Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 11

 

Quelques jours après on sut que Bonaparteavait quitté le congrès de Rastadt, où les plénipotentiaires nepouvaient s’entendre sur rien, et qu’il était à Paris. On voyait àla tête de tous les journaux :

« République française, 16 frimaire.

» Le général Bonaparte est arrivé àParis, sur les cinq heures du soir. Il recevra son audiencesolennelle du Directoire exécutif, décadi prochain, dans la cour duLuxembourg, que l’on décore à cet effet. Il y aura un repas dequatre-vingts couverts, etc. »

Et puis le lendemain :

« Le général est descendu et loge dans lamaison de son épouse, rue Chantereine, Chaussée d’Antin. Cettemaison est simple, petite et sans luxe. »

Et puis :

« Les administrateurs du département dela Seine ayant annoncé l’intention d’aller voir le généralBonaparte, il s’est rendu lui-même au département, accompagné dugénéral Berthier. L’ex-conventionnel Mathieu l’a salué ; legénéral a répondu avec modestie et dignité.

» Le tribunal de cassation a députéplusieurs de ses membres auprès de Bonaparte ; ils ont étéaccueillis avec égards.

» Le juge de paix de l’arrondissement estallé présenter ses compliments au général Bonaparte ; legénéral lui a rendu sa visite.

» Bonaparte sort rarement, et dans unesimple voiture à deux chevaux. »

Ainsi de suite.

Un jour, on voyait que Bonaparte avait dînéchez François de Neufchâteau ; qu’il avait étonné tout lemonde en parlant de mathématiques avec Lagrange et Laplace, demétaphysique avec Sieyès, de poésie avec Chénier, de politique avecGalois, de législation et de droit public avec Daunou ; quec’était merveilleux, qu’il en savait plus qu’eux tous ensemble.

Le lendemain, Bonaparte avait rendu sa visiteau tribunal de cassation. Il était arrivé à onze heures, avec unseul aide de camp. Tous les juges réunis, en costume, l’avaientreçu dans la chambre du conseil. Il en savait aussi plus qu’euxtous sur les lois.

Après cela venait la grande réception duLuxembourg. Les coups de canon ouvraient la fête. Le cortège descommissaires de police, des tribunaux de paix, des douzeadministrations municipales, de l’administration centrale dudépartement et de cinquante autres administrations, se mettait enroute pour aller le prendre et l’escorter : commissaires de latrésorerie, commissaires de la comptabilité, tribunaux criminels,institut national des sciences et des arts, états-majors, qu’est-ceque je sais encore ? La musique exécutait les airs de larépublique.

Et puis la peinture du cortège en marche, desa route, de son arrivée, de l’autel en demi-cercle sur un vasteamphithéâtre, des drapeaux et des trophées, des crisd’enthousiasme ; le discours du ministre des relationsextérieures Talleyrand-Périgord, le ci-devant évêque d’Autun,membre de la Constituante, qui, dans le temps, avait dit la messeau Champ de Mars et sacré les évêques assermentés, malgré lepape ; enfin un vrai farceur ! Ensuite le discours deBarras, qui parlait de Caton, de Socrate et d’autres ancienspatriotes qui lui servaient de modèles ; la réponse deBonaparte, les chants guerriers, etc., etc.

Pauvres diables de Mayençais ! pauvresgénéraux des armées du Nord, de Sambre-et-Meuse, deRhin-et-Moselle, des Pyrénées, de la Vendée, de partout, quellequantité de combats, de batailles vous aviez livrés en 92, 93, 94,95, dans des occasions terriblement plus graves, plus dangereusesque celles d’Italie ! C’était vous pourtant, oui, c’était noustous qui pouvions nous glorifier d’avoir vingt fois sauvé lapatrie, et de l’avoir sauvée au milieu des plus grandessouffrances, sans habits, sans souliers, presque sans pain… Et pasun seul d’entre nous, pas un seul de nos chefs, si braves, sifermes, si honnêtes, n’avait reçu la millième partie des honneursde Bonaparte. Le pays n’avait plus d’enthousiasme et degénuflexions que pour cet homme. Ah ! ce n’est pas tout deremplir son devoir, la grande affaire c’est de crier et de fairecrier par cent gazettes : « J’ai fait ci ! J’ai ditça ! Je suis un tel ! J’ai du génie ! J’envoie desdrapeaux, des millions, des tableaux. » Et de dresser la listede ce qu’on envoie, des canons, des trophées ; de répéter àses soldats : « Vous êtes les premiers soldats dumonde ! » Ce qui fait penser aux gens : « Etlui le premier général ! » Ah ! la comédie, lagrosse caisse, le fifre, les galons, les plumets, quelle bellechose pour entortiller les Français !

