La Dame d’Auteuil

Chapitre 4UNE VISITE INATTENDUE

La veille même du déménagement, l’homme, qu’il semblait avoirtant d’intérêt à fuir, entra le soir, en même temps qu’une autrepersonne, passa inaperçu devant le portier, monta rapidement lescinq étages et vint frapper à la chambre de Berthe.

Berthe était seule ; Lucien s’était retiré depuis quelquesinstants ; elle n’attendait personne ; cependant, aprèsune hésitation d’un moment, elle alla ouvrir.

– M. Danglade ? demanda l’étranger en saluant àpeine.

– Il est sorti, répondit Berthe interdite.

– Je le sais, je le sais ; mais comme je tiens à levoir, je vais l’attendre…

Il entra et s’assit, sans plus de façon, sur une bergère placéeau coin de la cheminée.

Sept heures sonnaient à l’horloge du palais du Luxembourg.

Berthe, effrayée d’abord, puis impatiente, allait, venait,s’asseyait le plus loin possible de l’inconnu. Un secretpressentiment lui disait que la présence de cet homme annonçait unmalheur.

L’inconnu, cependant, n’avait pas l’air de se douter que saprésence pût gêner quelqu’un. Assis carrément dans sa bergère, ilinspectait du regard les objets qui ornaient les murs, et suivaitde temps à autre la jeune fille dans ses évolutions inquiètes ettroublées à travers la chambre.

Au bout d’une heure, il se leva, tira un cigare de sa poche,prit une allumette sur la cheminée et l’alluma.

Puis il se rassit sans prononcer une parole.

La jeune fille toussa bruyamment pour lui faire sentirl’inconvenance d’une pareille conduite ; mais lui ne daignamême pas lever les yeux sur Berthe.

– Ton père fumait autrefois, petite, dit-il seulement d’unton railleur ; tu dois être accoutumée à cela…

Il la tutoyait ! Il parlait de son père comme s’il leconnaissait particulièrement !

Berthe le regarda, et un vague souvenir lui vint de cet homme.Jadis elle avait dû le voir.

Sans savoir pourquoi, en évoquant le souvenir d’une époqueeffacée, elle tressaillit, et elle eut peur.

Le reste de la soirée se passa en silence.

La jeune fille était en proie à mille incertitudes, à milleterreurs…

Elle songeait à son père qui semblait menacé ; elle n’osaitni dire un mot ni faire un pas… Elle eût donné, en ce moment, tousses beaux rêves d’ambition pour voir Lucien auprès d’elle.

Lucien !

Comme elle l’aimait à cette heure, comme elle avait foi en lui,comme elle sentait que lui seul aurait pu la protéger et ladéfendre dans une semblable situation !

Mais Lucien était absent et ne devait rentrer que fort tard.

Berthe attendit.

D’ailleurs, à part le fait de sa présence, Berthe vit bien toutde suite qu’elle n’avait personnellement rien à redouter del’inconnu.

C’était bien à M. Danglade seul qu’il en voulait.

Il n’adressa même à Berthe aucune question sur son père, et secontenta de fumer, tout en chantonnant quelques vieux refrainsempruntés à une langue que Berthe ne connaissait pas.

La langue d’argot !

Enfin, vers minuit, on entendit un bruit de pas dans l’escalier,et comme Berthe se levait pour aller au-devant de son père,l’étranger la retint rudement.

– Reste là ! lui dit-il d’un accent d’autorité.

La pauvre enfant se rassit effrayée.

Au même instant, M. Danglade, qui avait une double clef,parût sur le seuil.

– Pas encore couchée, Berthe ? dit-il avecsurprise.

Mais avant qu’il eût eu le temps de jeter un regard dans lachambre, Berthe lui désigna d’un geste l’étranger.

– Un homme ! fit M. Danglade en s’avançantprécipitamment.

– Michot ! ajouta-t-il accablé.

– Fais sortir ta fille ! fit Michot à voix basse.

Et comme si Danglade se fût senti dominé par cet homme, il allaà sa fille, la baisa doucement au front et lui serra les mains avecun redoublement de tendresse.

