Chapitre 15Le ministre Barnajou
Dans legrand hall de la gare Saint-Lazare, William Boltyn, miss Aurora etStephen, le majordome du milliardaire, venaient de descendre dutrain transatlantique.
– Eh bien, Aurora, dit Boltyn en étendantle bras dans la direction de la large baie vitrée par laquelle onapercevait la cour de la gare, es-tu contente ? Le voilà, ceParis, après lequel tu soupires depuis si longtemps.
– Oui, répondit la jeune femme, avec unaccent mélancolique, je suis bien heureuse, en vérité. Vous êtesbien bon, mon père, d’avoir consenti à m’accompagner.
Aurora était vêtue d’un élégant costume devoyage, et elle ne portait aucun bijou. Elle avait rompu avec seshabitudes ordinaires, et n’avait pas voulu se faire accompagner parses domestiques, et, de plus, au grand étonnement de son père, àpeine s’était-elle fait suivre d’une seule malle renfermant lestoilettes indispensables.
– Stephen est parti bien longtemps, ditBoltyn avec impatience. Se figure-t-il que nous allons attendre uneheure ici ? Tu te sens malade, n’est-ce pas, Aurora ?…L’animal, je vais le tancer d’importance !
Justement le majordome accourait.
– La voiture vous attend, dit-il.L’appartement, que j’ai retenu par dépêche, a été aménagé selon vosinstructions. Tout est prêt.
Aurora était très pâle. Le voyage l’avaitfatiguée, et une émotion secrète, qu’elle ne voulait pas avouer àson père, s’emparait d’elle en ce moment où elle foulait, pour lapremière fois, le sol de ce Paris où se trouvaient Ned Hattison etOlivier Coronal.
Depuis Le Havre, Aurora, tout en admirant lesbeaux paysages de ce coin du Vieux Monde – Rouen et ses clochersgothiques, les rives de la Seine couvertes de châteaux modernes ouanciens et d’abbayes en ruine –, n’avait cessé de se plaindre dupeu de confortable des chemins de fer français. Elle se déclaraitbrisée de lassitude. En débarquant de la gare, sa surprise futgrande. Cette foule joyeuse, pleine de rires et de tumultes, luisemblait extraordinaire, à côté des foules américaines qu’elleavait toujours vues moroses et guindées.
– Mais il y a donc une fête,aujourd’hui ? demanda-t-elle à un employé.
– Non, madame, répondit celui-ci, quiavait fait ses humanités avant d’être homme d’équipe, « en ceslieux la gaieté règne en folle maîtresse ». Ici c’est commecela tous les jours.
L’homme partit d’un insouciant éclat de rire,dont le sévère William Boltyn se sentit froissé jusqu’au fond del’âme.
– Tiens, mon vieux, fit un gavroche à unde ses amis, t’as pas vu le notaire en fuite et sa sœur ! Çavient de loin. Ohé ! perfide Albion !…, cria-t-il en sesauvant à toutes jambes à l’autre bout de la salle des pasperdus.
– Voilà un peuple sans correction,constata William Boltyn avec une grimace. Tout le monde, ma parole,à l’air d’être chez soi. S’ils savaient qu’ils ont affaire àl’empereur des conserves, ils feraient un autre visage.
– Vraiment, dit Aurora plutôt amusée, cesgens n’ont aucun souci ! Ils ont l’air de se laisser vivre. Jen’aurais pas cru cela.
– On ne se douterait guère, réponditWilliam Boltyn, d’un air pincé, que tous ces gaillards-là n’ont quede misérables appointements de trente ou quarante dollars par mois,avec lesquels ils trouvent moyen de faire vivre leur famille.
– Est-ce possible !
– Mais oui.
– Vous savez, mon père, j’ai hâte de mereposer. Stephen, ajouta-t-elle en s’adressant au majordome, qui setenait à trois pas de ses maîtres dans une attitude respectueuse,faites avancer la voiture, et qu’on nous mène de suite àl’appartement que vous avez retenu.
Le majordome, aussi raide qu’un automate, fitsigne au cocher d’avancer.
William Boltyn et Aurora prirent place dans lavoiture, pendant que Stephen courait s’occuper des bagages.
– Surtout, allez vite, avait ordonné lemilliardaire, il y aura pour vous un excellent pourboire.
