Chapitre 18Tentative de meurtre
L’internement du spirite Harry Madge et l’absencede William Boltyn avaient produit, dans la société desmilliardaires, une sorte de désarroi. Ils continuaient à fournirleur subvention, moitié par conviction, moitié par respect humain,mais ils n’avaient plus la belle foi du début.
Ce fut bien pis, quand les journaux américainsrépandirent le bruit qu’un Français, l’inventeur du chemin de fersubatlantique, venait de découvrir un appareil tellementmerveilleux que, désormais, toute guerre était devenueimpossible.
– Mais, dit Sips-Rothson, ledistillateur, à son ami Fred Wikilson, le fondeur, nous pourronsl’acheter ou la voler, cette merveilleuse découverte.
– Cela ne nous servirait à rien, objectal’autre. D’après ce que j’ai lu, le secret de l’accumulateurpsychique va être publié partout, et donné pour rien à tous ceuxqui voudront en faire usage.
– Je ne comprends pas.
– C’est bien simple. Cet appareil, quicondense la volonté, ne la condense pas lorsqu’elle est négative,c’est-à-dire au sens où je l’entends : destructive. La guerre,la cupidité, l’égoïsme vont être entièrement bannis del’univers.
– Mais c’est monstrueux, c’estépouvantable ! Vous verrez qu’avec cette invention diabolique,il n’y aura bientôt plus ni riches ni pauvres. Les États Européensne se ruinant plus à entretenir des armées permanentes vont nousdevancer rapidement dans la voie de la prospérité commerciale…L’intérêt de l’argent va encore baisser ; les affaires nemarcheront plus… Je prévois des catastrophes épouvantables.
– Pour moi, je ne me soumettrai jamais àl’influence de cette machine. Je veux rester milliardaire et nerien donner à personne, si bon me semble.
– Et moi aussi !… Mais n’y a-t-ilpas moyen d’empêcher la divulgation de ce secret, au moins enAmérique ?
– Il n’y a rien à faire. Les membres dugouvernement eux-mêmes ont conclu qu’il était impossible d’empêcherla divulgation du secret de l’accumulateur. D’ailleurs, lessociétés d’hygiène et de tempérance s’en montrent partisanes. Unegrande partie de la population américaine en attend le plus grandbien.
La consternation se refléta sur les traits deSips-Rothson. Un silence pénible régna entre les deuxmilliardaires.
– Moi, conclut avec philosophie FredWikilson, je vais écrire à William Boltyn que j’arrête le versementde mes cotisations et que je me retire de l’association.
– Je ferai comme vous, dit Sips-Rothson.Il est inutile de continuer à dépenser des dollars en pure perte.Tout le monde, d’ailleurs, sera, je crois, de mon avis…
Un matin donc, dans son hôtel du bois deBoulogne, comme il venait de se lever, William Boltyn reçut un longet catégorique télégramme. Ses coassociés lui adressaientcollectivement leur démission.
Sa fureur éclata.
– Ah ! les lâches !s’écria-t-il. Ils font comme les autres. Ils cessent de lutteralors que nous avons encore tant de chances en notre faveur !…Tant pis, ajouta-t-il aussitôt. Je continuerai, seul, l’œuvre quej’ai commencée seul. Il ne sera pas dit que j’ai été vaincu. Legouvernement yankee est toujours favorable à la guerre, que jesache !… Eh bien ! je vais m’entendre avec les frèresAltidor et leurs hommes pour organiser l’attaque d’une façon tout àfait énergique et inattendue.
Dans leur télégramme, les milliardairesdémissionnaires annonçaient aussi qu’ils avaient fait remettre augouvernement américain tous les documents que possédait HarryMadge.
– Stephen, appela William Boltyn, faisatteler ma voiture ; je vais sortir…
« Je vais aller voir notre ambassadeur,se disait-il. Il a dû recevoir des ordres de Washington. Allons,tout n’est peut-être pas perdu. Malgré ce maudit accumulateurpsychique, la guerre ne va pas tarder à éclater, et nous seronsvainqueurs. Quant à mes anciens associés, ils se mordront lesdoigts de m’avoir abandonné aussi lâchement. »
Le milliardaire avait déplié les journaux dumatin. Il les parcourait hâtivement. Toutes les premières colonnesétaient consacrées à l’accumulateur psychique. À la deuxième page,une note officielle rendait compte de la visite qu’avait faite, laveille, l’ambassadeur des États-Unis au ministre des Affairesétrangères.
