Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Chapitre 14

 

Vers ce temps, les despotes ayant appris quenotre meilleure armée était en Égypte, et qu’elle ne pouvait plusrevenir faute de vaisseaux, se mirent à conspirer encore une foiscontre nous. Pitt s’engagerait à fournir l’argent de la guerre,l’empereur d’Autriche les hommes, et bientôt le maniaque, quis’était déclaré grand maître de l’ordre des chevaliers de Malte,détacha contre la république deux armées de quarante mille hommeschaque. Les gazettes nous apprirent que Souvaroff, le plus fameuxgénéral de Russie, le massacreur des Turcs et des Polonais, letueur de femmes et d’enfants, l’incendiaire de Praga, commandait enchef ces barbares.

Tous ces préparatifs n’empêchaient pas lesconférences de Rastadt de continuer. Les Allemands refusaienttoujours de nous céder Kehl et Cassel, sur la rive droite. Ilsvoulaient rester maîtres chez eux, c’était tout naturel. Malgrécela, nous aurions eu la paix depuis longtemps, si le Directoireavait voulu sacrifier les princes de l’Empire à l’empereurFrançois, qui ne demandait qu’à s’agrandir aux dépens del’Allemagne ; mais nous n’avions aucun intérêt à fortifierl’Autriche ; d’ailleurs la Prusse soutenait ces petitsprinces, et le bon sens nous disait de la ménager.

Enfin, pendant que Metternich amusait nosplénipotentiaires, les Russes étant arrivés en Bohême, François IIse dépêcha de faire occuper les Grisons par un corps de six millehommes, et tout le monde comprit ce que cela signifiait.

Notre Directoire se mit à crier, à demanderdes explications, et finalement à déclarer que la continuation dela marche des Russes sur le territoire germanique serait regardéecomme une déclaration de guerre. François ne se donna pas seulementla peine de lui répondre. Les petits princes allemands, quijusqu’alors avaient tous accepté nos conditions de paix, s’enallaient l’un après l’autre du congrès de Rastadt ; bientôtnos plénipotentiaires y restèrent seuls avec Metternich, au milieudes troupes autrichiennes.

Personne ne pouvait plus douter que la guerrerevenait plus terrible, et que toutes les conquêtes de larévolution étaient encore une fois en danger. On recrutait à force,mais cela ne marchait plus comme autrefois. En juin 1791, on avaitlevé cent cinquante mille hommes ; en septembre 1792, centmille ; en février 1793, d’abord trois cent mille, et puis enavril encore trente mille, et puis en août, à la levée en masse, unmillion cinquante mille ; c’étaient les dernières levées.Cette masse avait suffi pour conquérir la Hollande, la rive gauchedu Rhin, la Suisse, l’Italie, pour repousser les Espagnols chez euxet former les deux expéditions d’Irlande et d’Égypte.

La conscription du 3 vendémiaire an VII étaiten train : elle devait monter à cent quatre-vingt-dix milleconscrits, qu’on exerçait. Mais en attendant, les vieilles troupesallaient marcher ; elles défilaient chez nous : c’étaitprincipalement de l’infanterie, qui se rendait en Suisse, oùMasséna, nommé général en chef, occupait la ligne du Rhin, depuisla haute montagne jusqu’à Constance ; beaucoup de cavalerie aucontraire remontait l’Alsace, pour rejoindre l’armée du Rhin, sousles ordres de Jourdan ; d’autres passaient en ville, allantplus loin, entre Mayence et Dusseldorf, rejoindre l’arméed’observation, commandée par Bernadotte.

Ces vieilles troupes ne montaient passeulement à cent mille hommes ; les levées de conscritsn’étaient pas encore prêtes, elles ne purent rejoindre que plustard, et les premières allèrent d’abord en Italie, où commandaitSchérer. Je n’ai pas oublié ces choses lointaines, parce queMarescot, dans une de ses lettres, s’en plaignait amèrement. Ilfallait donc, avec quatre-vingt-dix mille hommes, défendre laSuisse, l’Alsace et toute la rive gauche du Rhin jusqu’enHollande.