La voiture était partie avec toute la rapiditéimaginable. Elle s’engagea, au bout de deux minutes, sur les grandsboulevards.
Aurora ne put retenir son admiration pour lespectacle, si nouveau pour elle, qui s’offrait à ses yeux.
– Regardez donc, mon père, dit ellevivement au milliardaire qui, la canne à pomme d’or à la main,restait impassible et muet ; quel charmant tableau, quellegaieté, quelle animation ! Comme toute cette foule a l’airheureux ! Et ces gens qui boivent dans la rue, en plein air,tout cela ne vous intéresse pas ?
– Mais si, répondit William Boltyntoujours grognon, autant toutefois que peuvent m’intéresser desécervelés, des gens qui m’ont tout l’air de n’avoir rien d’autre àfaire dans la rue que de se promener le nez en l’air.
Il commençait à faire nuit. Les boutiquess’allumaient. Les becs électriques jetaient de longs faisceaux delumière bleuâtre sur la foule sans cesse renouvelée qui se pressaitsur les trottoirs, aux terrasses des cafés, prenait d’assaut lesomnibus, débordait jusque sur la chaussée, entourait les éventairesdes marchandes de fleurs, les kiosques de journaux, les colonnesd’affichage. La gaieté fusait de partout, en longs éclats de rire,en reparties enjouées, en interpellations qui se croisaient.
Des camelots criaient à tue-tête les journauxdu soir, ou le nouveau jouet de l’année – « joli cadeau àfaire à un enfant » – devant la terrasse des cafés bondés deconsommateurs.
Il faisait un temps superbe. Les arbrespoussaient leurs feuilles. Des souffles tièdes passaient dansl’air. Quand il fait beau, les grands boulevards prennent un air defête. Dès cinq heures du soir règnent le tumulte etl’animation.
– Mais, dit encore Aurora, qui ne pouvaitse lasser de faire des réflexions, ce n’est pas ici la même vie quechez nous. Personne ne travaille donc à Paris !
– Si, grommela Boltyn, mais passérieusement. Le Français ne travaille pas pour s’enrichir. À partquelques exceptions, il se contente de chercher à gagner sa vie, etil s’en tient là, dès qu’il y est arrivé. Il aime aussi netravailler qu’aux choses qui lui plaisent.
– C’est donc pour cela qu’il y a tantd’artistes, dit Aurora. Quelle singulière manière de comprendre lavie ! Après tout, ces gens-là ont peut-être raison. Ils ontl’air moins malheureux que bien des milliardaires de maconnaissance.
– Dis plutôt que ce sont des niais,reprit William Boltyn pour couper court à la discussion, desétourdis qui n’entendent rien à la vie pratique.
Tout à coup, le cocher retint son cheval. Lavoiture s’arrêta. On était arrivé à l’intersection de deuxrues.
Debout au milieu de la chaussée, un sergent deville venait d’élever son bâton blanc, pour livrer passage à unefile de voitures qui attendaient.
– Eh bien, qu’y a-t-il ? criaWilliam Boltyn qui ignorait les précautions prises par l’édilitéparisienne pour éviter les accidents. Est-ce ainsi que vous voushâtez ?
– Monsieur, répondit le cocher, il n’y apas moyen de traverser, il faut que j’attende.
– Et pourquoi donc, s’il vousplaît ? Je vous dis d’avancer, moi, et à toute vitesse. Nevous ai-je pas promis un bon pourboire ?
– Mais, sapristi, s’écria l’automédonimpatienté, puisque je vous dis qu’il n’y a pas moyen, là !Regardez les autres, ajouta-t-il en se retournant, ils font commemoi, ils attendent que les piétons aient traversé le boulevard.
William Boltyn sentait, de nouveau, la colères’emparer de lui.
Aurora intervint doucement.
– Mon père, ne vous fâchez donc pas. Vousvoyez bien que c’est l’affaire de quelques minutes.
Le milliardaire se calma un peu.
– On ne prend pas toutes ces précautionsen Amérique, dit-il, et personne ne s’en trouve plus mal. J’auraisbien voulu voir qu’à Chicago ma voiture fût arrêtée par unpoliceman…
Presque aussitôt une autre voiture, dont lecocher portait une cocarde tricolore à son haut-de-forme, s’avançaau pas et traversa la chaussée sans toutefois que les autresvéhicules pussent faire de même.