Chauvel avait bien raison de dire en lisanttout cela :

– Pauvre, pauvre peuple ! Le pluscourageux et le plus dévoué de tous à la justice, eh bien, quand onjoue la comédie devant lui, la tête lui tourne ; il n’a plusde bon sens, il ne voit plus où l’on veut le mener. Robespierreavec son air sombre et ses grands mots de vertu, et celui-ci avecsa gloire, sont les deux plus grands comédiens que j’aierencontrés. Dieu veuille que la comédie ne nous coûte pas tropcher !

Chauvel comptait sur Kléber, sur Augereau, surBernadotte et Jourdan pour sauver la république. La mort de Hochele désolait, souvent il répétait ces belles paroles du pacificateurde la Vendée à ses troupes :

« Amis, vous ne devez pas encore vousdessaisir de ces armes terribles, avec lesquelles vous avez tant defois fixé la victoire. De perfides ennemis, sans songer à vous,méditent de rendre la France à l’esclavage dont vous l’avezaffranchie pour toujours. Le fanatisme, l’intrigue, la corruption,le désordre dans les finances, l’avilissement des institutionsrépublicaines et des hommes qui ont rendu de grands services, voilàles armes qu’ils emploient pour arriver à une dissolution sociale,qu’ils disent être l’effet des circonstances. Nous leur opposeronsla loyauté, le courage, le désintéressement, l’amour des vertusdont ils ne connaissent que le nom, et ils serontvaincus ! »

Oui, mais à cette heure, Hoche dormait à côtéde son ami Marceau, dans un petit fort près de Coblentz, et ledésintéressement, l’amour de la vertu, la loyauté ne réveillent pasles morts.

Enfin ceux d’Italie eurent tous les honneurset les profits de notre révolution. Cette paix, que la nationestimait si haut, venait de nos campagnes du Rhin, bien plus que decelles d’Italie, et le peuple en donnait toute la gloire àBonaparte. Il a payé cher son injustice !

C’est au milieu de ces histoires de fêtes, dedîners et de glorification d’un seul homme, que se passa l’hiver.Augereau, bien ennuyé de voir qu’on le mettait dans l’ombre, criatant qu’on lui retira le commandement de l’armée d’Allemagne, pourl’envoyer commander à Perpignan. Berthier reçut le commandement del’armée d’Italie, et Bonaparte se fit nommer membre de l’Institut àla place de Carnot, son ancien ami, celui qui deux ans avant avaitapprouvé ses plans de campagne, lorsqu’il n’était rien et qu’ilfrappait à la porte de tous ceux qui pouvaient l’aider à devenirquelque chose.

On parlait alors d’une grande expédition enAngleterre, que Bonaparte devait commander en chef. Mais pour fairecette expédition, pour équiper les vaisseaux, réunir les munitions,il fallait beaucoup d’argent ; le bruit courait que ceux deBerne, en Suisse, avaient un gros trésor ; on les appelait« Les messieurs de Berne. » Ces messieurs ne nous avaientpas fait de mal, seulement les citoyens du canton de Vaud seplaignaient d’être sous leur domination, de cultiver leurs terreset de leur payer des impôts.

Ces citoyens du canton de Vaud pouvaient avoirraison, mais leurs affaires ne nous regardaient pas, et sans legros trésor des messieurs de Berne, je crois aussi que leDirectoire ne s’en serait jamais mêlé. Malheureusement il fallaitde l’argent pour l’expédition d’Angleterre, le trésor de cesmessieurs donnait dans l’œil de Barras, de Rewbell et des autresdirecteurs, les millions d’Italie leur avaient ouvertl’appétit : c’était grave.