Les Allemands, commandés par l’archiducCharles, étaient dans la Bavière à plus de soixante et dixmille ; dans le Vorarlberg, ils étaient à vingt-cinq mille,commandés par le général Hotze, un Suisse ; dans le Tyrol, àquarante-cinq mille, sous Bellegarde, et en Italie, à soixantemille, sous Kray. Quarante mille Anglais et Russes devaientdébarquer en Hollande, où Brune commandait dix mille hommes ;et vingt mille Anglais et Siciliens devaient débarquer à Naples, oùMacdonald avait remplacé Championnet.

Ces forces immenses de nos ennemis montraientqu’ils s’apprêtaient depuis longtemps à nous envahir, et que lecongrès de Rastadt n’était qu’une ruse pour nous tromper. Ilsétaient plus de trois cent mille contre nos cent mille hommes, àl’ouverture de la campagne, et Souvaroff devait les renforcerbientôt. L’armée que Bonaparte avait emmenée en Égypte, nous auraitfait du bien ! Enfin nous en sommes sortis tout de même ;et sans le grand homme, qui vint plus tard nous crier :

« Qu’avez-vous fait de mescompagnons ? Qu’avez-vous fait de la paix que je vous avaislaissée ? Etc. »

Sa paix, il pouvait bien en parler :c’était la comédie de Rastadt ; et, quant à ses compagnons, illes avait abandonnés en Égypte. Faut-il qu’un homme ait del’audace, et qu’il compte sur la bêtise et la lâcheté des autres,pour se permettre de leur reprocher les malheurs qu’il a causéslui-même ? Après cela il avait raison : il aréussi ! Cela répond à tout, pour les filous et les imbéciles.Mais il est pourtant naturel de se dire que l’effronterie fait lamoitié du génie de plusieurs hommes.

Continuons.

Jourdan ouvrit la campagne de 1799. Son armées’étendait de Mayence à Bâle, en Suisse. Notre pays était inondé detroupes. Tout à coup elles se resserrèrent dans la valléed’Alsace ; le général et son état-major, arrivant de Metz,traversèrent notre ville à la fonte des neiges, et le lendemain,1er mars, nous apprenions vers le soir qu’il avait passéle Rhin à Kehl ; que le général Ferino, commandant l’ailedroite, suivait son mouvement à Huningue ; que tout continuaitde défiler sur les ponts, artillerie, cavalerie, infanterie, etqu’il ne restait déjà plus qu’une faible garnison à Strasbourg. Ladernière bande de traînards descendait la côte de Saverne ;bientôt elle disparut : toute cette armée, aile droite,centre, aile gauche, se trouvait en Allemagne. Après l’agitationvint un calme extraordinaire, auquel les gens n’étaient plushabitués. Tout paraissait triste et désert ; on attendait lesnouvelles. La proclamation du Directoire arriva d’abord.

Proclamation du Directoireexécutif.

« Les troupes de Sa Majesté l’Empereur,au mépris d’une convention faite à Rastadt, le 1erdécembre 1797, ont repassé l’Inn, et ont quitté les Étatshéréditaires. Ce mouvement a été combiné avec la marche des troupesrusses, qui sont actuellement dans les États de l’Empereur, et quidéclarent hautement qu’elles viennent pour attaquer et combattre larépublique française, etc., etc. »

Le Directoire finissait par déclarerqu’aussitôt que les Russes auraient évacué l’Allemagne, nousl’évacuerions aussi.

Mais je ne veux pas vous raconter cette longuecampagne, où toutes les horreurs de la guerre s’étendirent encoreune fois sur les deux rives du fleuve ; la prise de Mannheimet l’envahissement de la Souabe, par Jourdan ; l’envahissementdes Grisons, la prise de Coire et de toute la vallée du Rhin,depuis sa source, au Saint-Gothard, jusqu’au lac de Constance, parMasséna ; l’envahissement de la vallée de l’Inn etl’occupation de l’Engadine, par Lecourbe, de sorte qu’on se donnaitla main par-dessus les Alpes, de Naples à Dusseldorf. Ensuite ladéfaite de Jourdan à Stokach et sa retraite dans laFranconie ; l’attaque générale du Vorarlberg, des vallées del’Inn et de Munster par Masséna et Lecourbe ; la nomination deMasséna comme général en chef des armées d’Helvétie, du Danube etd’observation ; la rupture du congrès de Rastadt etl’assassinat de nos plénipotentiaires Bonnier et Roberjot, par deshussards autrichiens qui les attendaient la nuit sur la route.