– Ah ! par exemple, cria lemilliardaire, voilà qui est surprenant… Cette voiture passera etmoi je serai obligé d’attendre !
– C’est pas drôle évidemment, répliqua lecocher. Mais vous n’avez donc pas vu la cocarde tricolore ?C’est un ministre. Dame, vous savez un ministre passe partout.
– Idiot ! stupide ! fit Boltynavec un dédain de souverain qu’on vient d’outrager… Ah !ajouta-t-il entre ses dents, heureusement que bientôt tout cepeuple me saluera, le chapeau bas. Nous verrons bien alors si unmisérable policeman contrecarrera ma volonté.
Aurora, elle, ne partageait pas la fureur deson père. Le spectacle qu’elle voyait autour d’elle l’amusaiténormément.
– Allons, en route, fit le cocher enprenant le trot. Dans cinq minutes nous y serons.
En effet, bientôt, le fiacre s’arrêtait à laporte d’un grand hôtel de la rue de Rivoli.
Nous laisserons le milliardaire et sa filles’engager dans le luxueux vestibule du Family House etnous suivrons la voiture ministérielle.
Le coupé officiel franchit la Seine au pontdes Saints-Pères, traversa le boulevard Saint-Germain, puiss’engagea dans la rue de Rennes. Arrivé à quelque distance de lagare Montparnasse, il déposa trois personnages qui prirent desbillets de première classe pour la ligne de ceinture.
Le nouveau ministre, un Méridional plein deverve, Oscar Barnajou, allait en personne, escorté de sonsecrétaire particulier et de son chef de cabinet, rendre visite àl’ingénieur Arsène Golbert.
Presque aussitôt après le départ de sonprédécesseur, le mémoire du savant sur l’accumulateur psychiqueétait tombé sous ses yeux et l’avait profondément intéressé. Ilavait vu là un moyen de dénouer peut-être la situation, de plus enplus tendue au point de vue diplomatique, entre les États-Unis etla France.
Ce ministre bien inspiré était d’ailleurs,ainsi que beaucoup de ses compatriotes, d’un caractère jovial etd’une grande affabilité de manières.
Ce fut Léon qui vint ouvrir.
Lucienne était dans la salle à manger, occupéeà faire mettre le couvert ; et les ingénieurs, réunis dans lecabinet de travail, venaient de terminer enfin le montage d’ungrand modèle de l’accumulateur psychique.
Arsène Golbert s’empressa d’accourir, sansmême se donner la peine d’enlever sa grande blouse delaboratoire.
– Monsieur l’ingénieur, dit le ministre,j’ai lu avec le plus grand intérêt votre mémoire. Quoiqu’il ne soitguère dans les traditions officielles d’agir ainsi, j’ai tenu àvenir moi-même vous visiter. Je vous demande seulement votre paroled’honneur de tenir secrète cette visite jusqu’à nouvel ordre.
– Croyez, monsieur le ministre, réponditArsène Golbert, que je suis très honoré…
– Allons droit au but, fit le ministreavec rondeur. Les lenteurs habituelles de l’administration ne sontpas mon fait. Il y a des réformes, beaucoup de réformes à opérer.Je veux rompre avec cette négligence qui a causé jusqu’ici tant depréjudice à nos intérêts, préparé tant de catastrophes et attirétant de railleries sur nous.
– Monsieur le ministre…, essayait derépondre Arsène Golbert.
Mais ébloui par la faconde du Méridional, iln’avait pas le temps de placer un mot.
– Je disais donc que je veux faire desréformes. Vous allez en juger par vous-même. Expliquez-moi votreinvention dans tous les détails. Démontrez-moi qu’elle est pratiqueet qu’elle répond bien à tout ce que vous annoncez, et sur-le-champje l’adopte, je mets à votre disposition tous les capitaux que vousvoudrez.
– Je vais vous faire voir mon appareil,dit M. Golbert. Je me charge de vous convaincre entièrement…Veuillez passer dans mon cabinet, monsieur le ministre, ajouta-t-ilen ouvrant la porte et en s’effaçant.
– C’est cela, votre accumulateurpsychique, s’étonna aussitôt Oscar Barnajou en désignant un énormecube de cristal, haut d’au moins deux mètres, et à l’intérieurduquel apparaissaient des rouages d’acier, des plateaux dentelés etdes piles électriques.
