La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 20Le désarmement

L’usinedes accumulateurs psychiques que dirigeait Arsène Golbert, avecl’aide de Ned, d’Olivier, et même du père Lachaume – admirateur,s’il en fût, de l’appareil –, était en pleine activité. Dans unquartier reculé de Paris, à La Villette, non loin de l’usine à gaz,c’était une suite de bâtiments aux toits vitrés, d’où émergeaientde hautes cheminées.

Là, grâce aux millions mis à sa dispositionpar le gouvernement français, Arsène Golbert avait organisé, surune grande échelle, la fabrication des accumulateurs.

C’est qu’aussi, de l’étranger aussi bien quede la province, les commandes affluaient. On les satisfaisaienttoutes.

Soigneusement emballés, les cubes de cristals’en allaient chaque jour, par centaines, porter au-delà des mersleurs puissances régénératrices, et remplir la généreuse missionpour laquelle ils avaient été conçus.

– Vulgarisons ! vulgarisons !répétait sans cesse le vieil inventeur. Expliquons partout leprincipe de notre appareil, en des termes qui soient compris detous. Il s’organise, en ce moment, un mouvement d’idées formidable.Une crise d’une violence extrême se prépare. L’humanité sortira delà transformée. La cause du progrès fait un pas énorme.

Arsène Golbert, malgré son grand âge, semontrait infatigable. Il semblait que toute l’ardeur, toutel’énergie de sa jeunesse lui fût revenue. Levé dès l’aube, il nerentrait que fort tard dans la soirée à la villa de Meudon ;et c’était pour dépouiller avec Ned le volumineux courrier qui luiparvenait, chaque jour, de tous les points du globe.

Sur les instances d’Aurora, Olivier Coronalavait dû quitter la villa aussitôt que les formalités de leurnouvelle union avaient été accomplies, en Amérique et en France, etvenir habiter à l’hôtel du bois de Boulogne.

William Boltyn s’était presque fâché de cequ’Arsène Golbert eût refusé d’en faire autant.

– Non, non, disait le vieil inventeur,avec un sourire entendu, votre hôtel est trop luxueux pour moi.J’aime la modestie de notre demeure et sa situation à l’entréed’une forêt.

Il n’avait pas voulu en démordre. Néanmoins,des relations suivies et sincèrement amicales s’étaient établiesentre le milliardaire et le père de Lucienne.

William Boltyn, complètement transformé,n’avait pas hésité à liquider sa situation en Amérique, et à sefixer tout à fait en France. Lui qui, autrefois, ne tiraitd’orgueil que de sa domination industrielle, s’était défait de sesusines de conserves de Chicago. Il avait réalisé sa fortune et nevoulait plus entendre parler ni d’affaires ni de spéculations.

Léon Goupit n’avait pas voulu quitter sonmaître. Il l’avait suivi à l’hôtel du bois de Boulogne où TomPunch, réintégré dans ses importantes fonctions de majordome, étaitplutôt l’ami de William Boltyn que son serviteur.

Heureuse comme elle ne l’avait jamais été,Aurora méconnaissable, elle aussi, depuis que son intelligences’était ouverte aux idées qu’elle avait tant méprisées autrefois,était maintenant une jeune femme modeste, affectueuse et timide.Elle avait répudié tous ses goûts de faux luxe, ayant fini parcomprendre ce qu’il y avait de superficiel, de faux et d’égoïstedans l’existence qu’elle avait menée en Amérique.

– Est-il possible, disait-elle, que j’aieplacé jadis mon orgueil dans la possession de ma fortune, et que devaines satisfactions d’amour-propre aient eu à mes yeux plusd’importance que le contentement intime que je ressens aujourd’hui,à vivre et à juger les choses par moi-même. Mais il n’y a riend’humain, tout est creux, morne et sans âme, dans cette existencede poupée, orgueilleuse et sotte, qui est celle de toutes lesmilliardaires américaines. Combien je vous remercie, Olivier, dem’avoir aimée assez, malgré mes défauts, pour m’initier à votreconception de la vie. C’est à vous que je dois ma transformation.Je ne l’oublierai jamais.