Ces choses sont connues ! Je ne m’ytrouvais pas, d’autres, les derniers de ceux qui restent, pourrontencore vous parler de ces gouffres sans fond des hautes Alpes, oùl’on se battait ; de ces ponts étroits sur les abîmes, qu’ilfallait se disputer à la baïonnette ; de ces torrentsemportant les blessés et les morts ; de ces marches à traversla neige et les glaciers, où les aigles seuls jusqu’alors avaientpassé. Oui, c’est une grande campagne à raconter, une campagnerépublicaine. Moi, tout ce que je peux vous dire, c’est que cheznous arrivaient les convois comme à l’ordinaire, que les hôpitauxs’encombraient de malades innombrables, les uns gelés, les autresblessés, les autres épuisés par les fatigues et la faim, car jamaisla disette n’avait été si grande ; et qu’après l’assassinat denos plénipotentiaires, des milliers de jeunes gens partirent encriant vengeance, comme en 92 et 93.

Et puis pendant ces rudes combats eurent aussilieu les élections de l’an VII, où le directeur Rewbell futremplacé par l’abbé Sieyès, qui depuis six ans s’était caché dansle marais, et ensuite parmi les intrigants et les trembleurs desconseils. Sieyès lui-même s’en vantait ; il disait :« Pendant que les autres se guillotinaient, j’aivécu ! » C’était bien la peine d’avoir prononcé dans letemps deux ou trois belles sentences que toute la nation avaitadmirées, pour se rendre ensuite méprisable. Cela montre bien quel’esprit et le cœur ne vont pas toujours ensemble.

On racontait que Sieyès avait une magnifiqueconstitution dans sa poche ; et comme la constitution de l’anIII avait déjà fait son temps, on nomma Sieyès directeur, dansl’espérance qu’il trouverait quelque chose de nouveau ; lesFrançais aiment le nouveau, et puis ils aiment aussi les oracles,et Sieyès passait pour un oracle. J’en ai vu cinq ou six comme celadans ma vie ; ils ont fini drôlement tous ces oracles.

Les élections de l’an VII, qui ne regardaientplus le peuple, puisqu’il n’avait pas voix au chapitre, envoyèrentquelques soi-disant patriotes dans les conseils. Alors, pour lapremière fois, on entendit parler de Lucien Bonaparte ; nousavions déjà Joseph et Napoléon Bonaparte, il nous fallait encore unLucien. Quelle bonne affaire que la conquête de la Corse pour lesBonaparte ! Chez eux, ils auraient été fermiers, employés,petits bourgeois, bien contents de joindre les deux bouts etd’avoir quelques chèvres dans les roches ; en France,c’étaient des présidents de conseil, des ambassadeurs, des générauxen chef. Il paraît que les Français se trouvent trop bêtes pour segouverner eux-mêmes, puisqu’ils vont chercher leurs maîtresailleurs.

Les nouveaux conseils, qui voulaient lerenversement du Directoire, lui demandèrent des comptes. Ilsforcèrent Treilhart de donner sa démission, et nommèrent lebonhomme Gohier à sa place. Ils auraient aussi voulu forcerLareveillère et Merlin de se démettre, pour les remplacer par leurshommes ; ces deux directeurs crièrent : « On veutdonc livrer la France à la famille Bonaparte ? » Et cecri retarda leur chute de quelques jours ; mais l’acharnementcontre eux devint tel qu’ils ne purent résister longtemps ;ils se retirèrent le 18 juin 1799. Le girondin Roger Ducos et legénéral Moulin, dont le peuple n’avait jamais entendu dire ni bienni mal, furent nommés directeurs ; et de l’ancien Directoireil ne resta plus que Barras, le protecteur de Bonaparte et la hontede notre république.