« Le gouvernement américain, disait lanote, accepte d’entamer les négociations d’un nouveau traité decommerce dont les termes seront plutôt favorables à la France.
« La démarche de l’ambassadeur américainréduit donc à néant les bruits qui avaient couru sur les intentionshostiles des États-Unis. »
Boltyn n’acheva pas de lire l’information. Ilse sentit comme frappé au cœur.
– Ainsi donc, c’est pour cela que FredWikilson et les autres m’ont envoyé leur démission, rugit-il, enmarchant à grands pas à travers le salon.
« Le gouvernement lui-même sedésintéresse de nos projets ; il ne veut plus la guerre. Notreambassadeur s’est humilié, a fait des excuses presque !…Ah ! j’essayais de me faire illusion, d’espérer encore, alorsque les événements se coalisent contre moi. Tout est bien perdu,irrémédiablement !
C’en était trop ! Le milliardairesuffoquait. Des points noirs dansaient devant ses yeux. Ses dentss’entrechoquaient. Il ouvrit une des fenêtres qui dormaient sur lebois de Boulogne, et il aspira l’air avec soulagement. Jamais iln’avait autant haï l’Europe et les Européens qu’en cette minute, oùtous ses rêves de domination universelle s’écroulaient.
Accoudé à la fenêtre, il dardait un regardimplacable sur la cohue élégante des promeneurs qui commençait àenvahir les allées du bois, à cheval, en automobile et àbicyclette. La gaieté insouciante de cette foule, lui semblait uneinsulte. Et lui, l’homme pratique, qui avait cru tenir un momententre ses mains les destinées du monde entier, l’homme implacabledevant qui chacun tremblait, il voyait son rêve réduit à néant parles agissements du peuple qu’il considérait comme le moins apte auxgrandes choses ! Toute sa colère, sa haine contre le VieuxMonde, il les tournait maintenant contre la France seule.
Par moments, il tendait ses poings menaçantsdu côté de la ville, en poussant de sourdes exclamations de fureur.Ah ! qu’il eût été heureux en ce moment de pouvoir lancer despaquets de mitraille, des obus asphyxiants au milieu de ce mondefrivole.
Il se plaisait à vivre ce rêve : voirParis réduit en cendres, ses habitants râlant sous les décombres.Sa colère grandissait jusqu’au paroxysme quand il s’avouait sonimpuissance de ne pouvoir changer en un champ de désolationl’emplacement de la Ville Lumière.
Que pouvait-il faire, en effet, à lui seuldans la lutte ? À quoi lui servaient ses milliards ? Pourla première fois, William Boltyn s’aperçut de l’inutilité de sesrichesses. Cependant, il voulait se venger à tout prix.
Mais à qui communiquer ses projets devengeance ? À Aurora ? Il sentait qu’elle aussil’abandonnait ; et cette indifférence de la part de sa fillelui était plus sensible que la défection de ses associés.
Il se prit à regretter le bon mouvement quilui avait fait protéger Olivier Coronal, le jour où l’expériencedes hommes de fer s’était si étrangement terminée. Il aurait dû, sedisait-il dans un élan de haine monstrueuse, sacrifier en mêmetemps sa fille. N’était-ce pas, en effet, par elle qu’avaientcommencé tous ses déboires ?
– Oh ! si je pouvais le tuer, cetOlivier Coronal ! s’écriait-il rageusement, lui et tous sesamis. En Amérique, où la vie d’un homme importe peu, il y alongtemps que je me serais débarrassé de lui. Mais ici ? mêmeavec mon or, je ne pourrai réussir. Me faudra-t-il donc retourneren Amérique, sans avoir même essayé de me venger ?
Un étrange combat se livrait dans son âme. Ilfallait cependant prendre une résolution.
L’idée de devenir un assassin, et l’assassinde celui qui avait été le mari de sa fille, lui répugnait.Cependant, sa soif de vengeance inassouvie lui conseillait le crimeet il lui semblait entendre une voix qui lui criait :« Tue ! »
Tout à coup, son regard changea d’expression,sa physionomie redevint impassible et fermée.