Olivier Coronal et le père Lachaume qui,montés sur une échelle, essuyaient l’appareil avec des chiffons desoie, s’étaient retournés en entendant la porte s’ouvrir.
Ned Hattison, qui écrivait sur une petitetable, avait aussi interrompu son travail.
– Monsieur le ministre, dit ArsèneGolbert qui ne pouvait s’empêcher d’être ému, permettez-moi de vousprésenter tout d’abord mes collaborateurs et amis :…M. Isidore Lachaume, membre de l’Académie des sciences.
– Eh ! que je connais bien !appuya le ministre en serrant la main du vieux savant.
– … M. Olivier Coronal, monami.
– Et l’inventeur de la torpilleterrestre, interrompit de nouveau Barnajou. Mes félicitations, moncher monsieur.
– … M. Ned Hattison, mongendre.
– Mais alors, s’écria le ministre, jeconnais tout le monde, au moins de nom !
Et avec une rondeur toute méridionale, OscarBarnajou serrait les mains des deux jeunes gens, tandis que sessecrétaires, qui avaient pénétré avec lui dans le laboratoire,regardaient l’appareil avec curiosité sans toutefois se départird’une certaine raideur d’attitude.
– Messieurs, dit le ministre à sessecrétaires, M. l’ingénieur va vous expliquer son inventionqui, je n’en doute pas, est intéressante au plus haut degré. Vousvoudrez bien prendre des notes.
Arsène Golbert referma la porte dulaboratoire.
Une heure après, les trois personnagesofficiels ressortaient absolument stupéfaits et remplis d’uneadmiration qu’ils étaient incapables de contenir.
Oscar Barnajou avait tout à fait changé de tonavec Arsène Golbert, et lui parlait maintenant avec un involontairerespect.
Le vieux savant au contraire avait repristoute son assurance.
– Votre invention est tout simplementmerveilleuse, géniale, d’une incalculable portée morale etcivilisatrice, disait Oscar Barnajou dont les yeux brillaientd’enthousiasme, et qui, sans souci de l’étiquette, passait etrepassait sa main dans ses cheveux noirs et touffus. C’esttellement extraordinaire que je me demande encore, malgré toutesles explications détaillées que vous m’avez fournies, si je doiscroire ou douter.
– Croyez… croyez ! monsieur leministre, répondit Arsène Golbert en souriant. Et du reste, ainsique je vous l’ai dit, je suis prêt à exécuter une expérience quidétruira vos derniers doutes… Nous pouvons transporter l’appareil àquelques heures de Paris, en Bretagne par exemple, et le braquersur un village, dont les habitants sont durs, insociables etcupides. Je ne doute pas une seule minute des excellents résultatsque j’obtiendrai.
– Mais certainement, approuva le ministreavec passion. Je suis prêt à vous accompagner moi-même aussitôt quevous le voudrez.
– Eh bien, quand ?… Dans deux jours,si vous voulez, monsieur le ministre. Ce temps m’est nécessairepour emballer soigneusement mon accumulateur.
– Soit, dans deux jours, répondit OscarBarnajou. Si, comme j’en suis persuadé, les résultats sontconcluants, j’aviserai immédiatement mes collègues, et je vousdonnerai tous les capitaux nécessaires pour que vous puissiezconstruire un grand nombre d’accumulateurs dans le plus bref délai.Avec une pareille arme, la France, et non seulement la France, maisles autres nations de l’Europe n’ont plus rien à craindre desAméricains. Nous allons immédiatement le prendre sur un autre tonavec eux. Depuis assez longtemps nous supportons leurs empiétementscommerciaux. Nous allons commencer par donner l’ordre à notreambassadeur de faire des représentations énergiques au gouvernementyankee au sujet du traité de commerce qu’il prétend nousimposer ; et je vais faire annoncer, discrètement d’abord,dans les journaux, que la France ne craint plus rien – n’a jamaisrien craint, veux-je dire –, et que nous possédons une découvertedont les effets changeront avant peu la face du monde.
– Soyez prudent dans vos insinuations,conseilla Arsène Golbert.
– Non, répondit le ministre, pas deprudence en pareil cas. Je réponds de tout… Puisque nous sommescertains d’être les plus forts, nous n’avons plus aucun ménagementà garder.
