Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 13

 

L’année suivante devait être bien autrementrude, on le sentait d’avance, car déjà Paul Ier,empereur de Russie, que sa mère Catherine et son père Pierre IIIavaient rendu fou furieux, en le faisant enfermer durant desannées, cet être maniaque, qui venait de monter sur le trône,armait à force, prenait nos émigrés à son service et se déclaraitl’ami de Louis XVIII. Il se regardait comme offensé gravement de ceque Bonaparte avait enlevé Malte, et se proclamait grand maître del’ordre des chevaliers de Saint-Jean, une vieillerie qui n’avaitplus l’ombre du sens commun, puisque ces chevaliers, à deux outrois cents, faisaient vœu de défendre la chrétienté contre lesTurcs. On avait vu leur belle résistance ; vingt-cinqvolontaires de 92, des fils de paysans, auraient mieux soutenu leurhonneur et leurs droits. N’importe, le maniaque commandait à desmillions d’hommes, et personne n’aurait osé lui parler raison. Ilallait faire hacher et massacrer des milliers de soldats, pour unelubie qui lui passait par la tête ; cela montre la beauté dugouvernement despotique. S’il n’existait que des êtres de cetteespèce, le genre humain serait bientôt fini. Heureusement, pendantque les despotes ne songent qu’à détruire leurs semblables, deshommes simples, sans orgueil, sans dire qu’ils sont les envoyés deDieu, font autant de bien que les autres font de mal.

Je vous ai déjà parlé du docteur Schwân, quivoulait s’embarquer pour l’Égypte. Ce brave homme avait eu lachance d’arriver trop tard ; toutes les bonnes places étaientprises. En revenant de Paris, au bout de quelques mois, il s’arrêtade nouveau chez nous et nous parla d’une découverte extraordinaire,d’un bienfait unique pour les hommes. Mais vous ne comprendrez lagrandeur de ce bienfait, qu’en vous faisant une idée de tous lesravages de la petite vérole avant 1798. C’était affreux !Tantôt cette maladie se déclarait dans un village, tantôt dans unautre ; cela s’étendait comme le feu ; tout le monde,mais surtout les pères et mères frémissaient. On disait :

– Elle est ici !… Elle avance… Tantde personnes l’ont eue… telle femme… telle fille ont surtout étémaltraitées… Un tel est devenu borgne… tel autre n’est plusreconnaissable… Il y a tant de morts, tant de sourds, tantd’aveugles !…

Ah ! quelle épouvante !

Et puis, après quelques semaines, les pauvresfilles, les pauvres femmes qu’on avait vues si fraîches, siblanches, revenaient, un mouchoir sur la figure, toutes honteuseset désolées. On ne les reconnaissait plus qu’à la voix :

– Ah ! mon Dieu ! c’estCatherine… c’est la belle Louise… c’est Jacob, de tel endroit… MonDieu ! est-ce possible ?

Combien de ces désolations j’ai vues dansnotre boutique ! les promesses de mariage tenaient bien peu,croyez-moi.

Mais le plus terrible c’étaient les enfants.On parlait bien de l’inoculation ; on disait, quand la petitevérole arrivait dans un endroit :

« Il faut aller là, coucher votre enfantavec le malade… ce ne sera pas aussi fort… Et puis il vaut mieuxles perdre jeunes !… la peau des enfants est aussi plustendre, ils ont plus de chance d’en réchapper ! »

On m’avait dit cela cent fois pour le moins.C’était juste, plein de bon sens. Mais représentez-vous un pauvrepère qui s’en va là, son enfant sur le bras ; représentez-vouscomme ce petit être lui tient dans les mains ; comme il leserre, comme il crie en lui-même :

« Non !… pas encore !… Plustard… il sera temps ! »

Et comme il revient, en disant aux anciens quil’attendent tout tremblants :

« Ma foi ! grand-père ou grand-mère,je n’ai pas eu le courage. Allez-y vous-même. »

Et les vieux qui pensent :

« Il a bien fait… nous aimons mieuxattendre ! »

Et l’on attendait. Et tout à coup la petitevérole était en ville ; les vôtres ou ceux du voisinl’avaient… C’est ce que je me rappelle de plus abominable de cetemps, après la famine. Les trois quarts des gens, surtout à lacampagne, où l’on s’expose au froid, restaient défigurés.