William Boltyn se dirigea, raide comme unautomate, vers un petit meuble. Il ouvrit un des tiroirs et y pritun revolver bull-dog qu’il glissa dans la poche de derrière de sonpantalon.
En se retournant, il aperçut Aurora qui,entrée sans bruit, pour surprendre son père et lui souhaiter lebonjour, s’était arrêtée involontairement en le voyant glisser unrevolver dans sa poche.
Un horrible pressentiment traversa l’esprit dela jeune femme ; mais ce ne fut qu’un éclair.
Lorsque son père se retourna, elle avait déjàrepris son visage souriant. William Boltyn put croire qu’ellen’avait rien vu.
– Bonjour, mon père, dit-elle, d’un tontout à fait naturel. Comme il fait beau temps ce matin ! Voussortez, je crois ; j’ai vu votre voiture qu’on faisait avancerdans la cour.
– Oui, répondit-il, sans parvenir àdéguiser son trouble. Et toi ?
– Moi, fit Aurora, je vais aller faireune promenade à cheval ; à moins… que vous ne consentiez àm’emmener avec vous.
– Oh ! non, répliqua vivement lemilliardaire. Fais, comme tu le dis, ta promenade à cheval.
Boltyn, reprenant le journal qu’il avaitfroissé dans sa colère, le déplia et l’éleva devant son visage,comme s’il eût voulu cacher à sa fille ses traits bouleversés.
Aurora restait debout au milieu du salon, trèsémue.
Pourquoi donc son père s’armait-il d’unrevolver, et cela au moment de sortir ?
Elle n’osait s’avouer la crainte quis’emparait d’elle.
– Eh bien, je vous quitte, dit-elle. Vousrentrerez pour le déjeuner ?
– Je ne sais pas, répondit Boltyn.Peut-être ne rentrerai-je pas du tout. Tenez-vous prête à partir aupremier télégramme que je vous enverrai.
Aurora pâlit. Son pressentiment prenait corps.Le nom d’Olivier Coronal vint sur ses lèvres. À peine put-elle leretenir. Elle sortit sans répondre. Son père lui apparaissait deplus en plus antipathique.
– Oh ! murmura-t-elle, quellevengeance médite-t-il donc ? Comme son regard estmauvais !… J’ai peur de ne m’être pas trompée… Il faut que jesache où va mon père… que je sois certaine… Ce serait horrible si,dans sa fureur, il s’attaquait à Olivier Coronal… Dans la colère,il est capable de tout !
Sans souci du décorum, sans réfléchir qu’ellepouvait être surprise, Aurora revint sur ses pas. À la porte dusalon elle prêta l’oreille. Elle entendit son pères’écrier :
– C’est à Meudon qu’il habite. Je sauraibien le trouver !
Elle porta la main à son cœur, et crut qu’elleallait s’évanouir. Précipitamment, elle regagna sa chambre.
Cinq minutes après, par sa fenêtreentrouverte, elle voyait son père disparaître dans sa voitureattelée de deux superbes pur-sang.
Moins d’une heure après, William Boltyn, quipendant tout le trajet demeura dans le même état de surexcitation,arrivait à la coquette villa de Meudon.
– Je vais donc le voir en face, cet hommemaudit, murmurait-il en se dirigeant vers la villa qu’un cantonnierlui avait indiquée… Ah ! monsieur Golbert, vous avez sansdoute cru que je resterais là, vaincu, à dévorer ma rage, à courberle front, comme les autres ! Vous n’avez pas pensé que jepouvais me venger ! Malheur à vous, qui avez détruit d’un seulcoup mes rêves grandioses… Oh ! je serai calme tout d’abord.Je veux me rendre compte de vos intentions, toucher du doigt lepéril qui me menace ; mais, by God ! s’il estpositivement exact que je sois vaincu, vous me paierez de votre viema défaite !
Il était à peine neuf heures du matin lorsqueWilliam Boltyn sonna à la porte de la villa.
Les ingénieurs allaient partir pour l’usinedes accumulateurs. Olivier Coronal était dans le jardin. Ce fut luiqui ouvrit la porte.
– Vous ici ! Que désirez-vousdonc ?
Délibérément, le milliardaire avait franchi lagrille.
