Chapitre 16La folie de Harry Madge
Au boutde quelques jours, William Boltyn s’était accoutumé à la viefrançaise et avait fini par y prendre goût. Il hantait lesthéâtres, les concerts, toujours suivi d’Aurora qui était dans unvéritable ravissement.
La jeune femme avait acquis, chez les grandscouturiers, des toilettes merveilleuses. Elle avait fait louer, parWilliam Boltyn, un petit hôtel au bois de Boulogne, et ellecommençait à être citée dans les chroniques mondaines comme une deshéroïnes de l’élégance.
Le vieux Yankee lui-même sortait maintenant,le gardénia à la boutonnière ; et tout en maugréant tout hautcontre sa fille qui lui faisait perdre son temps – incalculablementprécieux – il ne pouvait s’empêcher de penser, tout bas, que la vieparisienne avait bien son charme.
– Tu connais, lui disait Aurora, leproverbe de chez nous : « Voir Paris et puismourir. » Crois-tu maintenant qu’il ait raison ?
Tout en bougonnant, William Boltynrépondait :
– Je connais aussi cet autre :« C’est en Amérique qu’on sait gagner des millions ;c’est à Paris qu’on sait les dépenser. »
Cependant William Boltyn ne perdait pas de vules choses sérieuses. Les milliardaires, qui comptaient denombreuses créatures parmi les membres du parlement américain,l’avaient chargé de diverses missions confidentielles.
S’occupant de ses plaisirs le soir, lemilliardaire expédiait, dans la matinée, les affaires de son usinede Chicago. L’après-midi, il faisait des visites à certainspersonnages importants de la colonie américaine.
Dans ces milieux vaguement au courant del’immense complot tramé contre l’Europe, la ferme réponse duministre aux prétentions américaines avait produit un certainétonnement. La prudence yankee hésitait à s’embarquer à la légèredans une guerre grosse de conséquences. Enfin les bruits quicouraient sur certaine découverte merveilleuse, capable de mettrela France en état de résister aux armées du monde entier,achevaient de donner beaucoup d’incertitude aux diplomatesyankees.
William Boltyn rentra, un soir, de la plusméchante humeur. Il rudoya presque Aurora, dont un de nos artistescapillaires les plus en vogue était en train d’onduler la bellechevelure blonde.
Miss Boltyn se disposait à partir pour l’Opéraoù elle avait louée une loge dès son arrivée.
– Vous savez, ma fille, dit-il d’un tonrogue, que votre ancien époux me procure encore des ennuis. Lui,Ned Hattison et son beau-père se sont coalisés et viennent de faireune découverte qui, paraît-il, est de nature à causer un gravepréjudice à nos projets.
– Que m’importe ! repartit aigrementAurora. M. Olivier Coronal est un homme pour qui j’ai gardébeaucoup d’estime. Il lutte pour ses idées comme vous luttez pourvotre ambition ; il est dans son rôle. Je n’ai rien à voirdans toutes ces haines.
– Ah ! vous êtes bien toujours lamême, s’écria le Yankee avec emportement, une fille ingrate etégoïste. Vous vous moquez de mes projets les plus chers, quand voscaprices féminins n’y sont pas intéressés. Mais, sachez-le bien, jevaincrai ces gens que je trouve toujours en travers de ma route. Jene reculerai pour cela devant aucun moyen ; et d’abord, dèsdemain, je vais m’entendre avec nos hypnotiseurs, et je saurai, pareux, ce que vaut vraiment cette fameuse découverte. De plus, ils memettront en communication avec Harry Madge, dont j’attends d’utilesconseils dans la situation présente. Si cette découverte est aussimerveilleuse qu’on le dit, nous aurons vite fait de nousl’approprier.
– Vous m’emmenez ? demandatristement Aurora qui venait de piquer dans ses cheveux un superbediadème de rubis couleur sang de pigeon.
– Non, répondit froidement lemilliardaire, j’irai seul.
Il sortit, non sans avoir jeté un regardmoitié fâché, moitié content sur Aurora, vraiment éblouissante danssa toilette de soie vert Nil, rehaussée de broderies incrustées depetites émeraudes. La jeune femme était, certes, dansl’épanouissement de sa beauté.
Le lendemain, dans la matinée, William Boltynse faisait conduire rue de la Chine et frappait à la porte desfrères Altidor.
Après quelques minutes d’attente, pendantlesquelles il se sentit observé à travers le grillage serré d’unjudas, le milliardaire put pénétrer dans l’enclos envahid’herbailles et de végétations folles.