Deux ou trois fois Chauvel m’avait prévenu defaire inoculer la petite Annette, mais je n’avais pas voulu, niMarguerite non plus.

Quant au petit Jean-Pierre, je me disaisbien :

« Il ne faut pas tenir à la beautédes hommes… Allons à Saint-Jean, à Henridorf, la petite vérole yest ; elle est bénigne… »

Mais, au moment de partir, le cœur me manquaittoujours.

Enfin, avec la quantité d’autres inquiétudes,avec les lois sur l’enlèvement de nos droits, et les craintes devoir revenir la guerre, je vous en réponds, la petite vérole étaitde trop.

L’inoculation ne donnait confiance qu’à ceuxqui n’avaient pas beaucoup de cœur. Nos enfants avaient déjà troiset quatre ans, que, pour mon compte, j’aimais encore mieux attendreà la grâce de Dieu, et toutes les raisons de Chauvel ne meparaissaient pas bonnes.

Dans ce temps donc, comme je viens de vous ledire, le docteur Schwân arriva de Paris. Je vivrais deux cents ans,que je l’entendrais toujours nous parler de la nouvelle découverte,le cow-pox, venue d’Angleterre, contre la petite vérole,et nous expliquer que c’était une sorte d’humeur du pis desvaches ; que cette humeur, étant inoculée aux enfants par unesimple piqûre, les préservait de la maladie ; qu’un médecinanglais, Jenner, avait fait cette découverte et l’avait essayéedepuis quinze ans sur des quantités de personnes ; qu’il avaittoujours parfaitement réussi ; et que généralement tous ceuxqui vivent autour des vaches, les femmes qui traient ces animaux,celles qui les soignent et gagnent des boutons aux mains, sontabsolument préservés de la petite vérole.

Le grand désir de croire ce qu’il nousracontait me gonflait le cœur. Je regardais les enfants et jem’écriais en moi-même :

« Ah ! si c’était vrai !…ah ! si c’était possible !… Vous resteriez toujours commevous êtes, mes pauvres petits enfants, avec vos joues roses, vosyeux bleus et vos bonnes lèvres, sans aucune marque. »

Marguerite me regardait, et je voyais qu’ellepensait les mêmes choses que moi.

Chauvel voulait tout savoir dans les moindresdétails. Schwân, naturellement causeur, comme tous les vieuxsavants, aimait à s’étendre sur la découverte ; il avait lutoutes les expériences faites jusqu’alors, les attestations, lescertificats ; enfin il croyait la chose sûre, et tout à coupChauvel s’écria :

– Mais je connais cette maladie dubétail, elle n’est pas dangereuse. Je l’ai vue bien des fois dansles fermes des Vosges, au fond des étables humides, le long desrivières : ce sont de gros boutons blancs.

– Oui, dit Schwân, qui se mit à faire ladescription des boutons, si bien que Chauvel s’écriait :

– C’est ça, c’est bien ça ! l’humeurest transparente comme de l’eau. Ma foi ! si je n’avais pas eula petite vérole, d’après tout ce que tu me racontes, Schwân,toutes ces expériences et ces preuves, je n’attendrais pas pour mefaire inoculer le cow-pox.

– Ni moi, dit Marguerite.

Je dis aussi que j’étais plein deconfiance ; mais nous avions tous eu la petite vérole dans lafamille : j’en étais moi-même assez marqué ; Margueriteen avait seulement quelques signes ; Chauvel et Schwân enétaient criblés.

Nous pensions tous aux enfants, et personnen’osait entamer ce chapitre, lorsque Schwân commença, et dit qu’ilavait trois petits-enfants de sa fille, et qu’aussitôt à Strasbourgil allait les vacciner lui-même, car ce cow-pox n’étaitque la vaccine.

– Si tu m’en donnes ta parole depatriote, s’écria Chauvel, je vaccine aussi les nôtres, et puis jevaccine tous ceux que je rencontre.

Schwân jura qu’il le ferait, et qu’ilrépondait de tout ; mais il fallait d’abord trouver du vaccin.Le docteur, en repartant vers cinq heures, par le courrier, nouspromit de s’en occuper et de nous donner avis des résultats.