– Veuillez informer M. l’ingénieurArsène Golbert – et il détachait les syllabes avec une intonationméprisante – que j’ai absolument besoin de m’entretenir quelquesinstants avec lui.
La loyale physionomie d’Olivier Coronal avaitpris une expression tout à fait impassible.
– Monsieur, dit-il en faisant entrer lemilliardaire dans le vestibule, je vais informer le maître de votredémarche.
Olivier disparut dans le cabinet detravail.
Malgré l’insistance de ses amis, le vieuxsavant, toujours optimiste, voulut absolument recevoir lemilliardaire.
– Faites-le entrer ici, mon cher Olivier,dit-il. Ned va se retirer. Vous me laisserez seul… Qui sait,ajouta-t-il, William Boltyn n’a peut-être que de bonnesintentions.
– Non, répliqua Olivier Coronal, leregard de cet homme m’a fait frémir.
Mais ni ses objections, ni celles de Ned, pasplus que celles de Léon Goupit qui s’était mêlé à l’entretien, nechangèrent rien à la résolution du vieillard.
– Monsieur, articula froidement WilliamBoltyn, dès qu’il se trouva en présence d’Arsène Golbert, vousn’ignorez pas, sans doute, qui je suis ?… J’ai appris par lesjournaux que vous veniez de faire une découverte dont l’importanceest, sans aucun doute, exagérée, et qui tendrait à l’extinctioncomplète de toutes les guerres et de toutes les mauvaisespassions.
– Le fait est exact, répondit polimentArsène Golbert.
Tout en souriant d’une idée qui venait detraverser son cerveau, il invita le milliardaire à prendre placedans le vaste fauteuil situé en face de l’accumulateur psychique.De plus, en allant se rasseoir devant son bureau, il effleura enpassant, comme par mégarde, le bouton de cristal qui commandait lamise en train de l’appareil.
Cependant Boltyn continuait avec une fureurcroissante :
– Puisque vous savez qui je suis, vousdevez savoir aussi que vous m’avez, par toutes vos entreprises etpar toutes vos intentions, causé le plus grand préjudice. Vous avezruiné mes projets et empêché mes affaires d’aboutir.
– Monsieur, répliqua Arsène Golbertfroidement, je regrette qu’il en soit ainsi. Mais comme mes projetsn’ont jamais eu rien que de très louable et de très humanitaire,j’en dois conclure que les vôtres étaient tout à fait opposés auxmiens. Je ne saurais donc regretter l’insuccès de vos projets. Jen’ai jamais travaillé, moi, que dans un but désintéressé. On nepourrait pas, je crois, en dire autant de vous.
– Vous me bravez, je crois ! cria lemilliardaire qui s’était levé, chancelant d’un étrange vertige.Mais sachez que je suis homme à vous loger quelque balle dans latête ! Allez au diable, vous et vos inventions !
William Boltyn cherchait, en tremblant, sonarme, qu’il ne parvenait pas à tirer de sa poche.
Il était en proie à une sensation bizarre, etjusqu’alors inéprouvée.
– Monsieur le milliardaire, fit le vieilingénieur sans changer de place et avec un sourire qui n’était pasexempt d’ironie, je trouve vraiment fort peu correcte votre façonde faire des visites. Est-ce là la politesse américaine ?
William Boltyn balbutia quelques paroles,étendit les bras et se rassit lourdement dans le fauteuil, sonrevolver à la main.
– Déposez donc cette arme dangereuse,commanda avec autorité Arsène Golbert. Dans l’état d’irritation oùvous vous trouvez, vous pourriez commettre quelque imprudence.
À sa propre surprise, William Boltyn obéit ettendit docilement l’arme chargée à l’ingénieur qui la déposa surson bureau.
Un silence régna, pendant lequel on n’entenditque le crissement léger des roues de cristal et le bruissementpresque imperceptible des piles.
Arsène Golbert jouait négligemment avec uncoupe-papier d’ivoire, tout en surveillant de l’œil la manœuvre del’accumulateur.
Quant au milliardaire, il se passait la mainsur le front, avec les gestes de quelqu’un que l’on réveille d’uncauchemar.