Les frères Altidor, au courant de soninfluence dans l’association des milliardaires, le reçurent avecmille marques de respect.
– Nous sommes heureux de votre présence àParis, dit Jonas, car il nous arrive, depuis peu, des chosesétranges. Nous avons été certainement dépistés. Des individus demauvaise mine nous suivent lorsque nous sortons, et rôdentcontinuellement autour de notre maison. Je tremble que l’on ne sesoit aperçu de nos agissements. Nos moindres gestes sontobservés.
Les deux frères avaient fait entrer WilliamBoltyn dans une des salles du rez-de-chaussée qu’ils avaientréservées pour eux seuls.
En quelques mots, William Boltyn mit les deuxfrères au courant de la situation.
– Nous savions à peu près ce que vousnous dites, affirmèrent-ils. Si nous nous sommes tenus dans unecertaine réserve, c’est que nous sommes forcés, par la délicatessemême de notre mission, à beaucoup de prudence et à beaucoup deprécautions.
– Pourtant, intervint Jonas, vous voyezque toute notre discrétion ne nous a pas empêchés d’êtredécouverts. Du moins je le crains. Nous y remédierons,d’ailleurs.
– Mais, objecta William Boltyn, grâce àvotre faculté de lecture à distance, ne pourriez-vous pas projetervotre volonté et celle de vos hommes sur la demeure des ingénieursfrançais, et me renseigner exactement sur l’importance réelle deleur découverte ? Je ne vous cacherai pas moninquiétude ; on assure, à mots couverts, dans certainsmilieux, que maintenant l’Europe ne craint plus rien, et que cetteinvention la met en état de résister à des forces inimaginables. Jeserais bien aise de savoir à quoi m’en tenir sur ce point.
– Nous ne pouvons malheureusement voussatisfaire, répondit Jonas Altidor. Notre volonté, que des annéesde pratiques continuelles ont pourtant rendue très puissante, neréussit pas à percer le mystère dont s’entourent les ingénieurs. Ilrègne autour d’eux comme des effluves de sentiments qui nous sonthostiles. Ils doivent s’occuper beaucoup de nous. Après bien destentatives toujours infructueuses, nous avons dû renoncer à savoirce qu’ils font.
– Diable ! grommela William Boltyn,j’aurais bien cependant donné vingt mille dollars pour êtrerenseigné sur la nature de cet appareil dont la presse parisienne,tout entière, chante mystérieusement les louanges.
– Oh ! vous savez, dit un des deuxfrères, ces bruits ne reposent peut-être sur rien d’exact. Enelle-même, l’invention est sans doute insignifiante : quelquejouet de salon, quelque machine curieuse. Il n’y a pas là de quoivous effrayer. Nous avons bien engagé la lutte. Une partie de noshommes est déjà passée en Angleterre. Jusqu’à preuve du contraire,je tiens que toutes les chances de succès sont de notre côté.
– Je veux bien le croire, murmura lemilliardaire en soupirant presque malgré lui, comme si unpressentiment venait de traverser son esprit… Et Harry Madge,reprit-il, pouvez-vous me donner de ses nouvelles ? Je saisque vous correspondez télépathiquement avec lui.
Les deux frères se regardèrent… Ils semblaientembarrassés par la question de leur visiteur.
Jonas qui, en toutes choses, montrait plus derésolution que son frère, se décida le premier à parler.
– Vous nous trouvez, dit-il, dans unemortelle inquiétude au sujet de notre chef. Là aussi il se passequelque chose d’étrange et que nous ne pouvons pas définir. Depuisquarante-huit heures, les communications télépathiques sont rompuesentre nous et Harry Madge. Sa volonté, d’ordinaire si puissante, silucide, a l’air de traverser une crise épouvantable où elle sedébat, s’agite, se meurtrit, ne parvient pas à se ressaisir, etmenace de sombrer tout à fait. Nous avons dû renoncer à luitransmettre les documents que nous avons déchiffrés avant hier.Nous sentons bien que sa volonté est fixée sur nous ; nous enconstatons les effets ici même ; mais elle ne nous répond pas.Nous l’interrogeons en vain.
William Boltyn écoutait avec attention. Un plidur barrait son front ; ses sourcils se rejoignaientpresque.
– Que voulez-vous dire ?demanda-t-il. Quelle explication donnez-vous à cesphénomènes ?