– Vous êtes adorable, ma chère Aurora,répondait Olivier Coronal. Ne vous accusez pas tant vous-même.Votre éducation surtout est responsable des erreurs que vous avezcommises. Mais tout cela c’est le passé, et nous sommes convenus den’en jamais parler.

Plusieurs fois par semaine, Aurora se rendaità Meudon. Lucienne Golbert lui était devenue indispensable. Uneamitié profonde s’était cimentée entre les deux jeunes femmes, etc’était un charmant spectacle que de les voir s’entretenir, l’uneblonde et l’autre brune, l’une belle étonnamment avec quelque chosed’un peu sauvage dans le regard, l’autre belle aussi, mais plussérieuse, plus réfléchie avec ses grands yeux noirs, à la foismélancoliques et rieurs. La principale occupation des deux amies,lorsqu’elles passaient un après-midi ensemble, était de lire dansles journaux les nombreux articles consacrés à l’accumulateurpsychique et aux réformes morales qu’il produisait partout.

Le ministre Barnajou usait, du reste, de touteson autorité pour en hâter la vulgarisation. Rien que dans Paris,plus d’un millier d’appareils fonctionnaient chaque jour.

La curiosité publique avait été vivement émuepar l’attitude de la Chambre des députés. La question dudésarmement, tant souhaitée dans toute l’Europe, s’était poséenettement. Jamais on n’avait constaté pareil mouvement d’idées,aussi bien chez les écrivains, les journalistes et les hommes descience, que dans la masse du peuple.

Les journaux français n’étaient pas les seulsà parler de l’accumulateur. En Angleterre, en Allemagne, en Russie,en Italie, en Espagne, on avait renouvelé les expériences. Dessavants avaient découvert de nouveaux perfectionnements.

La question, posée par le père Lachaume, dedonner à l’appareil une grande portée, avait été résolue d’unefaçon merveilleuse, par un professeur allemand.

Un savant italien avait, en outre, trouvé lemoyen de réduire de beaucoup les dimensions de l’appareil, tout enlui conservant sa puissance de radiation.

Un physicien anglais avait été amené àdécupler cette même puissance, en dotant les piles motrices d’unemultiplication psychique. Cette dernière découverte, entre autres,donnait à l’accumulateur une puissance presque illimitée.

L’ingénieur Golbert avait utilisé tous cesperfectionnements, d’où qu’ils vinssent, en en remerciantchaleureusement ses correspondants étrangers.

– Vous le voyez bien, mes chers amis,disait-il avec une modestie au-dessus de tout éloge, mon inventionne se ressemble déjà plus. Qu’ai-je fait, sinon d’indiquer la voieà suivre ? Grâce au travail de ces savants de tous les pays,nous voici maintenant dotés d’un appareil plus simple, plus léger,en même temps que plus puissant, et je ne doute pas qu’on ne leperfectionne encore.

Paris, deux mois après la construction dupremier accumulateur psychique, offrait un spectacle curieux. Surtoutes les places publiques, des appareils étaient dressés etfonctionnaient sans interruption.

L’invention avait été décrétée, non pasnationale, mais humaine.

Un enthousiasme frénétique s’était emparé dupeuple de la grande ville, qui avait vu là la perspective d’unsoulagement immédiat aux maux dont il souffrait. Dans toutes lesvilles de France, les municipalités avaient apporté leur concours àl’œuvre de rédemption sociale. La France n’offrait déjà plus lemême spectacle que deux mois auparavant. C’était comme si tout cequ’il y avait de bon, de juste et de généreux dans l’âme du peuplefrançais eût été subitement mis en lumière et centuplé pour ainsidire, tandis que toutes les mauvaises passions, tous les instinctscupides et méchants avaient disparu. Les conditions de la viesociale se modifiaient de jour en jour.