– Alors, vous étiez venu pour me tuer,dit enfin l’ingénieur. Vous auriez commis une mauvaise actioninutile, car tous les journaux sont, à l’heure actuelle, enpossession de la photographie et du plan détaillé de l’accumulateurpsychique.
– Oui, j’avais tort, murmura WilliamBoltyn avec effort, de plus en plus pénétré par les puissantseffluves de l’appareil.
Arsène Golbert allait répondre, lorsque laporte s’ouvrit brusquement. Aurora, rouge et haletante, fitirruption dans le cabinet de travail, suivie d’Olivier Coronal.
– Ah ! Dieu merci, j’arrive à temps.Mon père, qu’alliez-vous faire ? s’écria-t-elle en sesaisissant du revolver qu’elle avait aperçu du premier coup d’œil,en entrant dans la pièce… Monsieur, ajouta-t-elle en s’adressant àArsène Golbert, je vous demande pardon. Mon père a agi dans un telétat de fureur qu’il n’est vraiment pas responsable de la mauvaisepensée qu’il a eue !
– Madame, croyez que je ne lui gardenulle rancune. Je crois d’ailleurs que monsieur votre père amaintenant tout à fait changé d’avis.
Aurora se tourna vers son père.
– Oui, soupira William Boltyn. Depuis queje suis ici, ma manière de voir s’est complètement modifiée. Àpeine ai-je été assis dans ce fauteuil, que tout mon corps a ététraversé d’un étrange frisson. Mes tempes bourdonnaient ; ilme semblait que mon cerveau allait éclater. Puis, ç’a été comme ledéchirement d’un voile. Il me semble que, jusqu’ici, je n’ai connuque la moitié des idées. J’éprouve maintenant comme un bien-être,un apaisement que je n’avais jamais ressenti. Je crois assister,dans un paysage d’eaux calmes et de verdure, à l’aube d’un jourmagnifique, après une nuit de terreur et d’angoisse.
Aurora stupéfaite restait silencieuse, à côtéd’Olivier Coronal qui n’était pas moins surpris.
– Oui, continua le milliardaire, avec unefacilité d’élocution et une richesse de langage bien éloignées desa sécheresse habituelle, il me semble que des voiles se sontdéchirés, qu’un bandeau qui couvrait mes yeux est tombé et que jepénètre pour la première fois dans un royaume inconnu, dans un paysde joie et de lumière… J’aurai toujours pour vous, ajouta-t-il ens’adressant à Arsène Golbert, une double reconnaissance : nem’avez-vous pas pardonné noblement ma criminelle tentative ?Ne venez-vous pas de me faire connaître le secret du véritablebonheur, celui qui réside dans le dévouement, dans ledésintéressement, dans l’amour de l’humanité ?
– N’exagérons rien, repartit modestementle savant. En Amérique, on joue souvent du revolver, et l’on n’yattache pas grande importance. Dans l’état de vos idées, vousconsidériez cela comme une peccadille ; et j’aurais vraimentmauvaise grâce à vous en garder rancune. Quant à votre nouvellefaçon de comprendre la vie, remerciez-en tout d’abordl’accumulateur psychique, puis le hasard qui m’a conduit à vousfaire asseoir dans le fauteuil destiné précisément aux expériences.Il n’y a, dans tout cela, rien que de très naturel.
– Monsieur, s’écria le milliardaire,votre générosité et votre grandeur d’âme sont aussi hautes quevotre science. Je sollicite l’honneur de serrer votre main, etj’espère que vous voudrez bien me favoriser de vos conseils, et meguider dans l’emploi nouveau que j’ai résolu de faire de mesmilliards.
– Mais certainement, monsieur, dit ArsèneGolbert en s’avançant, la main tendue. Que cette réconciliationporte ses fruits, et je ne vous refuserai rien de ce que vous medemanderez.
William Boltyn ne pouvait se décider àabandonner la main du vieil inventeur.
– Oui, reprit-il, cette journée resteragravée dans ma mémoire. Je veux changer complètement ma manière devivre. Mon immense fortune me servira à faire le bien autour demoi. Je favoriserai la réalisation des généreux projets qui visentà accroître le bonheur humain… Ah ! quel horizon de travailfécond s’ouvre devant moi !…
Cependant, dans le cabinet de travail, Auroraet Olivier Coronal semblaient assez embarrassés de la conduitequ’ils avaient à tenir. Tous deux s’absorbaient dans leursréflexions.