– Au contraire, monsieur le ministre, ditle savant. Fiez-vous à moi sur ce chapitre. Je sais de quoi sontcapables nos ennemis. Il nous faut travailler silencieusement, nerien laisser percer de nos projets, de façon à pouvoir, le momentvenu, réduire les Yankees à l’impuissance. Prévenus, ils feraientdes efforts désespérés, et seraient capables, dans leur fureur,d’organiser immédiatement un audacieux coup de main, dans l’espoirde détruire notre découverte. Il vaut mieux éviter toutescomplications, sinon dangereuses, en tout cas inutiles.
– Sapristi ! s’écria le ministre quiréfléchissait, je suis obligé de me rendre à vos raisons. Maissavez-vous, ajouta-t-il, que vous feriez un politicienextraordinaire si vous étiez au pouvoir ?
Arsène Golbert ne releva pas lecompliment.
– Alors, c’est entendu, nous gardons lesecret jusqu’après l’expérience décisive.
En se retirant, le ministre dit encore àdemi-voix :
– Je prends bonne note de ce que vousm’avez appris sur l’espionnage des hypnotiseurs. Je vais fairedonner des ordres pour modifier de suite nos graphiques demobilisation, et pour renforcer l’armement de nos ports militaireset la défense de nos côtes. Quant à nos nouveaux canons, lesAméricains n’ont certainement pas eu le temps d’en construire desemblables, et je me charge de faire surveiller étroitement leshypnotiseurs. Au premier prétexte qu’ils nous donneront, je lesfais arrêter, tous, en bloc, et sans prévenir la presse, sansdonner l’éveil… Vous pouvez dire, monsieur, que vous avez sauvé lacivilisation.
Et en prononçant ses mots, Oscar Barnajouserra la main d’Arsène Golbert avec chaleur.
Il avait déjà fait quelques pas dans ladirection de la grille qui fermait la propriété, lorsqu’il seravisa, et avec une pétulance toute méridionale :
– Eh ! monsieur Golbert, j’allaisoublier. Je veux vous amener demain un grand financier qui est leplus avare de la terre. Nous négocions un emprunt colonial aveclui. Si vous le rendez généreux – il n’en faut pas plus, monbon ! – les subsides de l’État vous sont acquis.
Sur cette parole, le ministre, qui avaitrepris son masque de dignité officielle, se retira, suivi de sesdeux secrétaires émerveillés.
Le lendemain, à la tombée de la nuit, unevoiture de maître, attelée avec une correction qui eût réjouiTalleyrand ou Brummel, s’arrêtait devant la villa de Meudon. Leministre en descendait, suivi du banquier de R…, le millionnairebien connu. Il avait été prévenu de l’expérience et se montraitparfaitement incrédule.
Lucienne apporta une bouteille de Xérès et,sur une vieille assiette d’argent, une pile de sandwiches aucaviar.
– La machine est-elle chargée ?demanda Barnajou, avec une inquiétude comique, à l’oreille d’ArsèneGolbert.
– Rassurez-vous, répondit celui-ci. Ensortant de mon cabinet, il consentira l’emprunt à un pour cent.
On pria le banquier, qui paraissait taciturneet plein de méfiance, de s’asseoir dans le vaste fauteuil situé enface de l’accumulateur. Un silence embarrassé régna pendantquelques instants. Il fut troublé de la manière la plusinattendue.
Dix minutes s’étaient à peine écoulées que lebanquier poussa un profond soupir et s’écria, d’un ton confidentieltout à fait en dehors de ses habitudes et de soncaractère :
– Ah ! mes amis, je crois que j’aimal compris l’existence. Vanité des vanités, j’aurais pu fairebeaucoup de bien, je n’en ai pas fait assez. Hélas ! j’aidonné, il est vrai, des millions à l’Assistance publique, maisc’était pour que mon nom fût dans les journaux et que le peuplel’apprît. J’ai payé la presse pour chanter la gloire de mesréceptions et de mes dîners. Mais tout cela va changer… D’abord, jedistribue à tous les musées de France ma collection de tableaux,vraiment trop considérable pour un simple particulier. Il estinjuste qu’un seul homme ait le droit de priver ses contemporainsdes chefs-d’œuvre accumulés par le génie des anciens maîtres… Quantà mes châteaux, j’en veux faire des hôpitaux pour les vieillards,les jeunes filles et les infirmes. Je veux – par contrition –couvrir la place de la Concorde de vastes tables, et offrir aupeuple français un banquet aussi somptueux qu’il sera possible…
Barnajou était béant de surprise.