On avait vu des millionnaires, des chefsd’exploitation industrielle, renoncer tout à coup à entasser descapitaux comme ils faisaient auparavant, et employer leur fortune àassurer le bonheur de la vieillesse de leurs ouvriers. L’exemplen’était pas rare. Les journaux ne suffisaient plus à enregistrertous les actes de générosité spontanée qui se produisaient, de plusen plus nombreux, à mesure que l’accumulateur psychiqueagrandissait son cercle d’influence. C’était la mise en pratique detoutes les idées philanthropiques, de toutes les revendications destravailleurs, et cela sans révolutions, sans crises.

De tous côtés on reconnaissait ses tortsréciproques, on s’accusait d’égoïsme, et l’on se donnait la mainpour sceller la nouvelle entente, le nouveau Contrat social.

De riches collectionneurs découvraient tout àcoup que c’était un crime de garder, exclusivement pour eux, lajouissance de leurs trésors. Les dons affluaient aux musées et auxbibliothèques.

Sans attendre que le désarmement total eût étérendu effectif, les Chambres, dans une poussée d’enthousiasme,avaient décidé de créer immédiatement un ministère du Travail etdes Réformes sociales.

Sous l’influence de l’opinion publique, dontles journaux se faisaient les interprètes, le ministre Barnajouavait dû organiser une souscription nationale. En moins d’un mois,près d’un milliard avait été versé.

Des ingénieurs, des savants avaient soumisleurs projets qui embrassaient, en même temps que l’assainissementcomplet de toutes les villes, la construction de cités modèles oùtout le confort, toutes les prescriptions de l’hygiène setrouveraient réunis.

Ned Hattison aussi avait obtenu un succès sansprécédent, en proposant une nouvelle méthode de construction.

On n’emploierait plus que le fer, le grès etla porcelaine. On jetterait bas toutes les usines malsaines, où lesgermes de maladies terribles guettent l’ouvrier, et aussi cesmaisons-casernes, bâties de boue et de crachats, où les ménagess’entassent les uns sur les autres, dans une promiscuité dangereuseet trop favorable à l’éclosion des épidémies.

– N’est-ce pas une honte pour notresiècle civilisateur, disait Ned que l’existence de ces quartiers,où les rues mesurent à peine quelques mètres de largeur, où desfamilles de sept ou huit personnes cohabitent dans des logements dequelques pieds carrés… Démolissons tout cela ; construisons enfer et en porcelaine, selon les principes de la science moderne…Les villes de l’avenir, avec leurs larges avenues bordées d’arbres,avec leurs trottoirs de grès, avec leurs maisons spacieuses auxtoits de chatoyantes couleurs, avec leurs hautes fenêtres s’ouvrantsur des pièces aérées, apparaîtront comme des cités de joie et delumière sous le soleil les enveloppant, les dorant !… La viesera plus belle, plus heureuse, lorsque nous aurons réalisé cela.La mortalité diminuera. La plupart des maladies épidémiquesdisparaîtront avec la cause qui leur donnait naissance.

Les projets du jeune ingénieur, et ceux ausside son ami Olivier Coronal, avaient été adoptés sans aucuneréserve. La France n’était pas, d’ailleurs, la seule nation às’être engagée dans cette voie. Les unes après les autres, toutesles puissances avaient envoyé leur adhésion au désarmementgénéral.

On attendait avec impatience la date de laconférence internationale qui devait avoir lieu à Paris.

L’excellent Barnajou exultait. Lui aussidépensait une incroyable activité à conduire les négociationsdiplomatiques.

– Je suis heureux, avait écrit l’empereurde Russie en personne, que des circonstances aussi favorables aientpermis au gouvernement français de reprendre cette idée que j’aiémise il y a quelques années. Vous êtes assuré de trouver en moi unpartisan chaleureux de la paix européenne.

Tous les souverains ou chefs de gouvernementdes autres nations avaient donné l’assurance de leurs bonnesdispositions.