C’est après son départ que l’inquiétude, lacrainte et le désir de recevoir bientôt de ses nouvelles noustourmentèrent. Nous en parlions tous les soirs, mais durant cinq ousix semaines, n’ayant pas reçu de lui le moindre billet, nouscroyions l’affaire manquée. Chauvel disait que Schwân avait sansdoute reconnu que le cow-pox ne signifiait rien ;j’en étais presque content, car, dans des occasions pareilles, onaime mieux voir les autres commencer, que d’exposer les siens.

En ce mois de février 1799, la petite vérolese déclara chez nous d’une façon épouvantable ; on n’entendaitplus que les cloches aux environs de la ville ; cela gagnait,gagnait… de Véchem à Mittelbronn, de Mittelbronn à Lixheim. Unmatin, Jean Bonhomme, le mari de Christine Létumier, mon anciennecommère, arriva dans notre boutique sans chapeau, sans cravate, àmoitié mort de chagrin ; il pleurait et criait :

– Ma femme et mes enfants sontperdus !

Bonhomme avait deux petits garçons, jolis,riants, et qui jouaient avec nos enfants pendant les marchés. Cettebonne Christine conservait encore pour moi de l’amitié ; ellese rappelait toujours les bonnes valses que nous avions faites àLutzelbourg ; la petite forge où chaque matin, les bras nus,elle venait prendre de l’eau à la pompe, en me disant avecdouceur : « Bonjour, monsieur Michel. » Et puis sonmariage, où j’avais été garçon d’honneur, avec Marguerite. Nosenfants s’aimaient ; son aîné, le petit Jean, tout rond ettout joufflu, les cheveux frisés comme un petit mouton, embrassaitma petite Annette et roulait de gros yeux bleus endisant :

– C’est ma femme, je n’en veux pasd’autre.

Ce qui nous faisait bien rire.

Figurez-vous d’après cela notre chagrin ;ces gens étaient presque de la famille, ils étaient nos plus vieuxamis et nos premières pratiques. J’essayais de rendre courage à cepauvre Bonhomme, en lui disant que tout se remettrait, qu’on nedoit jamais désespérer ; mais il perdait la tête, et merépondait :

– Ah ! Michel ! Michel !si tu les voyais !… Ils sont comme rôtis à la broche, on nereconnaît plus leur figure, et Christine, qui les soigne, vient dese coucher aussi. Mon Dieu ! mon Dieu ! je voudrais êtremort avec eux tous.

Il courut chez l’apothicaire Tribolin etrepartit aussitôt. Deux jours après, nous sûmes que les enfantsétaient morts, et que leur mère avait l’épouvantable maladie danstoute sa force.

Le père Létumier vint en ville aprèsl’enterrement ; il était comme fou ; et cet homme sobreentra boire du vin blanc à l’auberge du Cheval brun. Nousl’entendions crier d’une voix terrible :

– Il n’y a pas d’Être suprême !… Iln’y a rien… rien ! Les scélérats gardent leurs enfants et nousperdons les nôtres.

Il vint chez nous et tomba dans les bras deChauvel en gémissant. Voilà ce que faisait cette maladie, dontpersonne n’était exempt ; il fallait s’y attendre jusqu’à centans, quand par hasard on ne l’avait pas encore eue.

Et maintenant songez à notre désolation de neplus entendre parler du cow-pox ; elle était d’autantplus grande, que la petite vérole s’approchait de Phalsbourg.C’était vers le printemps. Un matin, comme j’allais prendre lecourrier pour régler mes comptes avec Simonis à Strasbourg, aumoment de sortir avec la petite malle de Chauvel, je vois entrer ledocteur Schwân et deux autres respectables bourgeois, qui noussaluent en souriant. Chauvel avait reconnu la voix de son vieuxcamarade ; il ouvrit la bibliothèque et Schwâns’écria :

– Eh bien ! l’expérience est faitesur les miens ; êtes-vous prêts pour les vôtres ?

– Où donc est le cow-pox ?demanda Chauvel.

– Le voici dans ma trousse !

Et tout de suite le docteur nous montra duvaccin encore frais, dans une petite bouteille. Nous étions commesaisis ; les gens de la boutique, penchés tout autour de nous,regardaient étonnés.