Dans ce mois de janvier, la 75edemi-brigade, sous les ordres du général Rampon, traversa le lac deGenève, pour s’établir à Lausanne ; le général Ménard lasuivit avec toute une division, et les gazettes nous apprirentaussitôt que ses proclamations produisaient un bon effet :

« Braves soldats, la liberté, dont vousêtes les apôtres, vous appelle dans le pays de Vaud. La républiquefrançaise veut que le peuple vaudois, qui a secoué le joug de sesoppresseurs, soit libre, etc. »

Toute la Suisse fut en l’air. Les messieurs deBerne, de Fribourg, de Soleure, qui se doutaient bien qu’on envoulait à leurs écus, au lieu de renoncer à de vieux privilèges surd’autres cantons, firent marcher des troupes contre nous. Ceux deBâle, de Lucerne, de Zurich eurent plus de bon sens ; ilsaccordèrent à leurs sujets tous les droits qu’ils demandaient. Maiscela ne faisait pas le compte du Directoire ; on voulaitsoi-disant à Paris, une république comme la nôtre, une etindivisible, sans cantons séparés. Le général Brune, connu par sesactions d’éclat en Italie, remplaça Ménard au commandement, et semit à marcher. Alors tous les cantons, excepté celui de Bâle, seréunirent pour arrêter notre invasion. Les commissaires duDirectoire, les réquisitionneurs, les fournisseurs,passaient à la file chez nous, avec des troupes en masse. Celadonnait au pays un mouvement extraordinaire, le commerce n’avaitjamais si bien été. Les Suisses se défendaient comme de véritablesenragés, surtout les insurgés des petits cantons, tous fameuxtireurs et connaissant leur pays à fond. Mais on entrait chez euxde deux côtés à la fois, par Bâle et Genève, et tous les jours letrésor était en plus grand danger.

Je ne peux pas vous raconter les millenouvelles de rencontres, d’escarmouches, de surprises dans lesdéfilés, qui nous venaient jour par jour de là-bas. Le généralNicolas Jordy, notre ancien commandant à Mayence, fit plusieursbeaux coups de filet ; il enleva des canons, des drapeaux, desmasses de prisonniers.

Malgré l’injustice abominable de cette guerre,j’apprenais toujours avec plaisir que nos anciens sedistinguaient.

Finalement Soleure et puis Berne capitulèrent,le Directoire eut ce qu’il voulait : des convois sans finroulaient sur la route de Paris. On amena même les ours de Berne,et c’est depuis ce temps que l’on parle de l’ours Martin du jardindes plantes ; toute sa famille d’ours passa chez nous danscinq caisses, avec des quantités de voitures chargées d’autrescaisses, qui ne contenaient pas des ours, je pense. On disait quec’était le citoyen Rapinat, beau-frère de notre directeur Rewbell,qui les expédiait.

Ces choses se passaient en février et mars1798.

Nous avions appris quelque temps avantl’assassinat du général Duphot à Rome, aux environs du palais denotre ambassadeur, Joseph Bonaparte. Le pape avait aussi del’argent ! Berthier marcha sur Rome ; on comprit quel’expédition d’Angleterre n’allait plus manquer de rien, que laflotte serait magnifique, et que les troupes auraient de tout enabondance.

Mais ce que je ne veux pas oublier, c’est lagrande joie que j’eus en ce temps de revoir ma sœur Lisbeth et sonpetit Cassius. Marescot était alors capitaine dans la51e demi-brigade, où l’ancienne 13e légèreavait été fondue le 11 prairial an IV. Il se trouvait encore enItalie quand, un bataillon de la 51e ayant été détaché àl’armée de Batavie, Lisbeth profita de l’occasion pour venir nousmontrer ses lauriers.

Un matin que je garnissais ma devanture debrosses, de faux, de gros rouleaux de molleton et de flanelle, caralors, outre les articles de mercerie et d’épicerie, nouscommencions à tenir aussi les étoffes, pendant que j’étais à cetouvrage, regardant par hasard du côté de la place, je vis unegrande dame, toute chamarrée de breloques et couverte de falbalas,qui descendait la rue du Cœur-Rouge, un petit garçon habillé enhussard à la main. Bien des gens regardaient aux fenêtres, et je medemandais qui pouvait être cette grande dame, avec ses bouclesd’oreilles en anneaux et ses chaînes d’or ; il me semblait queje l’avais déjà vue. Elle arrivait ainsi, se balançant et faisantdes grâces ; et tout à coup, au coin de la halle, elle se mità courir, allongeant ses grandes jambes et criant :

– Michel, c’est moi !