Le projet du désarmement général nerencontrait aucun détracteur.

C’est qu’aussi, sous l’influence del’accumulateur psychique, des modifications profondes étaientsurvenues dans le caractère et la manière de voir de chaquepeuple.

Avec les appareils perfectionnés quefabriquait maintenant l’ingénieur Golbert, on obtenait des effetsd’une puissance incroyable. À plusieurs kilomètres de distance, ilsuffisait d’en braquer quelques-uns sur une ville, pour influenceret transformer en bloc toute la population. Les luttes de partis,les haines séculaires, les rivalités entre les castes et lesindividus disparaissaient tout à coup. Un élan généreux s’emparaitdes intelligences subitement éclairées.

On ne parlait plus qu’au nom de l’humanité.C’était une floraison d’enthousiasme et de vertus morales.

Dans de semblables conditions, il n’y eutbientôt plus en Europe un seul endroit où les bienfaits del’accumulateur ne se fussent fait sentir. Il s’était trouvé, danschaque pays, des hommes de valeur pour se mettre à la tête dumouvement ; et c’était bien là le sublime, le grandiose decette gigantesque transformation humaine, que pas une idée mauvaiseou égoïste n’avait pu s’y glisser.

L’accumulateur était incapable d’enregistrer,de développer et de projeter la volonté entachée de négation,c’est-à-dire de haine, d’orgueil, de cupidité, de bassesse. Uneligne de démarcation exacte existait maintenant entre lessentiments généreux et les idées égoïstes. L’appareil ne pouvaitqu’exalter les premiers, mais il détruisait les secondes.

Pour ceux qui, comme l’ingénieur ArsèneGolbert et ses amis, suivaient en philosophes la marche desévénements, il était même fort curieux de constater la diversitédes effets produits.

En Allemagne, on ne pouvait nier que l’espritnational se fût affiné, eût perdu de sa rudesse. Le peuple allemandavait pris tout à coup le militarisme en horreur.

À la simple lecture des journaux, onconstatait que les Anglais étaient devenus beaucoup plus modestes,beaucoup moins infatués d’eux-mêmes et de leur supérioritémaritime.

Certains indices prouvaient que les Espagnolsétaient en passe de réorganiser leur industrie, que les Italiensétaient moins insoucieux et exubérants qu’autrefois, que lesBelges, en revanche, avaient acquis de l’esprit de décision, queles Russes étaient devenus des Hollandais pour la propreté, tandisque les Hollandais, d’un esprit si lent autrefois et d’une sigrande ivrognerie, s’affirmaient le peuple le plus spirituel et nebuvaient plus guère qu’à leur soif.

Mais où l’invention d’Arsène Golbert avaitrencontré le plus de résistance, où, tout d’abord, elle avaitdéchaîné un torrent de protestations, c’était aux États-Unis.

Avant même que le premier accumulateur eûtfranchi l’Atlantique, Sips-Rothson, le milliardaire distillateur,et son ami le fondeur Fred Wikilson, s’étaient mis à la tête d’uneligue qui avait groupé presque tous les industriels américains. Ilsavaient essayé d’obtenir du gouvernement yankee la promulgationd’une loi qui eût interdit l’accès des États-Unis à l’accumulateurpsychique. Mais ils n’avaient pu y réussir. L’opinion publique neles avait pas suivis. Les Américains brûlaient du désir deconstater par eux-mêmes les effets du merveilleux appareil.

Et puis il y avait, là-bas, un défenseur del’invention européenne, en la personne de l’ingénieur Strauss, ledirecteur des usines électriques de Chicago. L’affable etmajestueux vieillard qu’était M. Strauss avait dépensé dessommes énormes dans la campagne qu’il avait entreprise aussitôtqu’il avait appris la découverte de l’accumulateur.

Un beau jour, il avait reçu une lettre deWilliam Boltyn. Le milliardaire lui demandait de participer, aumoins pour la moitié, dans ses dépenses. Il lui annonçait sonarrivée à Chicago.