Nous entrâmes dans la bibliothèque avec cesétrangers. Les deux autres étaient aussi des médecins. Ils nousracontèrent comment venaient les boutons, comment ils s’ouvraientet se séchaient, que cela ne donnait qu’un peu de fièvre, et queles enfants déjà vaccinés dans leurs propres familles se portaienttrès bien ; que tout s’était passé chez eux comme Jenner, lemédecin anglais, l’avait dit. Malgré cela, ni Marguerite ni moinous n’aurions osé tenir parole au docteur Schwân, si le pèreChauvel ne s’était écrié :

– Cela suffit. Du moment que tu l’aséprouvé, Schwân, et ces deux citoyens aussi, moi j’ai pleineconfiance. Essayons sur les nôtres ; qu’enpensez-vous ?

Il nous regardait. Marguerite était devenuetoute pâle ; moi je baissais la tête sans répondre. Au boutd’un instant, Marguerite dit :

– Est-ce que cela leur fera dumal ?

– Non, répondit le docteur Schwân, unesimple égratignure sur le bras, un peu de cow-pox ;les enfants le sentent à peine.

Aussitôt elle alla chercher la petite, quidormait dans son berceau ; elle l’embrassa et la remit àChauvel en lui disant :

– Voilà, mon père… Tu as confiance.

Alors reprenant courage, parce que je pensaisà la petite vérole, qui s’étendait déjà de Mittelbronn auxMaisons-Rouges, je partis chercher le petit, qui courait sous lahalle ; mon cœur était bien serré.

– Arrive, Jean-Pierre, lui dis-je en leprenant par la main.

Je me sentais hors de moi. En bas, dans labibliothèque, Annette pleurait et criait sur les genoux de sa mère.En entrant, je vis qu’elle avait les épaules nues et une goutte desang sur le bras. Elle me tendait ses petites mains ; je lapris en demandant :

– Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieuxattendre pour Jean-Pierre, qu’on ait vu ?

– Non, dit Chauvel, il ne peut rienarriver de pire que la petite vérole.

– Hé ! criait le père Schwân, enriant, soyez donc tranquilles, je réponds de tout.

Le petit regardait et dit :

– Qu’est-ce que c’est,grand-père ?

– Rien ! Ote ta veste ; tu n’aspas peur, j’espère ?

Notre petit Jean-Pierre avait le caractère deChauvel ; il ôta sa veste, sans même répondre, et fut vacciné.Il regardait lui-même, à ce que m’a dit Marguerite, car moi,j’étais sorti furieux contre moi-même, de ne pas m’opposer à cetteépreuve ; je me traitais de sans-cœur, et durant plus de huitjours je me repentis de ce que j’avais fait ; j’en voulais àChauvel, à ma femme, à tout le monde, sans rien dire. Tant que lesboutons durèrent, j’eus peur. Marguerite avait peur aussi, maiselle n’en laissait rien voir, dans la crainte de m’effrayer encoreplus. Enfin les boutons séchèrent. Alors je ne pensais plus qu’unechose :

« Dieu veuille maintenant que çaserve ! »

Je pouvais bien faire ce souhait, car déjà lapetite vérole était en ville ; à chaque instant les gensdisaient à la boutique :

« Elle est dans la rue… Elle est sur laplace… Tant de soldats sont entrés hier à l’hôpital… Tant d’autressont pris… Tel enfant passera ce soir… »

Ainsi de suite.

Moi, je regardais les nôtres ; ils seportaient toujours bien, jouant et riant. La petite vérole fit letour du quartier, elle n’entra pas chez nous. En même temps Schwânnous écrivit de Strasbourg que, de tous les enfants vaccinés, pasun n’avait eu la maladie. Alors notre joie, notre bonheur ne peutse peindre. Le père Chauvel surtout n’avait plus de cesse ni derepos ; il voulait vacciner tous les enfants du district, etse rendit exprès à Strasbourg, chercher du vaccin.

Mais ne pensez pas que ce fût une chose facilede décider les gens à se laisser vacciner eux et leurs enfants.Autant le peuple croit facilement toutes les bêtises qu’on luiraconte, pour le tromper et lui tirer de l’argent sans aucunprofit, autant il est incrédule lorsqu’on veut lui parlersérieusement dans son intérêt le plus clair.