Tous les ministres furent changés ; nouseûmes Robert Lindet aux finances, Fouché à la police, Treilhart auxaffaires étrangères, Cambacérès à la justice, Bernadotte à laguerre. Ces changements du 30 prairial ne produisirent aucunmouvement, cela se passait entre bourgeois ; le Directoireavait bouleversé les conseils au 18 fructidor, les conseilsbousculaient maintenant le Directoire. Le peuple regardait, enattendant le moment de se remettre en ligne ; il ne luifallait qu’un chef, mais comme les Danton, les Robespierre, lesMarat dormaient en paix, les soldats allaient avoir beau jeu. SiBonaparte savait ces choses, il devait se repentir d’être partipour l’Égypte, et le ministre Bernadotte devait rire ; cegascon avait toutes les cartes en main, tous les jacobins pensaientà lui.

Chauvel, malgré sa fureur de vaccine, seremettait à lire les journaux ; son indignation retombaitalors sur Sieyès, qu’il regardait comme un être hypocrite, capablede s’entendre avec n’importe qui, pour gruger la république etfaire accepter cette fameuse constitution, dont tout le mondeparlait sans la connaître, parce que monsieur l’abbé Sieyès n’encausait qu’avec ses amis, sachant d’avance que pas un républicainn’en voudrait.

Mais pendant que les intrigants separtageaient ainsi les places, sans se soucier plus du peuple ques’il n’avait pas existé, les affaires de la nation devenaientextrêmement graves. Si les messieurs qui ne s’inquiétaient que deleurs propres intérêts avaient été chargés de sauver la France,elle aurait couru grand risque d’être partagée par nos ennemis.Heureusement le peuple était là, comme toujours, au moment dupéril.

Le feld-maréchal autrichien Kray avaittellement battu le vieux Schérer, à Magnano, que notre arméed’Italie, réduite à vingt-huit mille hommes, s’était vue forcée dereculer jusque derrière l’Adda ; c’est là que Moreau, montrantun vrai patriotisme, en avait accepté le commandement. AlorsSouvaroff, avec ses quarante mille Russes, était arrivé, ayantaussi sous ses ordres quarante mille Autrichiens. Il avait surprisle passage de l’Adda à Cassano, et contraint Moreau d’évacuer Milanet de repasser le Pô, en lui laissant les trois quarts de l’Italiedu Nord. Moreau le savait d’avance ; il savait qu’une armée devingt-huit mille hommes, déjà battue et découragée, ne peutrésister à quatre-vingt mille hommes victorieux, pleins deconfiance dans leurs chefs ; mais il savait aussi qu’un bongénéral n’éprouve jamais de grandes déroutes, et qu’il sauve toutce qu’il est possible de sauver ; cela lui suffisait. Il miten ce temps le devoir et le salut de la patrie au-dessus de sapropre renommée, ce qui n’arriva jamais à Bonaparte.

Souvaroff avait essayé de le poursuivre, enpassant le Pô derrière lui, mais il avait été repoussé. Tous lesItaliens étaient soulevés contre nous et nos placesassiégées ; la retraite de Macdonald, qui ramenait de Naplesdix-huit mille hommes le long de la côte, était menacée par desforces doubles et triples des siennes. Moreau se rapprochait de luipour l’aider à faire sa jonction ; mais vers la fin de juin,nous apprîmes que Macdonald avait été défait par Souvaroff sur laTrébie, après une bataille de trois jours, et que dans le mêmemoment Moreau, profitant de l’éloignement des Russes, avait battuBellegarde à Cassina-Grossa, puis rejoint les débris de l’armée deNaples, aux environs de Gênes.

Aussitôt Sieyès, nommé directeur, fitdestituer Macdonald. Il rappela Moreau, et nomma Joubert, un deslieutenants de Bonaparte, au commandement de l’armée d’Italie.Joubert commandait la 17e division militaire ;c’était l’homme de Sieyès, l’épée qu’il lui fallait pour appliquersa constitution et devenir son bras droit. Ce général n’ayant pasencore assez de réputation, Sieyès l’envoyait en Italie pourvaincre Souvaroff, qui s’était rendu maître de ce pays en bienmoins de temps que Bonaparte, et qui, dans ses proclamationsbarbares, menaçait de nous passer sur le ventre et de venir à Parisproclamer Louis XVIII. Après cela Sieyès et Joubert auraient étéles deux grands hommes : le législateur et le héros de larépublique.