– Je joindrai mes efforts aux vôtres,disait-il. À nous deux, nous vaincrons les dernièresrésistances ; nous dissiperons l’égarement de noscompatriotes.

De fait, pendant près d’un mois qu’il avaitpassé en Amérique, William Boltyn avait accompli des prodigesd’activité.

Du temps où il était le milliardaireautoritaire et guindé, ne tirant son orgueil que de ses immensesrevenus, l’ingénieur Strauss s’était toujours montré très froid àson égard ; mais lorsque, à son grand étonnement, il le vits’employer au service d’une cause aussi noble, il ne lui cacha pasl’estime que lui inspirait sa conduite.

Les efforts des deux hommes furent couronnésd’heureux résultats. L’accumulateur fut bientôt aussi répandu enAmérique qu’il l’était ailleurs, et y produisit les mêmes effetsrégénérateurs et philanthropiques.

Les États de l’Union ne cessèrent pas d’êtreune nation de producteurs, bien au contraire. Mais les cerveauxs’animèrent, les intelligences s’ouvrirent à l’art, à lalittérature, aux conceptions élevées. Les Yankees ne furent plusdes êtres brutaux, rudes et insensibles.

Comme William Boltyn, au jour de satransformation, ils eussent pu dire qu’il leur semblait, jusqu’àprésent, n’avoir connu que la moitié des idées.

Le gouvernement yankee, admirable demodération et de tolérance depuis quelque temps, envoya sonadhésion au projet de désarmement général.

En considération des services rendus par eux,William Boltyn et l’ingénieur Strauss furent chargés de représenterl’Union, à la conférence internationale de Paris, où l’ingénieurGolbert et le ministre Barnajou parleraient au nom de laFrance.

Au jour fixé, la conférence eut lieu. Presquetous les monarques, empereurs ou chefs d’État s’y étaient rendus enpersonne ; et l’on remarquait qu’ils avaient avec eux desvieillards à barbe blanche. C’étaient : les uns, de simplespaysans ; d’autres, des savants, des philosophes connus pourleur sagesse et leur expérience.

L’accumulateur psychique, aussi bien que surleurs peuples, avait agi sur les empereurs. Ils avaient chasséleurs courtisans, dont les louanges hypocrites les aveuglaient etleur faisaient commettre faute sur faute. Ils ne choisissaient plusleurs conseillers que parmi les vieillards, modestes et sages, dontla vie avait été un exemple, et la conduite un enseignement.

De braves laboureurs, aux mains calleuses,d’anciens médecins, jusqu’alors ignorés, étaient donc assis auxcôtés des majestés royales et des délégués de toutes les nations,dans la galerie des Machines, somptueusement aménagée pour lacirconstance.

Faisant montre d’un tact et d’une délicatessequi, autrefois, eurent certes beaucoup coûté à leur orgueil et àleur amour de la parade, aucun souverain n’était venu en uniforme àcette conférence du désarmement.

Le spectacle général qu’offrait l’assembléen’en était pas moins pittoresque au plus haut point.

Aux côtés des monarques européens, del’empereur de Russie au visage doux et expressif, de l’empereurd’Allemagne à la figure martiale, du roi d’Italie avec ses grossesmoustaches grisonnantes, du roi des Belges, du roi d’Angleterre –de qui l’on disait en riant que l’accumulateur lui avait enlevé legoût du cognac –, aux côtés du jeune et mélancolique roi d’Espagne,du roi de Suède et de Norvège, tous vêtus très simplement, c’étaitle déroulement d’un cortège de féerie.

Des sultans en turban et en grand manteaubrodé, vêtus avec un luxe inouï, les bras chargés d’anneaux d’or, àla démarche majestueuse et nonchalante, se groupaient non loind’émirs en burnous, chamarrés de soie aux couleurs éclatantes. Desradjahs indiens étaient venus aussi ; et parmi eux, immobilecomme une statue et décharné comme un squelette, au portrait queleur en avait fait Léon Goupit, les ingénieurs reconnurent lemystérieux fakir, l’ancien pensionnaire de Harry Madge.