– Aucune, pour le moment, répondit Jonas.Nous attendons les événements avec impatience. Harry Madge doitsans doute être malade… Si vous voulez monter avec nous au premierétage, son fantôme vous apparaîtra dans une des chambres où, depuisdeux jours, il ne cesse d’errer, en grinçant des dents.
– Mais certainement, fit William Boltyn,chez qui la curiosité l’emportait sur la crainte.
– En tout cas, recommandèrent les deuxfrères, soyez prudent ; ne proférez aucune parole. Il est trèsirritable en ce moment. Nous avons dû enlever tous les meubles quiétaient dans la chambre où il se promène et semble se plaire. Leschaises, les tables se soulevaient, se heurtaient contre lesmurailles.
Très impressionné bien qu’il n’en voulût rienlaisser voir, William Boltyn suivit les Altidor, qui leconduisirent le long d’un étroit corridor, et s’engagea avec euxdans un escalier qu’éclairait faiblement une veilleuse.L’atmosphère était humide et chargée de senteurs de moisissure,dans cette maison dont les fenêtres ne s’ouvraient jamais. Les pasrésonnaient lugubrement sur les dalles. Boltyn se sentait inquiet.De légers frissons lui parcouraient l’épiderme.
Au premier étage, Jonas déposa la veilleusedans une sorte de niche qui avait dû servir jadis à loger unestatuette, et ouvrit une porte, dans l’ombre.
– Entrez, dit-il au milliardaire, ettenez-vous immobile.
Tout d’abord William Boltyn ne distingua rien,sinon, à l’extrémité de la chambre, d’imperceptibles filets delumière qui filtraient entre les fentes des volets.
– Je ne vois pas, allait-il dire.
Mais il se souvint qu’on lui avait recommandéd’être silencieux. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité.Au bout de quelques minutes, il commença d’apercevoir une formeindistincte qui se déplaçait dans l’ombre et semblait agitée demouvements désordonnés. Puis il distingua un visage décharné, et ilreconnut l’étrange coiffure surmontée d’une boule de métal et lepardessus du vieux spirite. Il vit une main, chargée de bagues,s’élever lentement.
Le fantôme de Harry Madge, tantôt exécutait debrusques volte-face, tantôt s’avançait majestueusement, comptantses pas, la tête droite, le regard fixe et avec des gestes decommandement. Parvenu à l’extrémité de la chambre, il se retournaitavec lenteur et recommençait de s’avancer avec la majesté d’unempereur entouré de sa cour. Ses longues mains diaphaness’étendaient en avant comme pour bénir, comme pour protégerd’invisibles assistants agenouillés. Le regard phosphorescentétincelait ; la tête se rejetait en arrière dans un gestenoble et orgueilleux. Puis, au milieu de la chambre, le fantômes’arrêtait subitement, comme sous l’empire d’une terreur folle. Lesmains s’agrafaient désespérément au pardessus flottant sur le corpsmaigre ; le regard se convulsait ; les membres étaientagités de tremblements, et les glaces reflétaient le terriblespectacle d’un spectre s’abîmant dans sa douleur.
William Boltyn se sentait devenir pâle. Lecœur lui manquait.
Jonas et Smith Altidor le prirent chacun parun bras et l’entraînèrent.
– Ah ! je n’oublierai jamais ce queje viens de voir, s’écria-t-il en épongeant son front ruisselant desueur. C’est épouvantable. C’est obsédant et tragique.
On lui servit un verre de cordial qui le remitun peu de son effroi.
– Que pensez-vous maintenant de HarryMadge ? demanda Jonas.
– Mais il doit être fou, dit WilliamBoltyn. Les gestes de ce fantôme sont ceux d’un monarquetout-puissant. Il a dû faire quelque rêve insensé qui lui a faitperdre la raison… Comme l’homme broyé par les rouages de la machinequ’il doit conduire, il a été victime de la puissance mystérieusequ’il maniait, de la force occulte à laquelle il s’abandonnait sansprudence.
– C’est aussi notre avis, répliquèrentles deux hommes ; mais nous ne voulions pas vous le dire avantde vous avoir fait assister à cette scène.
Le milliardaire avait hâte de quitter cettemaison hantée. Il se sentait mal à l’aise. Il promit de revenirbientôt, et regagna la voiture qui l’attendait à la porte de lapropriété.
En rentrant à son hôtel du bois de Boulogne,Stephen lui remit un télégramme qui était arrivé quelques instantsaprès son départ.