– Laisse-nous, mon enfant, balbutia-t-il, laisse-nous…Monsieur est un ancien ami… j’ai à causer avec lui…

Berthe regarda son père avec étonnement, et, sans chercher àcomprendre quel lien pouvait exister entre son père et un pareilhomme, elle se hâta de se retirer.

Dès qu’elle fut sortie, Michot se leva et marcha droit àDanglade.

– Et maintenant, à nous deux ! dit-il d’une voixrailleuse et sèche ; que diable, mon mignon ! ce n’estpas bien d’avoir fait banqueroute aux amis. À Toulon, on te ditmort. Mais moi, je n’ai pas cru un mot de ça… J’ai du bonheur,vois-tu… J’étais sûr de te mettre la main dessus, un jour oul’autre.

– Que voulez-vous ? dit Danglade, partagé entre letrouble et la colère.

– Que voulez-vous !… Excusez… On est doncdevenu bégueule ?… Que voulez-vous !… Plus queça de langage ! Et c’est Danglade qui parle à Michot, ditToulon… dit…

– Assez !… Assez !… Que veux-tu ?

– À la bonne heure… ne t’impatiente pas, mon mignon. Jesuis venu pour te dire… Dame ! sais-tu que tu ne ressemblespas mal à un honnête homme ?

Danglade frappa du pied.

– Allons ! pas de colère, reprit Michot avec unsourire moqueur. On vous fait des compliments, et tu tefâches !…

– Me diras-tu enfin ce que tu veux ? grommelaDanglade.

– J’approuve ton impatience, répliqua Michot, et je ne veuxpas abuser de tes instants… D’ailleurs, ce que je veux est simplecomme bonjour, je veux cent mille francs.

– Cent mille francs !…

Danglade fronça le sourcil et regarda Michot en face.

– Tu plaisantes ! dit-il.

Et dans ces deux mots, prononcés d’une voix basse et concentrée,il y avait une terrible menace.

Michot soutint bravement le regard et répondit, en supprimantson sourire, mais en haussant les épaules :

– Quelquefois… Jamais, quand je parle d’affaires. – Il mefaut cent mille francs !

Pour la figure, pour la taille, pour la force, de même que pourles manières, ces deux hommes offraient un frappant contraste.

Danglade avait une tête remarquablement belle et noble ; ilétait grand, fortement constitué ; ses façons étaientgracieuses et distinguées.

Michot, au contraire, était petit, trapu et large des épaules,mais déjà courbé par des excès de tout genre ; ses manièresn’étaient plus que celles d’un loustic de taverne, et son visage,véritable enseigne d’infamie, présentait un type ignoble.

Tous deux semblaient se mesurer de l’œil, comme deux adversairesprêts à en venir aux mains. Danglade, les lèvres contractées, lesbras croisés sur la poitrine ; Michot, une main enfouiejusqu’au coude dans la vaste poche de son pantalon, l’autre passéesous le revers de sa redingote boutonnée.

– C’est ton dernier mot ? fit Danglade d’une voixbrève et saccadée.

– Oui, mon fils ! répondit Michot sans rien perdre deson assurance provoquante.

Le père de Berthe décroisa vivement les bras et s’élança surMichot. Mais ce dernier retira non moins vivement la main passéesous le revers de sa redingote et présenta un pistolet àDanglade.

Celui-ci s’arrêta, tandis que son adversaire éclatait en un rirebruyant et railleur.

– Halte-là ! mon bon… dit Michot. Ah !dame ! nous connaissons tes manières ; quand tes associéste gênent, tu as un moyen…

Il fit un geste énergique et grotesque tout à la fois.

– Connu ! continua-t-il, mais on n’étrangle pas tonserviteur comme un Castan.

– Silence ! interrompit Danglade, dont la voixtremblait de rage.

– L’argent était à nous trois, tu l’as pris seul. Tu aslaissé le vieux Castan à demi étranglé, près des caissesdévalisées… Pourquoi donc ça ?

– Silence ! te dis-je.

Michot craignit d’exaspérer si fort son adversaire que la vuedes pistolets devînt insuffisante à le contenir.

– Soit ! dit-il, c’est une vieille histoire, n’enparlons plus… mais j’espère que te voilà devenu raisonnable, àprésent ?

