Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 9

 

L’hiver de 96 à 97 fut assez tranquille.

Jourdan, mis en déroute à Wurtzbourg, avaitété destitué. Beurnonville, déjà connu par sa campagne de Trêves en92, et par son emprisonnement à Olmutz après la trahison deDumouriez, le remplaçait à l’armée de Sambre-et-Meuse. Il lanettoyait de ses filous, cassait les commissaires, chassait lesfournisseurs, fusillait les pillards, et nommait pour la premièrefois des officiers payeurs. Malheureusement les désertionsredoublaient ; tous les officiers attachés à Jourdan donnaientleur démission ; cela devenait grave.

Les Autrichiens passèrent le Rhin à Mannheim,ils envahirent le Hundsrück à quelques heures de chez nous, etfurent battus près de Kreutsnach. Nous entrions en novembre ;une suspension d’armes fut conclue et les armées prirent leursquartiers d’hiver depuis Mannheim jusqu’à Düsseldorf.

Mais du côté de l’Alsace tout continua d’êtreen mouvement ; Moreau, avant de repasser le Rhin, avait jetéquelques bataillons dans le fort de Kehl, sur la rive droite, pourconserver un pied en Allemagne ; Desaix les commandait ;l’archiduc Charles les assiégeait avec toute son armée. Il ouvrittrois lignes de tranchées devant cette poignée de terre ; onentendait de Strasbourg et même de chez nous le canon gronder jouret nuit. Les Autrichiens perdirent là de vingt-cinq à trente millehommes ; ils assiégeaient aussi la tête du pont deHuningue ; finalement, après des sacrifices immenses d’hommeset d’argent, ils furent heureux d’accorder les honneurs de laguerre aux défenseurs. Les Français rentrèrent en Alsace avec leurscanons, leurs armes et leurs bagages, riant, chantant, levant leursdrapeaux déchirés, et battant le tambour.

On parlait aussi beaucoup dans ce temps d’uneexpédition sur les côtes d’Irlande, commandée par Hoche ; –mais il paraît qu’une tempête dispersa nos vaisseaux ; – etpuis du mouvement de Bonaparte vers le Tyrol ; du départ del’archiduc Charles, pour aller prendre le commandement desAutrichiens en Italie, et d’un détachement de vingt mille hommes denotre armée du Rhin, en route dans la même direction, sous lesordres de Bernadotte.

Ces choses intéressaient notre pays ;mais le père Chauvel ne s’en moquait pas mal ; c’étaient lesélections, – le renouvellement du tiers des Cinq-Cents, –quil’enthousiasmaient, car avec de bonnes élections il espéraitregagner le temps perdu.

– La république n’a plus rien à craindredes étrangers, disait-il, les trois quarts des despotes sont àterre : ils ne demanderont pas mieux que de conclure la paix,si nous voulons ; mais les conditions de cette paix doiventêtre débattues par les représentants du peuple, et non par desroyalistes, qui céderont tous nos avantages à leurs amis du dehors.C’est donc des élections prochaines que va dépendre le sort denotre révolution.

Les réunions préparatoires venaient decommencer à Sarrebourg, Droulingen, Saverne, etc., et ce pauvrevieux, tout gris, s’était remis en campagne. Tous les matins, entrequatre et cinq heures, il se levait ; je l’entendais descendreà la cuisine, ouvrir l’armoire et se couper une tranche de pain.Avec cela le brave homme partait ; il relevait fièrement latête, et courait à quatre, cinq lieues dans la montagne, prononcerdes allocutions, encourager les patriotes, et dénoncer lesréactionnaires. Le curé Christophe et ses deux grands frères duHengst l’accompagnaient par bonheur, car sans cela les aristocratesl’auraient assommé. Maître Jean, Collin, Létumier, tous nos amisvenaient me dire :

– Mais au nom du ciel ! Michel,tâche donc de le retenir ; les royalistes ont le dessus danstout l’ancien comté de Dagsbourg ; tu le sais, ce sont dedemi-sauvages, et c’est là justement qu’il va les défier,contredire l’ancien moine Schlosser et l’ancien ermite duLéonsberg, Grégorius. Les gendarmes nationaux eux-mêmes ont peurd’aller dans ces coupe-gorge, où les gens ne connaissent que lescoups de couteau en fait de raisons ; il se fera bien sûrmassacrer ; un de ces quatre matins on le rapportera sur lebrancard.

Je comprenais qu’ils n’avaient pas tort, et,sachant un jour que les fanatiques et les royalistes de la montagneavaient promis d’exterminer les républicains qui se présenteraientdans leur district, je me permis seulement de faire une petiteobservation au beau-père, en le priant de ne pas aller là, parceque ce serait inutile.