Dans l’état d’esprit où il se trouvait, iln’éprouva presque pas de surprise à lire :
« Harry Madge devenu fou. Nécessité del’enfermer dans une maison d’aliénés. Attendons votre décision ausujet de la sauvegarde de nos projets. »
– Ma foi, tant pis, bougonna WilliamBoltyn, cela devait lui arriver un jour ou l’autre !…
Ce fut là toute l’oraison funèbre duspirite.
« Même, songea Boltyn, je ne suis pasfâché de cet événement. Cet Harry Madge devenait encombrant. C’eûtété un rival dangereux pour plus tard. Son ambition égalait lamienne. Il vaut mieux qu’il soit disparu !… Ah !maintenant, se dit-il, je suis le plus fort… Les deux frèresAltidor connaissent tous les secrets de leur maître. Ils nousrendront autant de services que lui, et seront moins difficiles àsatisfaire au jour de la victoire. Et pourquoim’inquiéterais-je ? L’avenir me sourit. Mes collègues ne sontque des hommes sans volonté qui feront tout ce que je voudrai.Cette prétendue invention ?… Bah ! les Européens ne sontpas de force à lutter avec nous. Me voilà de nouveau, le chef de lasociété des milliardaires américains… »
À la même heure, Thomas Borton, notre vieilleconnaissance, l’ancien pickpocket qui avait dévalisé autrefois LéonGoupit à Ottega – maintenant fort honorable gentleman et reporterattitré du Chicago life –, pénétrait, en courant, dans lesbureaux du journal et frappait précipitamment à la porte du cabinetde M. Horst.
– Une excellente nouvelle, dit-il sanspréambule. J’ai de quoi faire un article sensationnel d’au moinstrois colonnes !
– Ah ! fit sans s’émouvoir ledirecteur qui en avait vu bien d’autres. Qu’y a-t-il ?
– Vous connaissez bien Harry Madge, lespirite ? continua Thomas Borton en rajustant son binocle àmonture d’écaille.
– Parbleu ! qui ne le connaît àChicago ?
– Eh bien, grande rumeur ce matin dansson palais. Les domestiques couraient de tous côtés. Harry Madge aété pris d’un accès de folie.
– J’avais prévu cela depuis longtemps,dit froidement le directeur du Chicago Life, en même tempsqu’il se levait, pour prendre dans un cartonnier un petit cahiermanuscrit dont le titre, écrit en grosses lettres, était :
LA FOLIE DE HARRY MADGE
UNE VICTIME DU SPIRITISME
UN PALAIS ENCHANTÉ
DÉTAILS SENSATIONNELS
– Laissez-moi vous dire que vous êtes unrude homme, s’écria Borton interloqué.
– Bah ! protesta le directeur encaressant ses favoris, on voit bien que vous n’avez jamais rien vu.C’est l’enfance de l’art, cela… Voilà, ajouta-t-il. Toute la partiedocumentaire de l’article est faite : la biographie de HarryMadge, la description de son palais, tout y est. Vous n’avez qu’à yajouter la scène de la folie… Vous avez desrenseignements ?
– Plus qu’il n’en faut, répondit Borton.J’ai profité de la confusion pour visiter le palais de fond encomble et, moyennant quelques dollars, j’ai su, par lesdomestiques, tout ce qui pouvait m’intéresser.
– Alors, interrogea encore M. Horst,notre brave spirite a complètement perdu la raison ? Et queva-t-on faire ?
– Oh ! ce n’est pas douteux,répondit le reporter qui s’était déjà mis à écrire… Ses frères, depauvres ouvriers, des maçons ou des charpentiers je crois, à qui iln’avait jamais voulu donner un dollar, sont accourus. Ils vontcertainement le faire enfermer, et se partageront bientôt sesmilliards.
– Eh bien, c’est parfait !Faites-moi quelque chose d’intéressant, de vivant, de touchant.Dans une heure nous tirerons une édition spéciale.
Thomas Borton était devenu, en peu de temps,un reporter de première force, ainsi qu’un gentleman de grandeallure. Vêtu à la yankee d’un complet à carreaux de coupe élégante,chaussé de souliers jaunes et coiffé d’un feutre mou, la barberousse bien taillée, le binocle à cheval sur un nez un peu troplong, il avait l’air tout à fait respectable. On n’eût jamaisreconnu en lui le pickpocket en haillons, le grand diable roux queLéon Goupit avait châtié à Ottega d’une aussi magistrale façon, etqui plus tard, dans l’espoir de toucher la prime de dix milledollars promise à celui qui livrerait aux milliardairesl’incendiaire de Skytown, avait enfermé le Bellevillois dans lacaverne antédiluvienne des montagnes Rocheuses.