Alors me rappelant Mayence, la retraited’Entrames et le reste, je fus tout secoué. Lisbeth était déjà dansmes bras, et je ne pouvais rien dire, à force d’étonnement ;jamais l’idée ne me serait venue que j’aimais autant Lisbeth et sonpetit Cassius.

Marguerite venait de sortir et puis le pèreChauvel. Lisbeth disait à Cassius :

– Embrasse-le, c’est ton oncle !…Ah ! Michel, te rappelles-tu le jour du bombardement ? iln’était pas si gros, n’est-ce pas ? Et à la retraite deLaval !

Elle embrassa Marguerite, et puis en riant lepère Chauvel, qui paraissait de bonne humeur. Le petit, tout crépucomme son père, me regardait avec de bons yeux, son petit bras surmon épaule. Nous traversâmes la boutique, riant et criant comme desbienheureux. Une fois dans la bibliothèque, Lisbeth, que son grandchâle et son chapeau gênaient, les jeta sur une chaise et se mit àrire en disant :

– Toutes ces fanfreluches-là, voyez-vous,je m’en moque ! J’en ai cinq grandes caisses à l’auberge deBâle ; des bagues, des chaînes, des boucles d’oreilles !j’ai tout apporté, pour faire enrager les dames d’ici. Mais pourmon compte je m’en moque pas mal ; un bon mouchoir autour dela tête, une bonne jupe chaude, c’est tout ce qu’il me faut enhiver. Ah ! par exemple, il me faut mon petit verred’eau-de-vie.

Et voyant arriver Étienne, qui travaillaitderrière, au magasin, elle se remit à crier et à s’attendrir. Enfinc’était une bonne créature, je le vis bien alors, et je fus contentde reconnaître qu’elle ne ressemblait pas à Nicolas.

Étienne pleurait de joie. Il voulait courirtout de suite chercher le père et prévenir la mère ; maisLisbeth dit qu’après le dîner, elle irait elle-même aux Baraques.Elle voulut voir et embrasser mes enfants, et disait en parlant deJean-Pierre :

– Celui-ci, c’est le citoyen Chauvel, jel’aurais reconnu entre mille ; et celle-ci c’est je crois, latante Lisbeth, car elle est forte, grande et blonde. Ah ! lescœurs d’ange !

Ces propos nous réjouissaient. Et puis onrevint dans la bibliothèque ; et comme le bruit de cettevisite courait déjà la ville, et que beaucoup d’amis etconnaissances venaient nous voir, chaque fois qu’un patrioteentrait, jeune ou vieux, Lisbeth se mettait à le tutoyer :

– Hé ! c’est Collin ; çava-t-il, Collin ? – Tiens, le père Raphaël !

Naturellement cela les étonnait ; mais enla voyant si magnifique, chacun pensait qu’elle avait en quelquesorte le droit d’être sans gêne.

Le dîner, où l’on vida quelques bouteilles debon vin, se passa gaiement. Lisbeth nous racontait ses bonnesprises à Pavie, à Plaisance, à Milan, à Vérone, à Venise. Elleéclatait de rire en peignant la mine de ceux qu’on pillait ;et comme Chauvel disait :

– Diable !… diable !… citoyenneLisbeth, vous faisiez une guerre de bandits…

– Bah ! bah ! laissez donc,criait-elle, un tas d’aristocrates et de calotins ! Est-cequ’on doit ménager ces gens-là ? Ils nous en voulaient tous àmort, les gueux ! À chaque instant ils se soulevaient sur nosderrières… Ah ! mauvaise race !… Nous en avons fusillédes moines, des capucins… Aussitôt pris, aussitôt passés par lesarmes… Bonaparte ne connaît que ça. Pas de réflexionsinutiles : « On te pince avec les insurgés, ton affaireest claire, un piquet de huit hommes, un pan de mur au milieu deschamps, et bonsoir ! » Ça leur coupait drôlement le nerfde la guerre, citoyen Chauvel !

– Oui, oui, tout allait rondement.