Nous reçûmes en ce temps deux autres lettresde Marescot, un peu moins fières que celle de 96 ; Lisbethavait perdu presque tout son butin de Rome et de Naples au passagede la Trébie ; mais le principal pour nous, c’était de savoirqu’ils vivaient encore.

On comprend que si ces malheurs d’Italie noustouchaient, ceux qui s’avançaient sur nous de la Suisse et desbords du Rhin nous inquiétaient beaucoup plus. Après la défaite deJourdan à Stokach et sa retraite en Alsace, Masséna, nommé généralen chef des trois armées, ne pouvait plus se maintenir dans sespositions avancées de la Suisse ; il avait évacué leVoralberg ; et comme l’archiduc et Hotze inquiétaient saretraite, il leur avait livré bataille et les avait battus àFrauenfeld, ce qui lui permit alors de se replier tranquillementsur la Linth et la Limmat.

L’ennemi le suivait pourtant toujours ;deux combats eurent lieu devant Zurich mais, quoique vainqueur,Masséna quitta cette ville et prit une position meilleure, sur lemont Albis, derrière les lacs de Zurich et de Wallenstadt.Malheureusement les cantons s’étaient soulevés, ils ne voulaientplus rien nous fournir, et les réquisitions forcées dans ces paysruinés ne donnaient plus grand-chose. Les Allemands adossés au paysde Bade, tiraient tout de chez eux.

Lecourbe, attaqué sur le Saint-Gothard par desforces supérieures, avait fait aussi sa retraite, en descendant lecours de la Reuss. Il fallait vivre et faire vivre tout ce monde.Alors les réquisitions de toute sorte, en grains, farine, fourrage,bétail, recommencèrent chez nous. Les fournisseurs couraientl’Alsace, la Lorraine et les Vosges, achetant à tout prix, mais ilsne donnaient que des bons, l’argent manquait ; on cachaittout ! Le froment, pesant le setier 240 livres, monta de 34 à50 francs ; le blé noir, pesant le setier 160 livres, de 15 à30 francs ; l’orge, pesant 200 livres, monta de 18 à 35francs ; la livre de bœuf, de 13 sous à 23 ; le mouton de14 sous à 24 ; et tout le reste, viandes salées, lard, huile,vin, bière, en proportion. Les cent bottes de fourrage ordinaire,pesant 11 quintaux, montèrent de 50 francs à 150. Tous ces prix, jeles ai marqués sur le couvercle de mon grand livre, comme chosesextraordinaires. Nous étions pourtant encore bien loin deZurich ; quels devaient donc être les prix aux environs desarmées ? Il faut ajouter le prix du transport, les risques desfournisseurs, dans un temps où les routes étaient battues par desquantités de brigands ; et puis, passé Bâle, le danger d’êtreintercepté par l’ennemi ; la paye des escortes, car tous lesconvois étaient escortés de gendarmes ; je crois qu’un tiersen sus et même la moitié, ce ne serait pas estimer trop haut.

Si j’avais eu les reins plus forts, malgré larépugnance de Chauvel, qui traitait tous les fournisseurs defilous, j’aurais pris un ou deux convois de farine à mon compte, –l’amour du gain me venait ! – et puis j’aurais choisi trois ouquatre vieux camarades des Baraques et de la ville, à ma solde, etnous aurions escorté ma fourniture jusqu’au camp ; mais jen’avais pas assez d’argent en main, et les bons du Directoire nem’inspiraient pas confiance.

Masséna resta là trois mois sans bouger ;des courriers par vingtaines ne faisaient qu’aller et venir ;nous ne savions ce que cela signifiait. L’indignation était grandealors contre Masséna, d’autant plus qu’on venait d’apprendre laterrible défaite de Novi, où Joubert était resté sur place, etl’approche d’une seconde armée russe, sous les ordres de Korsakoff,pour renforcer l’archiduc Charles. On criait :

– Il veut donc avoir tout le monde sur ledos, avant de se remuer !