Olivier, debout à côté d’une des fenêtres,jetait des regards indécis sur Aurora.
Ils eussent voulu se parler, mais ils ne s’ydécidaient pas.
Tout à coup, la jeune femme s’avança versl’inventeur.
– Olivier, dit-elle d’une voix émue, mepardonnerez-vous d’avoir été cruelle à votre égard, de vous avoirblessé, de n’avoir pas voulu suivre vos conseils ? Ah !j’ai bien souffert de cette séparation dont mon orgueil et monobstination ont été les causes… Moi aussi, je pense différemment àprésent. Je suis bien transformée.
Olivier arrêta son regard loyal sur la jeunefemme. Il ne répondit pas ; mais sa physionomie s’altérait. Uncombat se livrait en lui. Tous ses souvenirs lui revenaient ;il se sentait le cœur oppressé. L’ancien amour n’était pasmort.
– Refuserez-vous de me laisser reprendrema place à vos côtés ? dit de nouveau Aurora dont la voixsuppliait. Ne m’aimez-vous plus, Olivier ?… Répondez-moi. Vousn’avez qu’un mot à dire pour que je redevienne votre femme.
Elle s’était laissée tomber à genoux devantl’inventeur, en se tordant les mains de désespoir.
– Aurora ! ma femme ! s’écriaOlivier Coronal en la relevant et en la serrant dans ses bras avectransport. Je ne puis pas vous voir vous humilier ainsi. Nos tortsont été réciproques ; nous avons agi comme des enfants.
– Ah ! que je suis heureuse !balbutia la jeune femme. Alors, tout est fini ?… Ce n’étaitqu’un mauvais rêve !… L’avenir nous sourit denouveau !
Les deux époux restaient tendrement enlacés.Aurora penchait sa tête sur l’épaule d’Olivier. Ils semblaientperdus dans une sorte d’extase.
William Boltyn et Arsène Golbert contemplaientcette scène avec attendrissement.
La jeune femme vit son père essuyerfurtivement une grosse larme.
– Puis, dit-elle avec un regard dontOlivier se sentit remué, je ne suis sans doute pas parfaite ;j’ai bien encore de nombreux défauts ; mais l’accumulateurpsychique n’est-il pas là ?
Elle avait mis tant de grâce mutine dans cettedéclaration que personne ne put s’empêcher de sourire.
– Monsieur Coronal, supplia lamilliardaire, je dois aussi vous prier d’oublier le passé,d’excuser ma conduite. Aujourd’hui seulement vous m’apparaissez telque j’aurais dû toujours vous voir : un savant d’un véritablegénie, un homme de la plus grande dignité de caractère. Je suisheureux vraiment du mouvement spontané qui vous réunit à Aurora.Vous me permettrez de ne pas vous faire de promesses en ce moment,mais j’ai mon idée pour l’avenir.
– Monsieur, répondit Olivier Coronal, ilen sera comme vous le désirez. J’accepte d’autant plus volontiersd’oublier le passé que je suis plus touché de votre grandedélicatesse de l’heure présente.
Malgré tout, il manquait quelque chose à cetteréconciliation générale.
Ce fut encore William Boltyn – méconnaissabletant il faisait montre de tact et d’intelligence – qui dénoua lasituation.
– J’ai tellement commis de fautes,déclara-t-il ; je me suis tellement laissé entraîner par mespassions, que j’aurai encore une grâce à vous demander. Je seraisheureux, monsieur l’ingénieur Golbert, de présenter mes excuses àvotre fille, à la femme de Ned Hattison.
– En effet, ils ne sont pas là pourpartager notre bonheur, fit Olivier. Je vais les chercher.
Il revint aussitôt, accompagné de son ami etde Lucienne, et mieux encore, de Léon Goupit et de Tom Punch quifermaient la marche.
En quelques mots, Olivier avait mis tout lemonde au courant de la scène qui venait de se passer dans lecabinet de travail.
Ned Hattison, très froid malgré tout, laissaWilliam Boltyn s’avancer vers Lucienne.