Danglade était tombé dans une profonde rêverie.

– Écoute, dit-il, j’ai eu tort de te recevoir ainsi.

– Je savais bien…

– Laisse ! j’ai eu tort, parce que, sachant ma viepassée, comme, de mon côté, je sais la tienne, je dois… nous devonsnous ménager réciproquement.

– C’est juste ! interrompit encore Michot.

– Mais tu as un plus grand tort.

– Bah !

– Tu viens, abusant de ta position d’homme qui n’a rien àperdre, me demander une somme dont je ne possède pas la dixièmepartie.

– Minute ! je t’arrête. Tu mens ! dit Michot avecun flegme imperturbable.

– Mon pauvre Michot… commençait Danglade d’un toncaressant.

– Tu mens ! tu mens ! Quand on vous demande centmille francs et qu’on n’a pas le sou, on rit au nez de l’ami qui sepermet une telle inconvenance. Mais tu t’es fâché… Tu as desfonds.

– Sur mon honneur !…

– Bêtise !

– Sur ma parole !

– Idem ; tu mens, de mieux en mieux… Qu’as-tudonc fait des six cent mille francs ? Tu passes tes journéesdehors, tu as un établissement en ville, tu roules carrosse, tu asdes larbins galonnés. Est-ce que je sais, moi ?…

Danglade ne put retenir un mouvement de surprise.

– Oh ! tu ne l’avoueras pas tout de suite, continuaMichot. C’est dans ton caractère… Mais c’est égal ; dès demainje m’établis en sentinelle à ta porte ; je te suispartout…

Danglade arpentait la chambre à grands pas.

– Si je ne découvre rien comme ça, reprit encore Michot,alors… je ne te dis pas, sur mon honneur, moi, je me rends justice…Alors, je te dénoncerai…

– Tu ne le feras pas, Michot, dit Danglade d’une voixsuppliante.

– Si fait, mon bon, je m’en crois susceptible… et ce serade ta faute, encore.

– Pourtant, dit Danglade, je ne puis te donner ce que jen’ai pas.

– Sans doute, sans doute ! Eh ! mon mignon, je nesuis pas un juif. Je te demande ce que tu as, voilà tout.

– Mais…

– Tu me feras voir ta caisse.

– Ma caisse !… s’écria étourdiment Danglade.

– Tu en as donc une !… Je m’en doutais… Allons !…Pourquoi jouer au fin avec moi ?

Il y avait, certes, dans la lutte de ces deux hommes quelquechose de profondément instructif, et si quelque spectateur eûtassisté à cette scène étrange, il se fût assurément demandé lequelde ces deux hommes était le plus adroit, lequel était le pluscoupable.

Cependant Danglade se sentait pris. Il y avait, dans sa viepassée, un secret terrible qu’un seul homme au monde connaissait,et cet homme était devant lui ; ce secret pouvait le perdre,et cet homme menaçait de le dévoiler.

Danglade eut peur.

– Écoute, dit-il, je te donnerai dix mille francs, et Dieusait qu’il ne m’en restera pas la moitié autant.

– Bon ! le voilà qui marchande, maintenant !…interrompit Michot avec un geste de dédain comique ;décidément, tu n’es pas changé… Voyons, je tiens à te montrer queje suis bon prince, moi. Si tu veux, il y a un moyen d’arrangertout cela… Seulement, je n’entends pas que tu me mettesdedans !

Danglade regarda Michot avec des yeux hébétés et stupides.

Dans la naïveté de sa peur, il s’imaginait que les dernièresparoles de son adversaire venaient de lui ouvrir une issue poursortir de l’impasse où il était acculé.

Et puis, Michot avait dit que Danglade le tromperait ; ilétait donc possible de le tromper ; il y avait donc un moyende mettre cet homme dedans, suivant ses propresexpressions.

Danglade eut un tressaillement de joie.

– Comment ! demanda-t-il à Michot ; que veux-tudire ? explique-toi.

– C’est facile à comprendre, répondit Michot, et c’estpeut-être aussi facile à arranger ; au lieu de prendre lescent mille francs en question, je consentirais à devenir tonassocié ! c’est plus simple… et si cela te botte…

Danglade semblait violemment combattu.