Leur étonnement grandit encore lorsqu’ilsaperçurent aussi le vieux sachem peau-rouge, portant toujours sesmocassins et son chapeau haut de forme à grandes plumes rouges.

– Mon frère nous a donné le moyend’enterrer à jamais la hache de guerre, dit le sachem en passantdevant Arsène Golbert. Je suis bien heureux.

Cependant chacun avait pris sa place.

Le ministre Barnajou présidait laconférence.

Un peu à l’écart, dans une tribune oùprenaient place avec lui l’ingénieur Strauss, William Boltyn, NedHattison, Olivier Coronal et le vieil Isidore Lachaume, l’ingénieurGolbert n’avait jamais été si embarrassé. Tous les assistants leregardaient. Il avait dû recevoir les témoignages d’admiration deces délégués, venus quelques-uns de milliers de lieues, de cesouvriers de la paix, ainsi que les appelait le peuple.

C’était vraiment un spectacle imposant etunique que cette réunion d’hommes de toutes les nations, sidissemblables en apparence, mais qu’animait une pensée commune, età qui l’accumulateur psychique avait communiqué un égal amour de lajustice.

Arsène Golbert eût pu être fier, et à justetitre, mais il ne pensait qu’à être heureux.

En face de lui, accompagnés de personnages auxvêtements grossiers, étaient les empereurs de la Chine et duJapon.

Dans une autre tribune, assis aux côtés del’empereur de Russie, un grand vieillard au visage rayonnantd’intelligence et de douceur s’entretenait avec lui. Il étaitcoiffé d’un bonnet d’astrakan, et sa longue barbe blanche retombaitsur sa pelisse de fourrure. C’était l’admirable philosophe russeTolstoï, devenu l’ami et le conseiller du tzar.

Tout à côté, le roi de Suède et de Norvègesemblait écouter les conseils d’un autre vieillard à la faceaustère, et dont le regard incisif se cachait derrière deslunettes. Le puissant dramaturge Ibsen était aussi devenu leconseiller intime du roi de Suède.

Cependant le ministre Barnajou avait pris laparole au milieu d’un silence solennel :

– L’entente est déjà parfaite entre tousles gouvernements, dit-il. Tout a été prévu et réglé à l’avance. Ilne nous reste plus qu’à donner une sanction officielle au généreuxprojet qui a réuni ici les chefs ou les délégués de toutes lespuissances.

Après un discours très simple, où il rappelaitbrièvement les faits qui s’étaient produits depuis l’invention del’accumulateur psychique, le ministre mit aux voix la question dudésarmement. Il ne fut pas besoin de voter. L’assemblée toutentière répondit par des acclamations enthousiastes.

On rédigea le procès-verbal.

Au moment d’apposer sa signature sur lafeuille de parchemin, l’ingénieur Arsène Golbert se leva,chancelant d’émotion et de bonheur :

– L’acte qui vient de s’accomplir,s’écria-t-il, est bien la plus douce récompense que je pouvaissouhaiter. Cette page – et il montrait le parchemin couvert designatures – sera sans doute la plus belle de l’histoire del’humanité.

Quelques jours après, d’un commun accord,toutes les nations licenciaient leurs armées, désorganisaient leursrégiments. Ce fut comme le signal d’une manifestation grandiose quieut lieu, non seulement à Paris, mais dans toutes les capitales,dans toutes les villes où il y avait des garnisons.

À Paris, une foule en délire, chantant etportant des fleurs, vint chercher les soldats aux casernes et lesaccompagna jusqu’aux gares, où ils devaient prendre le train pourretourner dans leurs foyers. L’allégresse était générale. Onfraternisait sans arrière-pensée, et des milliers de poitrinesentonnaient l’hymne de la Paix. La population tout entière était enfête.