– Je crois bien, disait Lisbeth enriant ; et puis, voyez-vous ? (elle faisait le signed’empoigner et de fourrer dans ses poches), j’avais des poches quime traînaient jusque sur les talons. Quelquefois Marescot avaitl’air de se fâcher ; il me criait « Mauvaise pillarde, jete fais fusiller à la tête de la compagnie, pourl’exemple ! » Mais tout le monde riait ; ilfinissait par rire aussi. Tiens, est-ce que nous n’aurions pas étébien bêtes d’attendre les fourgons des commissaires, des généraux,des colonels ? Est-ce que nous ne risquions pas notre peaucomme eux ?

– Sans doute, disait Chauvel ; maisle trésor public…

– Le trésor public ? …Ah !quelle farce !… Le trésor public c’est la poche desréquisitionneurs. Et d’ailleurs les drapeaux, leschefs-d’œuvre, les millions en tas partaient pour leDirectoire ; c’était la part du général en chef. Vous avez vules listes ?

– Oui, nous les avons vues.

– Eh bien, est-ce que les guerres deMayence, de Belgique, de Hollande, ont rapporté le quartautant ?

Lisbeth, après le dîner et le petit verre,ramassa toutes ses fanfreluches et partit avec Étienne et Cassiuspour les Baraques. Nous les regardions s’en aller de notre porte,et le père Chauvel disait :

– Ah ! la grande voleuse !… Monpauvre Michel, tu peux te vanter d’avoir une drôle defamille !

Il souriait tout de même, car Lisbethracontait ses rapines si naturellement, qu’on voyait tout de suiteque ça lui paraissait aussi juste que d’avaler un verred’eau-de-vie ; elle s’en faisait honneur et gloire ! Et,chose extraordinaire, toutes les dames de la ville, qui savaientpourtant bien que c’était la fille du père Bastien des Baraques, etqui se rappelaient aussi qu’elle avait couru les grands chemins,presque sans chemise et les pieds nus, toutes étaient dansl’admiration de ses robes, de ses chapeaux, de ses bagues et de sonair distingué. Durant les huit jours qu’elle resta chez nous, ellechangeait matin et soir, mettant tantôt des robes en soie, tantôten velours, avec de nouveaux ornements à l’italienne. Quelques-unesde ces robes étaient aussi raides que du carton, à force debroderies ; elle les avait bien sûr happées dans quelquechapelle de sainte, ou dans de vieux châteaux, où l’on conservaitdes habits de noce du temps des anciens papes. Que peut-onsavoir ! Plusieurs dames, les plus considérées de Phalsbourg,en la voyant passer, s’écriaient tout bas :

– Oh ! regardez !regardez !… Oh ! la malheureuse ! est-ellebien !…

Elles n’avaient pas honte d’envoyer leursdomestiques à l’auberge de Bâle, emprunter à Mme Marescot telfalbalas ou telle coiffure, pour avoir la dernière coupe de lagrande mode. Lisbeth recevait des invitations de M. le maire,de Madame la commandante de place, enfin on lui faisait en quelquesorte chez nous, la même réception que les Parisiens àBonaparte.

Combien peu de gens se respectent assez pourne pas plier le dos devant ceux qui réussissent ! J’enrougissais. Mais ce qui nous faisait plaisir, c’est qu’à la maisonLisbeth s’en moquait, et nous racontait tous ces salamalecs enlevant les épaules.

– C’est la même histoire partout,disait-elle. Quand j’ai mes savates, mon mouchoir rouge autour dela tête et mon jupon, le matin, on dit : « Voicil’ancienne cantinière de la 13e légère ! » etquand j’ai mes breloques, je suis Madame la capitaine ; jepourrais passer pour une ci-devant. Ça ne m’empêche pas d’avoirautant de bon sens le matin que le soir. Ah ! que les genssont bêtes ! ils veulent toujours qu’on leur jette de lapoudre aux yeux.

Le père dînait tous les jours chez nous avecLisbeth, le petit Cassius sur ses genoux. Jamais le pauvre hommen’avait été dans un ravissement pareil ; à chaque instant ilrépétait, les larmes aux yeux :

– Le Seigneur a béni mes enfants. Dans magrande misère, je n’aurais jamais cru que ces changements étaientpossibles.

Il regardait sa fille d’un aird’admiration ; tout ce qu’elle disait lui paraissait juste, etsouvent il s’écriait :

– Si la grand-mère Anne et le grand-pèreMathurin vous voyaient, ils vous prendraient pour les seigneurs deDagsbourg.