Ce qui poussa la fureur des gens au comble,c’est que Souvaroff menaçait déjà de passer le Saint-Gothard, etque Lecourbe se dépêchait d’occuper son ancienne position, pour luibarrer la route. Les finauds traitaient cette menace de folie, maisun pareil barbare était capable de tout entreprendre. Il n’avaitpas encore été vaincu ; on le représentait comme une espèce desauvage, toujours à cheval, prêchant à ses soldats saint Nicolas ettous les saints, et récitant son chapelet pendant les combats. Plusun être est brute, plus il a d’autorité sur les brutes ; ethacher, massacrer, grimper des montagnes, incendier des villages,ne m’a jamais paru demander un grand génie ; l’inventeur desallumettes, dans mon idée, est cent mille fois plus remarquable quedes héros pareils. Je croyais donc Souvaroff capable de tenterl’entreprise, et j’étais dans une grande inquiétude, car tous lesaristocrates attendaient ce barbare comme leur Messie, lorsque nousreçûmes la lettre suivante, de mon vieux camarade Jean-BaptisteSôme.

« Au citoyen Michel Bastien

Zurich, le 7 vendémiaire de l’an VIII de larépublique française une et indivisible.

« Victoire ! mon cher Michel,victoire !… Nous venons de traverser une vilaine passe :trois mois de famine, trois mois sans rations, les pieds dans lelac et le dos à la neige. On pillait, on criait :« Ah ! gueux de Directoire, il nous envoie courrier surcourrier, avec l’ordre de livrer bataille, mais pas un rougeliard ! » Et l’archiduc en face, Jellachich et Hotze surles flancs, Korsakoff en route, l’insurrection sur nos derrières…Ça n’était pas gai, Michel, non, il n’y avait pas de quoi rire.Enfin la revanche est arrivée ; l’Être suprême a le dessus, etsaint Nicolas allonge ses grandes jambes du côté de Moscou, sabesace au dos et son bidon sur la hanche. Quelle bataille !quelle débâcle ! quel tremblement !

» Tu sauras que la semaine dernière nousétions encore dans nos cantonnements, entre Brugg et Wollishoffen,à battre la semelle et nous demander quand tout cela finirait.L’automne nous soufflait sa petite brise des glaciers ; çanous ouvrait l’appétit. Les avant-postes autrichiens commençaient àdégarnir les bords du lac, les habits verts et les bonnets pointusles remplaçaient : Korsakoff venait d’arriver ; avis auxamateurs ! Masséna, Soult, Mortier, Ney poussaient desreconnaissances à Zug, à Rapperschwyll, Naefels, etc. Les hussardsallemands venaient nous défier jusque sur la Linth et la Limmat, etnous crier : « Arrivez donc, sans culottes !Arrivez, tas de vermines… Vous n’avez donc plus de cœur… vous êtesdonc des lâches ? » Ça vous rendait tout pâles ;mais la consigne défendait de leur répondre, même à coups defusil.

» Enfin, voici bien une autre histoire.Des courriers arrivent d’Urseren et d’Altorf :« Souvaroff est en marche pour nous tourner, le vainqueur deCassano, de la Trébie, de Novi, passe le Saint-Gothard. Gudin, avecsa poignée d’hommes, ne peut résister à ce mangeur d’athées ;Lecourbe court défendre le pont du Diable. » Ce jour-là,Michel, je crus bien que la république branlait au manche et quenous étions trahis. Mais l’Italien avait fait semblant dedormir ; il veillait comme les chats, l’oreille ouverte et lesyeux fermés ; il rêvait à l’archiduc, en route pourPhilipsbourg avec sa cavalerie et son infanterie, – ne laissant auxRusses que ses canons, – et le 4 vendémiaire, à quatre heures dumatin, notre chef d’escadron Sébastien Foy arrive ventre à terre,nous apporter l’ordre de descendre sur la Limmat, une rivière à peuprès large comme le petit Rhin, mais plus rapide ; elle passeà Zurich et s’appelle la Linth, avant d’avoir traversé le lac. Nousdescendons au galop, artilleurs et pontonniers, avec nos bateaux,nos pièces, nos munitions, nos cordes, nos pieux, nos clous. On semet en batterie en face des Russes, qui tiennent l’autre rive etouvrent sur nous un feu roulant épouvantable. Il fallait jeter unpont de bateaux, Le fond était de roche, les pieux et les ancresglissaient, rien ne tenait, et, malgré notre mitraille, le feu del’ennemi redoublait. Les pontonniers se décourageaient ; lechef de brigade d’artillerie Dedon, un des nôtres, un Lorrain,descendit leur remonter le cœur et diriger l’ouvrage. Au bout d’uneheure, au petit jour, le pont, haché trois fois par les boulets,commençait à tenir et nos colonnes défilaient dessus en courant. Àneuf heures, nous avions dix mille hommes de l’autre côté. Alors labataille s’étendait sur une ligne de cinq à six lieues, car,pendant que nous passions la Limmat, au-dessous de Zurich, Soultpassait la Linth au-dessus, entre les deux lacs. Deux centsnageurs, le sabre aux dents, formaient l’avant-garde ; ilségorgèrent les postes ennemis. Hotze accourut et fut tué.