Il venait à peine de revenir d’assister à unegrande revue navale qui avait eu lieu dans un des principaux portsde l’Union ; et le rêve qu’il poursuivait, c’était d’êtreenvoyé en Europe par son journal pour y suivre la marche desévénements.
Ainsi que son directeur et que presque tousles journalistes yankees, Thomas Borton était persuadé que laguerre allait éclater d’un jour à l’autre. Il écrivait sur unepetite table ; et à mesure qu’il avait noirci une feuille depapier, il la déposait, toute fraîche d’encre, dans une petitecorbeille qui se trouvait à côté de lui dans une sorte de tranchéepratiquée dans la muraille. Il appuyait sur un bouton électrique,et aussitôt, de l’imprimerie située à plusieurs étages au-dessus,dans la même maison, on hissait la corbeille, pneumatiquement, eton la redescendait vide.
– Je vais chercher un numéro, dit-il ense levant, comme la dernière feuille venait de disparaître dans lemonte-charge… C’est égal, si jamais Harry Madge revient à laraison, il ne pourra pas se plaindre. Je lui ai fait quelque chosede superbe. Vous lirez cela, patron.
Pendant que se fabriquait si allègrement sonoraison funèbre dans les bureaux du Chicago Life, HarryMadge, gardé à vue par ses serviteurs, attendait, dans une sorte detorpeur qui avait succédé à sa crise furieuse, la voiture quidevait l’emmener à Chicago, dans une maison de santé.
Voici ce qui s’était produit.
À la suite de cette scène nocturne où, sefaisant promener dans les allées de son parc sur un trône, avecdevant lui ses serviteurs vêtus de somptueux costumes et portantdes flambeaux, avec derrière lui les spectres des empereurs défuntsdont il se croyait le chef tout-puissant, Harry Madge était tombéla face contre terre ; le vieux spirite, rempli d’une terreurimmense, s’était abstenu pendant quelque temps de ses évocations.Dans la solitude de la grande salle oblongue, où il accomplissaitjadis ses expériences en compagnie du fakir indien et du médecinpeau-rouge, il passait des nuits entières, plongé dans la lectured’anciens livres de la Kabbale et de magie, et il employait lereste de son temps à correspondre télépathiquement avec les deuxfrères Altidor. Mais cela n’avait pas duré. Harry Madge avait étérepris par ses idées de domination universelle. De nouveau, ilavait évoqué, autour de lui, les fantômes des grands conquérants.De nouveau il s’était cru Dieu !
Dans la lumière bleuâtre des lampes posées deplace en place sur des stèles de granit, César, Alexandre, Tamerlanétaient revenus visiter la grande salle silencieuse et s’étaientassis à côté du spirite, dans les stalles de chêne sculpté.
Vêtu en empereur romain, ou bien encore d’unétrange costume qu’il eût été assez malaisé de définir, HarryMadge, dans sa fièvre d’exaltation, se jouait à lui-même des dramessilencieux et terribles. La tête droite, le buste amaigri bombantsous l’étoffe de son manteau de pourpre, la main tendue, le regardd’une fixité diabolique, il s’avançait à travers l’immense salle,suivi de son funèbre cortège de courtisans.
– Chantez mes louanges, adorez-moi,s’écriait-il. Empereurs, conquérants que j’ai tirés de vossépulcres, vous ne fûtes que les instruments aveugles d’une forceque vous ne connaissiez pas. Vous n’avez été que des hommes !…Je suis Dieu !… J’ordonne, et je connais les causes de ce quiexiste. Ma volonté domine l’univers que je recréerai selon mafantaisie. Je suis immortel ! Je suis tout ! Mon cerveauembrasse l’immensité des êtres et des choses !
Sa voix rauque et comme lointaine résonnaitautour de lui. Il s’arrêtait, puis reprenait sa marche. Parfois, ilparcourait les allées de son jardin, s’en allait jusqu’au bord dufleuve en chantant, en psalmodiant plutôt, d’étranges litanies. Soncortège le suivait docilement ; et sous le clair de lune quifaisait miroiter les allées sablées de poudre métallique, lesspectres, dans leurs vêtements d’apparat, avec leurs yeux éteintset mornes, marchaient à pas comptés, à sa suite.