Ce fut encore une bien autre histoire quecelle des pommes de terre, car si toutes les Baraques se moquaientde maître Jean, lorsqu’il prit sur lui de planter ses grossespelures grises, au moins cela ne dura qu’un an ; quand tout semit à fleurir et qu’un peu plus tard, à chaque coup de pioche, onvoyait sortir des tas de châtaignes d’une nouvelle espèce, grossescomme le poing, il fallut bien reconnaître que Jean Leroux n’étaitpas bête ! L’année suivante chacun se dépêcha de lui demanderde la semence, et d’oublier qu’il avait rendu le plus grand serviceau pays.

Mais, pour la vaccine, c’était autre chose. Onaurait cru que les gens vous faisaient des grâces en vous écoutantparler de ce bienfait, à plus forte raison de se laisser faire uneégratignure, pour échapper à la plus terrible maladie.

Quant à moi, j’avoue que je ne me serais pasdonné tant de peine ; du moment que les imbéciles m’auraientri au nez, je les aurais laissés tranquilles.

Mais Chauvel, après avoir été bousculé,maltraité et gravement insulté par la mauvaise race, se contentaitde dire que tout cela venait de l’ignorance, et ne pensait plus ence temps qu’au progrès de la vaccine. Sa satisfaction de vaccinerles gens était si grande, qu’il avait établi dans notre anciencabinet littéraire un endroit pour les recevoir ; M. leCuré Christophe lui en amenait chaque jour des douzaines. Lorsquevous entriez là, c’était un véritable spectacle ; des rangéesd’hommes et de femmes, de nourrices avec leurs nourrissons,criaient et parlaient ensemble. Chauvel, au milieu d’eux, leurracontait les bienfaits du cow-pox, et du moment que l’unou l’autre se laissait convertir, sa figure s’éclairait dejoie ; il allait chercher la lancette, il aidait les gens às’ôter la blouse ou la veste, et puis il les vaccinait endisant :

– Maintenant gardez-vous d’essuyer cettepetite égratignure. Mettez dessus un linge. Le bouton viendrademain, après-demain, un peu plus tôt, un peu plus tard, cela n’yfait rien ; il séchera, et vous serez préservé.

Quand on avait l’air de résister, il sefâchait, il s’indignait, il flattait, il encourageait ; enfinon aurait cru que ce monde le regardait, qu’il était chargé desauver tout notre pays de la petite vérole. Combien de fois je l’aivu traverser tout à coup la boutique, prendre une pièce de quinzesous au comptoir et la serrer dans la main d’un malheureux en luidisant :

– Arrive, que je te vaccine.

Naturellement cet enthousiasme me fâchait,j’aurais autant aimé garder notre argent ; mais d’aller fairedes observations à Chauvel, jamais je n’aurais osé ; sonindignation aurait éclaté contre les égoïstes, qui ne s’inquiètentque d’eux-mêmes, et Marguerite lui aurait donné raison !

Notre boutique devint ainsi comme le bureaudes nourrices du pays, le bureau de la vaccine ; et ce bravehomme ne se contentait pas encore de cela, toute la sainte journéeil recevait des lettres, des mémoires, des articles touchant lecow-pox ; il y réfléchissait, il y répondait.Marguerite aussi s’en mêlait, et souvent je m’écriais enmoi-même :

« Est-il possible de perdre son temps, sapeine et son argent, pour des gens qui ne vous en ont pas lamoindre reconnaissance, et qui même vous demanderaient des dommageset intérêts, s’il leur arrivait la moindremaladie ! »

Je trouvais cela trop fort.

Notre commerce n’en allait pourtant pas plusmal, au contraire, le nom de Chauvel se répandait, on leconnaissait à dix lieues, non seulement comme épicier, mercier,marchand d’étoffes et d’eau-de-vie, mais encore comme ancienreprésentant du peuple et vaccinateur ; partout ondisait : « le représentant, le vaccinateur, lelibraire », et, jusque dans la haute montagne, on savait quec’était lui ; cela nous amenait des pratiques en foule.

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