Alors il me dit des choses très dures surl’égoïsme des parvenus. Le feu de la colère me montait à latête ; je sortis. Marguerite courut après moi ; jevoulais m’en aller et tout abandonner. Chauvel partit, etMarguerite me retint par ses larmes. Mais ce même jour, vers quatreheures de l’après-midi, la nouvelle arriva que la bataille s’étaitengagée à Lutzelbourg, et qu’un grand nombre étaient restés surplace. Aussitôt, malgré mon indignation contre mon beau-père, lesouvenir de tout le bien qu’il m’avait fait, de tous les bonsconseils qu’il m’avait donnés et de la confiance qu’il avait eue enmoi, me retourna le cœur. Je partis en courant ; commej’arrivais à la nuit dans le vallon, tout grouillait et fourmillaitsur la place du village, au milieu des torches de résine quibrillaient sur le Zorn. Les patriotes avaient eu le dessus ;mais les deux frères de monsieur le curé Christophe étaient toutmâchurés, avec une quantité d’autres. Chauvel, par un bonheurextraordinaire, s’était tiré de la bagarre, et je l’entendaisparler au milieu de cette assemblée innombrable d’hommes et defemmes venus de trois et quatre lieues ; sa voix claires’étendait au loin, malgré le grand murmure de la foule et le bruitde l’eau tombant de l’écluse du moulin ; il criait :

– Citoyens, la nation c’est nous !Nous sommes les seuls vrais souverains, nous, les bûcherons, lespaysans, les ouvriers et artisans de toute sorte ; nous sommesle peuple, et c’est pour le peuple qu’on doit gouverner, parce quec’est lui qui nomme, c’est lui qui travaille, c’est lui qui paye,c’est lui qui fait vivre tous les autres. Si la race des fainéantset des intrigants, après avoir appelé l’Autrichien, le Prussien etl’Anglais à son secours, après avoir été battue cent fois dans lesrangs de nos ennemis, parvient maintenant à se faire nommer nosreprésentants, ce sera comme si nous n’avions rien fait : nosdirecteurs, nos généraux, nos juges, nos administrateurs, tousseront des traîtres, parce que des traîtres les auront nommés, nonpour nous, mais contre nous ; non pour notre bien, mais pournous voler, pour nous gruger, pour nous imposer et nous remettre enservitude. Prenez-y garde ! ceux que vous allez nommerreprésentants seront vos maîtres. Ainsi, que chacun pense à safemme et à ses enfants. C’est déjà bien malheureux qu’un grandnombre d’entre vous aient perdu le vote, par le cens ; lesanciennes élections en sont cause. L’ennemi marche en dessous,lentement, prudemment ; soyez donc méfiants et ne choisissezque des gens de bien, connus pour ne vouloir que votre intérêt.

Chauvel continua longtemps de la sorte, desmurmures de satisfaction l’interrompaient à chaque minute.

M. le curé Christophe et plusieurs autresparlèrent ensuite et, vers neuf heures, la gendarmerie étantarrivée, sans aucune sommation on se dispersa : hommes,femmes, enfants, par bandes, remontèrent les uns du côté deGarrebourg, les autres du côté de Chèvrehoff et du Harberg. C’estune des dernières grandes réunions électorales que j’ai vues. Enm’en retournant, je rencontrai Chauvel, qui ne pensait déjà plus ànotre dispute et me dit tout joyeux :

– Tu vois, Michel, que ça marche. Pourvuque mes vieux camarades de la Convention fassent comme moi, chacundans son pays, nous aurons une nouvelle majorité. Notre Directoiren’est pas si mauvais, il faut le relever, lui donner du nerf, ilfaut qu’on le craigne comme autrefois le Comité de salutpublic ; et cela ne peut arriver que si le peuple se montrefranchement républicain dans les nouvelles élections. D’où viennentces désordres, ces brigandages, ces filouteries, ce découragementdu peuple et cette insolence des réactionnaires ? Tout celavient des mauvaises élections de l’an III. Quand le peuple n’a plusle droit de nommer ses représentants ; quand les contributionsdirectes passent avant l’homme et lui donnent seules le droit devoter, alors les intrigants se mettent à la place de lanation ; ils arrangent tout dans leur intérêtparticulier ; ils se vendent pour avoir des places, del’argent, des honneurs et vendent la patrie avec eux.

C’est ce que nous devions à ces fameuxgirondins qu’on plaignait tant quand ils étaient en fuite, à cesLanjuinais, Pastoret, Portalis, Boissy-d’Anglas,Barbé-Marbois ; à ce Job Aymé, qui dans le temps avait essayéde soulever le Dauphiné ; à ces de Vaublanc, de Mersan et deLemerer, reconnus depuis comme agents secrets de Louis XVIII. Cesgens se servaient de la république pour écraser les derniersrépublicains ; ils profitaient de la conspiration d’un foucomme Babœuf, qui voulait partager les terres, pour exterminerencore des centaines de patriotes, en soutenant qu’ils étaient dela bande. Mais ils laissaient conspirer ouvertement les royalistesBrottier, Duverne et Lavilleurnois ; ils laissaient lesassassins du Midi continuer leurs crimes, les émigrés rentrerlibrement, les évêques former des associations dans le genre desjacobins, en vue de bousculer la nation et de proclamer un roi. Cesgens refusaient au Directoire tout moyen de se soutenir, enfin quevoulez-vous ? les traîtres étaient à la tête du pays etforçaient les républicains eux-mêmes à tourner les yeux vers lesarmées pour chercher un général capable de mettre les royalistes àla raison. Voilà le malheur ! Depuis le premier jour jusqu’audernier, jamais ces gens n’ont lâché prise : tantôt par laforce, tantôt par la ruse, et le plus souvent par la trahison, ilsont fatigué les plus courageux citoyens ; c’était laconspiration permanente des fainéants avec les despotes étrangers,pour remettre le peuple sous le joug et le faire travailler à leurprofit.

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