– Madame, dit galamment le milliardaire,l’occasion de réparer mes torts, de faire pardonner mes erreurs, seprésente, hélas ! bien tardivement, pour qu’il me soit donnéd’espérer autrement que dans votre bonté. J’ai favorisé unetentative criminelle. J’ai semé la douleur dans cette maison depaix et de travail. Je ne vous connaissais pas, madame. Et jen’étais pas l’homme que je suis aujourd’hui… Je sais que vous avezsouffert, que vous avez failli mourir. Pardonnez-moi !
L’émotion s’était emparée de tous lesassistants. Ned lui-même se sentait troublé.
– Monsieur, répondit gentiment Lucienne,ce n’est pas un pardon que j’ai à vous accorder, et je ne voustendrai la main que pour vous exprimer mon estime. Je ne sauraismieux faire que de régler ma conduite sur celle de mon père.
– Et moi aussi, dit Ned Hattison,j’oublierai.
– Vous, mon cher Ned, s’écria WilliamBoltyn, combien j’ai été injuste à votre égard.
– N’en parlons plus, murmura le jeunehomme ; mais occupons-nous d’un plus grand coupable, à vosyeux, de ce brave Léon Goupit à qui nous devons tant dereconnaissance. Aurez-vous la générosité de lui pardonner aussi,monsieur Boltyn ?
– Eh ! qu’aurais-je à luipardonner ? s’écria le milliardaire. Il a mieux agi que moi,puisqu’il a fait une œuvre utile, puisqu’il a souffert pour unenoble idée.
Le Bellevillois, tout confus, cherchait à sedissimuler derrière l’énorme prestance de son ami le majordome.
– Donnez-moi la main, mon ami, fitWilliam Boltyn avec rondeur ; et faites-moi l’amitié d’oubliervous aussi que j’ai été le président de la société desmilliardaires américains.
– Oh ! moi, claironna Léon, dont latimidité disparut, je n’ai pas plus de mémoire qu’un lièvre. Je laperds en courant ; et ma foi, d’ici à Skytown, il y a un jolibout de chemin.
Puis ce fut le tour du gros Tom Punch qui,tout interloqué, restait les bras ballants et roulait des yeuxeffarés en regardant alternativement William Boltyn, Léon Goupit etles autres assistants.
– Eh bien, Tom Punch, dit lemilliardaire, il me semble que tu n’as pas maigri depuis ton départde Chicago. Pourtant ton visage me paraît un peu moins coloré.N’aurais-tu plus, pour le gin et le claret, la passion que je t’aiconnue ?
Cette judicieuse remarque déchaîna le riregénéral. On expliqua au milliardaire que l’accumulateur psychiqueavait fait de Tom Punch un buveur d’eau convaincu.
Le majordome fut le seul à garder sonsérieux ; et il ne manqua pas cette occasion de s’éleveréloquemment contre les ravages de l’alcoolisme.
Pendant ce temps, Aurora et Lucienne, que NedHattison avait présentées l’une à l’autre, s’entretenaient fortamicalement.
Tout de suite la merveilleuse beauté de lajeune Américaine avait fait impression sur la fille d’ArsèneGolbert, dont le charme inné et la grâce exquise des manièresn’étaient pas pour peu dans la sympathie presque subite que, de soncôté, Aurora lui témoignait.
Auprès d’elles, Olivier Coronal réfléchissait,et son visage reflétait une joie profonde. Il enveloppait cellequi, depuis quelques instants, était redevenue sa femme, d’unregard chargé de tendresse.
Debout au milieu du cabinet de travail, levieil Arsène Golbert, très ému, essayait, mais en vain, de sedérober aux marques d’affection que tout le monde luiprodiguait.
– Mes amis, dit-il, ce jour estcertainement le plus heureux que j’aie jamais connu. Nous voicitous réunis ; nos cœurs battent à l’unisson. Les obstacles,les préjugés qui nous séparaient n’existent plus. Une voie deprogrès et de bonheur s’ouvre devant nous. Nous avons besoin detoutes nos forces pour réaliser notre œuvre. Gardons-nous bien denous laisser diviser de nouveau, et notre labeur sera fécond… Enattendant, conclut-il avec une cérémonieuse gaieté, qu’il vousplaise, mes amis, de nous réunir en un cordial festin. Après toutesces émotions, il me semble que c’est indiqué.