– Oui, père Bastien, lui répondaitChauvel en lui tendant une prise et souriant de bonne humeur, toutcela nous le devons à la révolution ; elle a passé le niveaupartout, elle a détruit toutes les barrières. Seulement il est àdésirer que les corvéables de la veille ne deviennent pas lesmaîtres du lendemain. Que ceux d’en bas tâchent de se défendre, çales regarde ; nous avons fait notre devoir.

La mère, elle, ne voulait plus mettre lespieds dans notre maison ; elle allait voir Lisbeth à laVille-de-Bâle, et contempler ses trésors, levant les mains etcriant :

– La bénédiction du Seigneur repose survous ! Tiens, donne-moi ci, donne-moi ça.

Mais Lisbeth, sachant qu’elle voulait en fairecadeau à la vierge noire de Saint-Witt, ne lui donnait que devieilles friperies, et nous disait le soir :

– Si je l’écoutais, tout le butin de lacampagne retomberait entre les mains des fanatiques.

Finalement elle partit. C’était le temps oùBerthier venait d’entrer à Rome. Marescot s’y trouvait ; ilavait écrit ; Lisbeth se repentait d’avoir quitté labrigade ; elle voulait retourner bien vite là-bas, soi-disantpour faire bénir Cassius par le pape. Elle avait promis desreliques à toutes les dames de Phalsbourg, à notre mère, à dameCatherine, des morceaux de la vraie croix, ou des os de saints etde saintes, car la mode de ces objets revenait.

La veille de son départ, m’ayant conduit avecMarguerite à son auberge, elle me força d’accepter une grossemontre à répétition, que j’ai encore et qui marche toujours bien.C’était un morceau magnifique, une petite couronne gravée derrière,et qui sonnait lentement, comme une cathédrale. Je n’en ai jamaiseu d’autre. Comme je ne voulais pas la recevoir, Lisbeth medit :

– C’est Marescot qui te l’envoie ensouvenir de la retraite d’Entrames, où tu nous as sauvé la vie.

Elle m’embrassait avec attendrissement, et memettait le petit Cassius dans les mains en s’écriant :

– C’est pour lui que tu dois l’accepter,Michel. Marescot m’a dit : « Celle-là, c’est pour tonfrère ; je l’ai gagnée à la pointe de l’épée ; elle nevient pas d’une misérable poignée d’or qu’on porte chez l’horlogerdu coin ; elle vient du champ de bataille ; on l’a payéeavec le sang. Répète-lui ça, Lisbeth, et qu’il embrasse lepetit.

Alors je pris la montre et je la mis dans mapoche. Ces paroles me flattaient ; que voulez-vous, on n’a pasété soldat pour rien.

Elle força Marguerite de choisir, parmi toutesses bagues, celle qui lui plairait le plus ; Marguerite meregardait ; je lui fis signe d’accepter, pour ne pas chagrinerma sœur. Elle en choisit donc une toute petite, avec une seulepetite perle, qui brillait comme une larme, mais elle ne l’a jamaisportée après le départ de Lisbeth, ne sachant si c’était la bagued’une jeune fille ou d’une femme tuée pendant le pillage. Je m’endoutais et ne lui dis jamais rien sur cela.

Lisbeth me remit aussi cent francs pour lepère, en me recommandant de n’en rien donner à la mère, parcequ’elle le porterait tout de suite au réfractaire de Henridorf.

Le dernier jour, à cinq heures, étant réunis àla bibliothèque, avec maître Jean, Létumier et d’autres amis,toutes les caisses étant chargées, Baptiste vint nous prévenir quele courrier était prêt. Les embrassades, les promesses de serevoir, les bonnes espérances et les bons souhaits suivirent masœur et Cassius jusqu’à la voiture, qui les prit devant notreporte, au milieu d’une foule de curieux. Quelques dames avec leurmari se trouvaient dans le nombre. On se salua, on se fit lesderniers compliments, et Lisbeth et Cassius nouscrièrent :

– Adieu, Michel ! Adieu,Marguerite ! Adieu, tous !

Le père tenait encore la main de safille ; elle se pencha pour l’embrasser et lui tenditl’enfant, et puis le courrier se mit à rouler vers la placed’Armes. Bien des années devaient se passer avant de se revoir, etpour plusieurs c’était fini.

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