la livre de sucre, tant ; l’once de cannelle,tant ; le litre de vinaigre, tant ; le dévouement dusoldat, tant ! du lieutenant, tant ! du capitaine,tant ! Tu courais le risque de perdre la vie, tant pour lesrisques, et nous sommes quittes ! Quant à ton dévouement, àtes sacrifices, ne m’en parle pas. Tout ce qui se paye et s’achèteest de la marchandise ; laissons donc de côté la gloire. Lagloire existait sous la république, quand les Jourdan, les Hoche,les Kléber, les Marceau se sacrifiaient avec des milliers d’autrespour la liberté, l’égalité et la fraternité ; oui, la gloireétait leur seule récompense ; ils ne voulaient ni titres, nidécorations, ni grosses pensions, ni gratifications ! Maischaque fois qu’on me parle de la gloire avec de gros profits,l’idée me vient de proposer au conseil municipal de m’élever unestatue sur la place d’armes de Phalsbourg, pour avoir pendantquinze ans fourni mes compatriotes, contre beaux deniers comptants,de poivre, de gingembre, de clous de girofle et autres denréescoloniales. Les gens m’ont payé, c’est vrai ; je me suis faitépicier dans mon intérêt, c’est encore vrai ; mais du momentque l’état militaire rapporte autant et plus de bénéfices en tousgenres que l’épicerie, je ne vois pas pourquoi Michel Bastien,premier épicier de la commune, n’aurait pas sa statue aussi bienque Georges Mouton.

Tout cela, vous le voyez bien, c’est uneplaisanterie : la gloire vient du dévouement ! EtBonaparte comptait si peu sur le dévouement, qu’il n’avait jamaisparlé que d’intérêt à ses soldats : « Soldats, je vaisvous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ! »– « Soldats, au retour de cette expédition, chacun de vousaura de quoi acheter six arpents de terre. » Maintenant ilsn’avaient besoin de rien acheter, ils étaient dans les plusfertiles plaines du monde : la France ! riche en grains,riche en fourrages, riche en fruits, riche en bons vins, riche endenrées de toute sorte, et surtout riche en conscrits. Ils avaientgagné tous les droits que la nation avait perdus.

Après avoir joué contre nous, Bonaparte allaitjouer contre l’Europe, pour donner des trônes à ses frères, lanation allait être forcée de lui fournir tous les enjeux, maiscomme il avait promis la paix au pays, et que cette promesse avaitfait deux fois son élévation, il écrivit familièrement au roid’Angleterre George III, que les Anglais et les Français pourraientfort bien s’entendre, dans l’intérêt de leur commerce, de leurprospérité intérieure et du bonheur des familles ; et qu’ils’adressait tout bonnement à lui, sans s’inquiéter de sesministres, ni de ses chambres, ni de ses autres conseillers, parceque ces choses-là se traitent beaucoup mieux de camarade àcamarade, comme on s’offre une prise de tabac.

Le roi George fut très étonné de voir un petitgentilhomme corse lui frapper sur l’épaule. Il refusa de répondre,disant que la Constitution anglaise s’y opposait. Mais son premierministre Pitt, qui nous avait déjà fait tant de mal, en payant lesdeux premières coalitions contre nous et débarquant des arméesentières sur nos côtes, comprit très bien que Bonaparte voulaitrire, en flattant le peuple français de cette paix ;seulement, lui-même désirait la continuation de la guerre ; ilrépondit donc par une note, qui fut affichée dans les derniersvillages : « Que notre révolution attaquait toutl’univers ; qu’elle était contraire aux propriétés, à laliberté des personnes, à l’ordre social et à la liberté de lareligion ; que Sa Majesté George III ne pouvait avoirconfiance dans nos traités de paix et nos promesses ; qu’illui fallait d’autres garanties ; et que la meilleure garantiepour lui, serait le rétablissement de cette race de princes qui,durant tant de siècles, avaient su maintenir au-dedans laprospérité de la nation française, et lui assurer de laconsidération et du respect au-dehors ; qu’un tel événementécarterait à l’instant et dans tous les temps les obstacles quis’opposaient aux négociations de paix ; qu’il assurerait à laFrance la jouissance incontestée de son ancien territoire, etdonnerait à toutes les autres nations de l’Europe, par des moyenstranquilles et paisibles, la sécurité qu’elles étaient actuellementforcées de chercher par d’autres moyens, etc., etc. »

Cela signifiait que le roi George et sonministre regardaient l’existence de notre république, comme le plusgrand danger que pussent courir toutes les familles de nobles, deprinces et de rois, qui subsistent aux dépens des peuples enEurope. Ils s’étaient dit :

« Cette république périra, ou nouspérirons ! La souveraineté d’un peuple ne peut exister à côtédu droit divin des autres. »

Et c’était vrai. Bonaparte le savaitbien ; – si les rois avaient voulu le recevoir dans leurfamille, la paix et la fin de notre république ne se seraient pasfait attendre longtemps ; mais ni le roi George, ni FrançoisII, ni l’empereur Paul ne voulaient de lui ; la guerre étaitdonc inévitable.

La république avait repoussé toutes lesattaques des rois et tendu la main aux peuples ; elle avaitrépandu la connaissance des droits de l’homme jusqu’en Russie etfait trembler les despotes chez eux. Je suis sûr que les peuplesauraient fini par la comprendre et l’aimer. Nos dernièresvictoires, pendant que notre meilleure armée et presque tous nosmeilleurs généraux étaient en Égypte, prouvaient que nous avions dela force encore pour vingt ans, et dans ces vingt ans l’esprit deliberté, de justice et de dévouement au genre humain aurait marchétoujours.