» Dans ce moment, mon vieux Michel,quoique nous ayons entendu de belles canonnades en Vendée, je puiste dire que, même au Mans, ce n’était rien auprès decelle-ci ; les montagnes en tremblaient ; on n’entendaitplus les commandements à deux pas, et par les trouées de fumée, onvoyait bouillonner le lac comme une cuve sous les balles et lamitraille. Vers le soir, nous n’étions encore maîtres que duZurichberg, sur la rive droite de la Limmat ; les Russes,refoulés dans la ville, s’y retranchaient. Ces gens-là, le frontlarge et plat, le nez camard, les yeux petits et les lèvresépaisses, sont d’une autre race que nous. Ils tiennent jusqu’à lafin ; il faut les démolir, car ils ne reculent pas. C’est ceque nous faisions avec conscience, nous les battions en brèche, etle lendemain, à Zurich, ce fut un carnage comme celui du Mans.

» Cette masse stupide pensait s’échapperpar une porte, pendant que nous forcions l’autre ;l’infanterie était en tête. Korsakoff avait laissé sa cavalerie enville. Deux divisions les attendaient au défilé, les pièceschargées ; l’infanterie russe traversa boulets et mitraille,en poussant des cris sauvages qu’on entendait sur les deuxlacs ; la cavalerie, l’artillerie, la caisse et les bagagesrestèrent entre nos mains. Un corps de Condé fut écharpé ; nosseigneurs demandaient quartier, on leur répondait à coups debaïonnette. Entre eux et nous pas de trêve, pas demiséricorde ; vaincre ou mourir ! nous ne connaissons queça. Quelques-uns s’échappèrent. La ville est à moitié démolie, elleavait tiré sur nos parlementaires. Ce tas de Russes, que je voisétendus autour du bivac, ne ressemblent pas à des hommes, ce sontde grosses masses ; et, puisque les hussards autrichiens nousreprochaient la vermine, que devaient-ils penser de leursamis ?

» Voilà, Michel, l’espèce de gens qu’onnous détache pour nous rendre notre bon roi et pour détruire laliberté. Les hommes auront-ils le dessus sur les animaux ?C’est toute la question.

» Notre brigade est restée en positiondepuis hier, la batterie a perdu deux lieutenants, je suis proposépar Sébastien Foy. Je serai nommé, ce qui m’est bien égal, carl’âge me donne droit au congé définitif, et, la campagne finie, àmoins de nouveaux dangers pour le pays, je rentre au village.

» La division Mortier, la division Soultet deux autres divisions, sous le commandement du général en chef,sont parties à la rencontre de saint Nicolas Souvaroff, qui vient,par le Saint-Gothard, prendre le commandement des armées que nousavons battues, et marcher sur Paris. J’espère qu’on va bien lerecevoir et que vous apprendrez bientôt du nouveau.

» Et sur ce, mon cher Michel, je vousembrasse ; j’embrasse le petit Jean-Pierre, la citoyenneMarguerite, le citoyen Chauvel et toi, mon vieux camarade, de toutmon cœur. Et je dis à tous les amis, bons patriotes de là-bas,salut et fraternité.

» Jean-BaptisteSÔME. »

Cette lettre de Sôme nous remplit tousd’enthousiasme ; le père Chauvel surtout, affaissé depuisquelque temps, retrouva toute son énergie d’autrefois ; ilcourut à la mairie en donner lecture aux autorités, et puis ilconvoqua les jacobins, maître Jean, Éloff, Manque, Genti, etc., etce soir-là nous eûmes fête jusque passé dix heures.

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