– Et mon emprunt ? demanda-t-il avecun fort accent toulousain.
– Votre emprunt ? Je n’en veux plusconsentir. Je vais me débarrasser de cet argent qui me pèse. Il n’ya vraiment de plaisir qu’à donner.
– Vous avez trop chargé la machine,monsieur l’ingénieur, dit Barnajou à M. Golbert qui s’amusaitfort. Je vais être obligé de lui faire donner un conseiljudiciaire…
– Rassurez-vous, monsieur le ministre. Jevais lui insuffler un peu de prudence et réduire cet enthousiasme àsa juste valeur.
Mais le financier était lancé.
Il en arrivait même à prononcer desextravagances.
Ne parlait-il pas d’installer, sur laplate-forme la plus élevée de la tour Eiffel, une batterie demitrailleuses chargées jusqu’à la gueule de poignées de louis toutneufs, et qui auraient tiré, à toute volée, dans la direction desquartiers nécessiteux.
– Mais, protesta le ministre, et votrefamille ? Et vos filles, élevées dans l’opulence ?
– Je les marierai à d’honnêtesouvriers ; pourvu, toutefois, qu’ils soient intelligents,courageux et d’une bonne conduite.
– Mais vous n’y pensez pas, monsieur lebaron… Et vous-même ?
– Moi, je ne veux pas garder un sou de mafortune. J’ai toujours eu du goût pour l’or et les pierresprécieuses… J’installerai une modeste boutiqued’opticien-bijoutier.
– Je crois vraiment qu’on a forcé ladose, se disaient en eux-mêmes Olivier et Ned. Il n’est que tempsde lui communiquer un peu de prudence.
Quelques instants plus tard, après unenouvelle pose devant l’appareil, le fastueux banquier paraissait unpeu calmé. Cependant, la première commotion avait été trop fortepour qu’il n’eût pas conservé une générosité plus que suffisante.Il refusait toujours d’entendre parler de l’emprunt, dont Barnajou,qui ne s’était jamais imaginé que la transformation pût être aussicomplète, essayait encore de toucher quelques mots.
Le ministre et le financier prirent congé del’ingénieur Golbert et de ses amis, et se dirigèrent vers la gare –car la voiture qui les avait amenés ne devait pas les attendre.
– Votre monnaie, monsieur ! ditl’employé de la gare au baron qui venait de payer les deux ticketsavec un billet de cent francs.
– Gardez la monnaie, mon ami, répondit-ilen tournant les talons… Ah ! monsieur le ministre, que demisères à soulager !
Barnajou, dont la stupéfaction croissait deminute en minute, tremblait de plus en plus pour son emprunt.
Le financier paraissait préoccupé. Il necessait d’émettre des idées sur la façon dont il allait répartirles dons qu’il allait faire.
Le ministre, craignant qu’il ne fît quelquesottise, se décida à l’accompagner jusqu’à son hôtel. Mais, quoiqu’il dît, il ne parvint pas à l’empêcher de distribuer toutl’argent qu’il avait sur lui, aux pauvres qu’il rencontrait sur sonchemin.
– Mais voyez donc le bonheur de cespauvres gens, s’écriait-il. On éprouve une immense satisfaction àdonner, à faire des heureux.
Rien que pour pouvoir distribuer ses aumônes,il avait voulu marcher à pied.
À peine le ministre et le banquier étaient-ilsparvenus à mi-chemin que le portefeuille du richissime baron étaitvide. Il s’en montra désolé.
Dans l’angle obscur d’une muraille, il aperçutjustement une pauvresse en haillons, presque nu-pieds, grelottantsous un châle qui laissait voir sa peau, et tenant dans ses bras unenfant nouveau-né dont la petite figure était marbrée de violet parle froid. Le banquier qui, le matin même, eût passé, sans seretourner, auprès de cette misère, éclata en exclamations depitié.