C’était d’un fantastique et tout à la foisd’un burlesque achevés, ce vieillard chancelant dont la stature seprofilait, s’allongeait sous la clarté vacillante qui descendait duciel étoilé, dans cet étrange parc où des pyramides de granitsupportaient des sarcophages égyptiens, où des statues voiléesapparaissaient, groupées comme par un conciliabule mystérieux,auprès des ruines d’un temple hindou envahi par de hautesherbes.
Parfois, tandis qu’il parlait, Harry Madge sesentait brusquement oppressé. Il regardait autour de lui avecinquiétude ; il se mettait à trembler, et il lui semblaitalors que les spectres ricanaient en le regardant.
Une nuit, au détour d’une allée, l’Ombre sedressa devant lui, si près qu’il crut sentir un souffle luieffleurer le visage.
– Arrière, Apparence maudite,s’écria-t-il en bondissant sous le coup d’une terreur délirante.Arrière, te dis-je !… Je ne t’ai point appelée, Ombre qui mepoursuis de ton regard vengeur et sanguinaire. Que meveux-tu ? Pourquoi te dresses-tu devant moi avec tes multiplesvisages ? Qui es-tu ?… Hattison ?… Mon père ?…Satan ?… Ou le vieux professeur que j’ai connujadis ?
Pour toute réponse, l’Ombre se mit à ricanersinistrement en montrant du doigt les étoiles.
– Oui, je le sais, continua lespirite ; tu représentes je ne sais quoi, l’inconnu, lemystère des choses !… Arrière, puissance infernale quit’attaques à ton Dieu !…
L’Ombre ouvrit les bras, et, les mains enavant, s’avança vers le spirite.
– Alexandre ! César !Tamerlan ! Protégez-moi, supplia Harry Madge en se rejetant enarrière. Arrêtez le bras qui me menace, les mains qui vont mesaisir à la gorge !
Et, désespérément, le vieillard se retourna,les cheveux hérissés, les yeux injectés de sang.
Derrière lui, son cortège d’empereurs défuntss’était évanoui.
– Ah ! cria-t-il, ma volontém’échappe. Je suis perdu !
Il était seul, face à face avec l’Ombre.
Un râle d’agonie s’échappa de sa poitrine.Terrassé, il roula sur le sable. Un poids énorme l’écrasait. Il sedébattait sous l’étreinte de doigts immatériels qui se serraientautour de son cou.
Quelques instants après, les serviteurs,attirés par ses cris éperdus, étaient autour de leur maître qui,toujours étendu, continuait à se débattre et à râler.
– Chassez-la ! chassez-la, criait-ilen faisant des efforts pour se dresser.
Les domestiques s’empressèrent autour de lui,le relevèrent ; et tandis qu’il continuait à prononcer desparoles incohérentes, ils le portèrent dans sa chambre. Mais tousleurs soins ne parvinrent pas à le tirer de l’état de prostrationdans lequel il était tombé. La boule de métal de sa coiffure qui,jusqu’alors, avait toujours été lumineuse, ne jetait plus aucunreflet. Elle était subitement devenue terne, et au bout d’une heureelle s’était décolorée.
– Il m’a dépouillé de mon pouvoir,articulait-il faiblement, sans ouvrir les yeux.
– Qui ? Dites-nous qui ?demandaient les serviteurs qui ne le quittaient pas une minute.
– Je ne sais pas… Lui !L’Ombre ! L’Ombre !… Chassez-la !Chassez-la !…
Et le spirite promenait, autour de lui, desregards terrifiés. Sa main s’égarait sur son cou, où, détail qui nelaissa pas de les étonner, les domestiques constatèrent des marquesrougeâtres.
– Il est fou, dirent-ils.
Comme le directeur du Chicago Life,ils ajoutèrent :
– Cela devait arriver.
Lorsqu’on voulut le faire monter dans lavoiture qui devait l’emmener à Chicago à la maison de santé, HarryMadge fut repris d’un accès furieux. Sans aucun ménagement, on leligota solidement ; et deux hommes emportèrent sur leursépaules ce corps décharné, d’où l’intelligence était maintenantabsente. On l’étendit sur une des banquettes de la voiture.
Quelques curieux faisaient cercle et, parmieux, attiré sans doute par un pressentiment, le médecin peau-rougeregardait gravement le désolant spectacle.
Lorsque la voiture eut disparu, le vieuxsachem poussa un profond soupir et, hochant la tête, ils’éloigna.
– La clarté de l’esprit ne doit passervir à accomplir le mal, prononça-t-il sentencieusement, ens’éloignant dans la direction de la forêt.