Associer un pareil homme à sa fortune, à ses entreprises,c’était dangereux. Michot était un compagnon avide, de mauvais ton,et se livrant avec une naïveté fâcheuse à des prodigalitésfolles…

D’un autre côté, en l’associant à ses travaux, Danglades’assurait de la discrétion de son complice. Il savait qu’une foisassis commodément dans cette nouvelle existence d’aisance et deluxe, Michot n’y renoncerait pas facilement ; il le tiendraitdonc par le côté le plus sensible, et cesserait d’avoir à leredouter.

Son parti fut vite pris.

– Soit, dit-il, tu veux devenir mon associé… tu leseras.

– À la fin ! s’écria Michot avec une joie qu’il nechercha pas à dissimuler… Eh bien ! tu prends le bon parti…c’est moi qui te le dis… vois-tu… Tu jouais gros jeu contre moi… jen’avais rien à perdre et j’avais tout à gagner… la partie étaittrop belle… Ainsi c’est dit ?…

– C’est dit.

– La caisse est à nous deux.

– À nous deux…

– Allons-y donc gaiement… Le bon temps va revenir… maisd’abord, il faut que je te fasse de la morale.

– Toi !

– Oui, moi, mon mignon, moi Michot ; tes allures ne meconviennent pas ; il faudra en changer.

– Comment cela ?

– Tu as deux noms… deux domiciles… deux existences… Ehbien ! c’est mauvais cela.

– Tu crois.

– Tôt ou tard, ça vient à se savoir… on jase, on fait despotins… le public s’émeut… et on finit toujours par se fairepincer.

– Tu as peut-être raison !…

– Si j’ai raison ?… je connais cela… quand on veutréussir, il faut aller la tête haute et porter son nom sur sonvisage.

– J’en ferai mon profit.

– Et puis, je serai là… que diable ! j’ai l’expériencede la vie, moi ; je t’aiderai de mes conseils, c’est tout ceque j’ai… ce sera mon apport social, comme on dit…

– Je ne t’en demande pas d’autre.

– À la bonne heure… Demain donc, tu quittes cettebicoque ?

– Justement, j’ai donné congé.

– Comme ça se trouve… Et après-demain, nous nousinstallons… dans un autre quartier.

– Rue de la Chaussée-d’Antin.

– Fameux !… c’est entendu !

– Mais… dit Danglade, tout cela peut manquer ; tu saismieux que personne si mon crédit peut avoir des bases solides. Jedésirerais que ma fille n’habitât pas…

– Elle est gentille, cette petite ; rien de fait, sielle ne vient pas avec nous.

Danglade jeta sur Michot un regard de haine ; il avait crudeviner sa pensée.

– Michot !… dit-il en se redressant de toute sahauteur, je te le défends ! et si jamais !… je te tueraiscomme un chien, entends-tu ?

– Suffit ! répondit l’autre avec indifférence, tu nem’as pas compris… Michot ne s’amuse guère à ces bêtises-là…

Il était deux heures du matin, les deux associés seséparèrent.

Danglade ouvrit la porte du cabinet où dormait sa fille, etapprocha la lampe de son visage.

– Pauvre enfant ! dit-il avec découragement.

Puis, prenant le chemin de sa chambre à coucher, il ajouta entreses dents :

– Un crime de plus et je pouvais vivretranquille !

Le lendemain, Lucien attendit inutilement Berthe à l’heureaccoutumée. Puis, il frappa à la porte de M. Danglade, puis,enfin, il descendit à la loge.

– M. Danglade ?… demanda-t-il avec angoisse.

– Parti, monsieur, lui répondit le concierge.

– Parti !… répéta Lucien en comprimant son cœur de sesdeux mains.

– Oui… parti pour la campagne… il laisse ses meubles pourpayement… de beaux meubles, ma foi… Ah ! il n’avait pas l’airbien gai… allez.

– Et sa fille !

– Mlle Berthe ! pauvre chèreenfant ! elle pleurait.

Lucien crut qu’il allait mourir. – Il se retint à la muraillepour ne pas tomber.

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