Depuis l’arrivée de Bonaparte, l’intérêt seulavait pris le dessus ; il voulait une place parmi les rois, etc’est nous qui devions la gagner. La guerre devint alors forcée.Seulement, comme Bonaparte était un homme très fin, il sentait quela lutte serait longue, et voulut d’abord tout préparer, mettre del’ordre non seulement dans ses troupes, mais encore dans le pays,pour avoir tout sous la main, tirer ses ressources sans encombredes moindres hameaux, ne rencontrer d’obstacles et de résistancenulle part, et pouvoir pomper l’argent, le sang, la vie, jusque surle roc vif de la nation. C’est de là que nous est venue la fameuseorganisation territoriale du 28 pluviôse an VIII (11 février 1800),et l’établissement des préfectures et sous-préfectures, que tantd’écrivains ont admirés, sachant bien pourtant qu’ils ne peuvents’accorder avec la justice et la liberté de notre pays.

Avant la révolution, nous avions eu lesassemblées provinciales, composées de prêtres et de nobles, pourrégler les intérêts de la province et les impôts de chacun ;plus tard sous la Constituante et la Convention, nous avions eu desassemblées municipales, nommées par tous les citoyens sansexception, pour régler les affaires de la commune, et desassemblées primaires au chef-lieu du district, pour l’élection desdéputés, des juges, des administrateurs, etc. Tout le monde étaitcontent ; on vivait, on prenait part aux affaires de soncanton, de sa ville, de son village, du département et du pays toutentier. Les citoyens pauvres recevaient même une indemnité pour serendre aux assemblées de district.

Ensuite, par la constitution de l’an III, nousavions eu des assemblées primaires composées seulement de tous ceuxqui payaient des contributions directes ! Mais c’est égal, onétait toujours attaché aux intérêts de son pays, et puis on avaitdes affaires municipales ; c’est dans les assembléesmunicipales qu’on apprenait à défendre ses intérêts ; tousceux qui se trouvaient nommés de ces assemblées, soit comme simplesmembres, soit comme officiers municipaux chargés de fonctionsparticulières, pouvaient dire : « Je représente mesconcitoyens. Ce que je fais, c’est pour moi-même, mes amis, maville, mon village. » Nul étranger n’avait le droit de semêler des affaires municipales ou commmunales. Robespierre, lepremier, avait envoyé des agents municipaux dans les chefs-lieux dedépartement, des surveillants, mais pas de gens ayant mission de semêler de ce qui ne les regardait pas ; pourvu que larépublique eût son compte en argent et en hommes, il n’en demandaitpas davantage.

Eh bien, cela ne suffisait pas àBonaparte : il trouvait que les gens étaient encore troplibres ; qu’il n’étaient pas assez sous sa poigne ;qu’ils s’occupaient encore trop de leurs propres affaires ;que leur propre commune les regardait moins que lui, et qu’ildevait leur nommer, non seulement un surveillant, mais un mairechargé de tout faire chez eux à leur place, de recevoir ses ordreset de forcer les citoyens à les remplir. On continuait de nommerdes conseillers municipaux, mais quand le conseil municipal nes’accordait pas avec le maire, représentant du premier consul, leconseil municipal était dissous et le maire avait raison quandmême.

C’est ce que la nouvelle organisation appelait« l’administration proprement dite. » Au-dessus du maireétait le sous-préfet, au chef-lieu d’arrondissement, carl’organisation territoriale créait trois cent quatre-vingt-dix-huitarrondissements, au-dessus des six à sept mille cantons de larépublique ; et au-dessus du sous-préfet était le préfet, auchef-lieu du département, tous chargés de procurer l’exécution dece que voulait le premier consul, d’être les premiers consuls de lacommune, de l’arrondissement et du département : de nommer àtoutes les fonctions, qui bon leur semblait, et de plier quiconquerésisterait.

Quand un citoyen avait à se plaindre dudernier de leurs agents, il ne pouvait pas lui demander réparationen justice (article 75 de la constitution de l’an VIII) et devaits’adresser d’abord au conseil d’État, pour en obtenirl’autorisation ; et comme le premier consul nommait aussi lespréfets, les sous-préfets et les maires, lesquels nommaient, eux,leurs agents de police, leurs gardes champêtres, etc., le conseild’État, nommé par le premier consul, ne donnait jamais ou presquejamais l’autorisation de les poursuivre ; de sorte qu’ilfallait rester chez soi, ne pas bouger, et, quand on sortait, tirerle chapeau jusqu’au dernier mouchard, dans la crainte perpétuellede recevoir des soufflets, et d’aller en prison si l’on avait lemalheur d’y répondre, sans aucun espoir d’obtenir réparation.

Tout le reste de cette organisation, que desécrivains célèbrent comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain, étaitdans le même genre. Tout revenait au premier consul ; il avaitla gloire et la responsabilité de tout, et sa responsabilité devaitse réclamer au conseil d’État, dont chaque membre était nommé parlui et révocable à volonté.

La nation n’existait plus donc que pourfournir des soldats et de l’argent à Bonaparte. Jamais aucun peuplen’était tombé plus bas.

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