– Pauvre femme, pauvre mère,murmura-t-il ; est-il possible qu’une pareille infortune nesoit secourue… Mais que vais-je vous donner ?… Je n’ai plusd’argent sur moi… Ah ! tenez, allez vendre ceci, s’écria-t-ilen lui tendant la superbe épingle de diamant qu’il portait à sacravate. Et puis, voici ma carte, vous viendrez me voir demain, jevous procurerai du travail et je prendrai soin de votre enfant…Pouvais-je faire autrement ? demanda-t-il avec un grand accentde sincérité, à Barnajou qui n’en croyait pas ses yeux.
Le visage du financier avait en ce moment uneexpression de bonté et de commisération qu’on ne lui avait certesjamais vue.
Rentré chez lui, le baron voulut dépouillerlui-même son courrier. Lorsqu’il eut terminé, il fit venir sonsecrétaire dans son cabinet.
– J’ai lu attentivement toutes ceslettres, dit-il. Beaucoup de malheureux me demandent de lessecourir. Il faut leur répondre sans retard. J’ai inscrit surchaque lettre la somme à envoyer.
Le secrétaire était tellement étonné qu’ilrestait les bras pendants, sans se décider à obéir. Il allait sansdoute questionner son maître, mais celui-ci le prévint.
– Allez, dit-il. Exécutez mes ordres.Dorénavant, j’examinerai moi-même toutes les demandes desecours.
Le lendemain, le ministre, assez inquiet, seprésenta chez le financier. Celui-ci était beaucoup moins exaltéque la veille, sa générosité était moins bruyante, moinsirréfléchie, mais il avait quand même occupé sa matinée à envoyerde tous côtés des secours à des malheureux.
Quand Barnajou entra, il venait de décider lacréation d’une maison de retraite pour les ouvriers infirmes, qu’oninstallerait à Belleville, en plein faubourg.
– Trois millions, dit-il joyeusement.J’ai déjà dépensé trois millions depuis hier. Vous ne pouvez vousimaginer combien je suis satisfait. Je répare mes erreurs dupassé.
– Eh bien, et mon emprunt ? demandaBarnajou qui n’avait que cela en tête.
– Votre emprunt, nous allons nousarranger. J’ai réfléchi. Cela va se conclure aisément.
En effet, un quart d’heure après, le ministreavait la promesse formelle que le taux tout d’abord exigé seraitdiminué de moitié – et il bénissait en son cœur l’inventeur del’accumulateur psychique.
Revenu au ministère, tout heureux d’avoiraussi bien commencé sa journée, le ministre s’enferma avec sonsecrétaire et travailla jusqu’au soir. Comme il l’avait dit, ildonna des ordres pour qu’on établît un service de surveillanceautour de la maison des hypnotiseurs ; et il prit des mesuresimmédiates pour faire modifier les plans de mobilisation. Jusqu’ausoir, les chefs de l’état-major défilèrent dans son cabinet. Ilrégnait, au ministère, une activité à laquelle on n’était certespas habitué.
Le ministre rédigea sur-le-champ une noteofficieuse qu’on fit communiquer à la presse, et par laquelle legouvernement rassurait l’opinion publique, très émue du conflitfranco-américain.
– Dans quelques jours, dit-il à son chefde cabinet, nous pourrons sans doute tenir aux Yankees un langageénergique. Vous savez que je vais m’absenter deux jours pour allerassister aux expériences de l’accumulateur psychique… Je n’attendsque cela pour agir.
Oscar Barnajou se frottait les mainsjoyeusement à la pensée du discours qu’il comptait bien faire à laChambre.
La nouvelle qu’une invention pour ainsi diremiraculeuse venait d’être faite par un savant français s’étaitrépandue dans les salles de rédaction. Un entrefilet parut lelendemain.
« La banqueroute de la science, dont on atant parlé – y disait-on – est loin d’être effective. En voici unenouvelle preuve.
« D’après une information que nouspouvons regarder comme sûre, le savant Arsène Golbert, déjà connupar d’autres inventions, entre autres celle de la locomotivesubatlantique, vient de découvrir un appareil tout à faitfantastique, qui, nous dit-on, doit bouleverser, de fond en comble,les faibles aperçus que nous possédons sur les sciencespsychiques.
« C’est tout ce que nous pouvonsdire.
« L’inventeur, en effet, ne veut riendévoiler avant d’avoir effectué une expérience décisive. Cependant,nous pouvons ajouter que le savant Arsène Golbert ne prendra aucunbrevet pour sa découverte. Il la donnera à tous ceux qui voudrontl’utiliser. »