– Jamais de la vie, protesta WilliamBoltyn. Viens à mon secours Aurora. Aide-moi à refréner lagénérosité de nos hôtes. C’est moi qui veux emmener tout le monde ànotre hôtel. Je veux sceller cette réconciliation par un festin enl’honneur de l’accumulateur psychique.
Aurora joignit ses instances à celles de sonpère. Tous deux firent tant et tant que, moins d’une heure après,le chemin de fer de ceinture déposait toute la petite troupe à lastation du bois de Boulogne. Il se produisit même, lorsqu’onpénétra dans le somptueux hôtel, un incident qui ne laissa pas qued’amuser fort les trois ingénieurs.
– Est-il possible ! s’écria WilliamBoltyn, en faisant à ses hôtes les honneurs de sa demeure, que celuxe coûteux, criard et de mauvais goût ait pu me plaire !Mais ces dorures dont, ici, les murs et les plafonds sontsurchargés, sont atrocement laides ! Et que signifie cettecacophonie de couleurs ! Il n’y a aucune harmonie, aucunebeauté dans tout cela ! Je vais faire enlever tous cesbibelots disgracieux. Je veux une décoration simple et originale.Avant huit jours cet hôtel sera transformé.
Tandis qu’on exécutait ses ordres, WilliamBoltyn faisait à ses hôtes les honneurs de son hôtel avec unegrâce, une affabilité parfaites, avec une aisance de manières dontil eût été incapable le matin même.
Un peu avant midi, on se mit à table. Lemilliardaire avait mis les plus timides à leur aise, en déclarantqu’il n’entendait pas qu’on se gênât chez lui.
Le service était fait à la manièrefrançaise.
William Boltyn et sa fille déployaient uneamabilité qui n’était jamais en défaut.
Arsène Golbert avait dû accepter la placed’honneur dans un grand fauteuil Louis XV. Aurora et Lucienneavaient pris place à ses côtés.
Les deux jeunes femmes se souriaientmaintenant sans aucune arrière-pensée.
– Mon mari et le vôtre sont amis, avaitdit, la première, Aurora. Soyons amies aussi,voulez-vous ?
Ned et Olivier Coronal, souriants, écoutaientleur charmant babillage.
Aucune ombre n’obscurcissait plus le vastefront de l’inventeur de la torpille terrestre. Il s’abandonnait aubonheur d’aimer ; et ses yeux ne quittaient pas le visageradieux d’Aurora.
Quant à Léon et à Tom Punch, William Boltyns’était placé entre eux. Il prenait un malin plaisir à les fairecauser.
– J’essaierais en vain de définir ce queje ressens à nous voir tous réunis, dit le milliardaire, tandisqu’au dessert les coupes se remplissaient de vin généreux. Je vousdois encore une fois à tous des remerciements, et je saurai vousprouver ma reconnaissance… Demain, monsieur Coronal, je réglerai lanouvelle situation d’Aurora ; quant à vous, monsieur Golbert,j’aurai beaucoup de choses à vous proposer. Mon cerveau est déjàplein de projets merveilleux. Je veux réaliser immédiatement lechemin de fer subatlantique. C’est bien le moins que je vous doive.Cet or, que je possède à n’en savoir que faire, je veux le mettreau service d’une noble cause… Sais-je, moi, tout ce que jeferai ? Vous avez la science, le génie, messieurs. Je possèdel’esprit d’organisation et d’entente pratique. Nous réaliserons desmerveilles ; nous tenterons de réformer complètement lemonde.
William Boltyn se laissait emporter par sonimagination. Ses regards brillaient d’enthousiasme.
– Pour ma part, ajouta-t-il, je proposede construire, en Amérique, un accumulateur géant, ne mesurant pasmoins de cent cinquante ou deux cents mètres de haut, et que nousactionnerons en utilisant les forces naturelles, la chute duNiagara, par exemple… Du peuple américain, cupide, égoïste etennemi de toute idée généreuse, nous ferons un peuple intelligentet artiste, dévoué à la cause de l’humanité. Il n’y aura plus niguerres entre les États, ni luttes, ni haines entre les individus.Le bonheur sera universel.
Le milliardaire éleva son verre ens’écriant :
– Je bois au triomphe de l’accumulateurpsychique.