Dans les villes, les ouvriers et les employésavaient déserté l’usine et le bureau pour célébrer ce jourinoubliable. Dans les campagnes, les paysans avaient interrompuleurs travaux.

Le moindre village organisait des festins pourles soldats désarmés. Les mères, les fiancées pleuraient de joie.Des processions se formaient pour aller chercher, en grande pompe,les soldats rentrant au pays.

Pendant huit jours, tous les chemins del’Europe furent sillonnés par des bandes joyeuses que lespopulations forçaient de s’arrêter dans chaque ville, et quis’égrenaient petit à petit, à mesure que chaque soldat arrivaitchez lui.

Russes, Anglais, Allemands, Suédois,Autrichiens, Italiens, Espagnols, Suisses, Belges, Turcs,Américains du Nord ou du Sud, Chinois, Japonais, Congolais,Océaniens, tous laissaient éclater leur enthousiasme ardent.

On avait laissé leurs uniformes aux soldats,mais on leur avait retiré leurs armes. Pour les remplacer, ilss’étaient munis de branches vertes ou fleuries, emblèmes de lapaix, qu’ils portaient en marchant sur les routes.

Délivrée du cauchemar de la guerre, l’humanitérespirait plus à l’aise.

– Gloire à la Paix, au désarmementgénéral qui nous rendent à nos familles, à nos fiancées, à nostravaux. Nous sommes tous frères maintenant, chantaient lesbataillons en marche vers leurs foyers. Nous allons revoir nosvillages où l’on nous attend !…

C’étaient des manifestations sans nombre, desréjouissances sans fin, tandis qu’à travers les deux mondes, lescasernes déversaient chaque jour des flots de soldats désarmés.

On constata qu’aux frontières les peuplesvoisins avaient, d’un commun accord, abattu les emblèmes del’ancienne délimitation. On avait renversé les bornes ; avecles piquets et les poteaux on avait allumé des feux de joie.

Partout éclatait le même refrainpacifique :

– Nous sommes frères,maintenant !

En France, sur tous les monuments publics, del’ancienne devise, Liberté, Égalité, Fraternité, on ne laissasubsister que le dernier mot :

FRATERNITÉ

L’humanité semblait enfin toucher au bonheur.C’était comme une renaissance de l’âge d’or, accomplie par l’œuvrede la science.

Il n’y avait plus besoin de lois ni de prisonspour punir les crimes. La notion de justice, et mieux encore defraternité, était maintenant profondément ancrée dans le cœur deshommes. La terre offrait le spectacle d’une ruche animée etjoyeuse.

Pour continuer dignement l’œuvre dudésarmement général, et pour laisser un monument durable quiperpétuait le souvenir de l’ère de prospérité qui s’ouvrait ;pour affirmer, par un symbole impérissable, le triomphe des idéespacifiques, on convint d’élever au centre de l’Europe, dans lesmonts Carpates, une colossale statue de la Paix.

L’idée était de William Boltyn.

Elle fut accueillie avec allégresse, d’autantplus que le milliardaire proposait de fondre tous les canons qu’onavait relégués dans les arsenaux, et de les employer à laconstruction de la statue.

Dans une plaine des environs de Beauvais, oneut bientôt installé des fonderies.

En Allemagne, en Angleterre, en France,partout en un mot, les arsenaux se vidèrent comme parenchantement.

Des trains entiers amenaient, chaque jour, auxfonderies, des colosses de bronze et d’acier qui ne devaient plusvomir la mitraille.

En même temps, on ouvrit un concours entre lessculpteurs et les architectes des deux mondes.

Quelques mois après, dominant les plus hautesmontagnes, une gigantesque statue était assise sur son piédestal degranit.

Dans une pose pleine de noblesse et de beauté,au sommet de ces montagnes qui avaient vu passer les cohortesbarbares, la Paix, étendant les bras – tandis qu’à côté d’elle laScience et le Travail se donnaient la main –, semblait bénirl’humanité tout entière, et comme donner une consécration autriomphe de l’Intelligence sur l’Animalité.

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