La Dame d’Auteuil

Chapitre 12LA COUR D’ASSISES

Pendant que ces événements s’accomplissaient,M. de l’Étiolle était parvenu à se cacher dans Paris, et,tout entier au soin de se soustraire aux recherches dont il étaitl’objet, il n’avait pas même songé au sort réservé à sa fille.

Pour lui, la prédiction qu’il avait faite un jour à Michot,s’était réalisée à la lettre. Il n’avait plus cent francs pourprendre la diligence de Bruxelles.

Quand on ne possède rien, il est difficile d’échapper longtempsaux argus de la police. M. de l’Étiolle fut arrêté aubout de quelques jours, et aussitôt écroué sous prévention debanqueroute frauduleuse.

Lucien, qui ne pouvait apprendre à connaître Berthe, la jugea,dans cette circonstance, comme toujours, d’après lui-même. Dèsqu’il eut appris l’incarcération de M. de l’Étiolle, ilse rendit à la demeure modeste, mais convenable, où il avait établila jeune fille, confiée aux soins de la vieille Marthe.

L’artiste ne passait que rarement le seuil de cettemaison ; il ne voyait Berthe qu’en présence de Marthe.

Cette fois, il lui demanda une entrevue particulière, et, avecdes précautions infinies, il lui annonça la fatale nouvelle.

Berthe se couvrit le visage de ses mains en sanglotant.

– Malheureuse que je suis !… dit-elle.

Lucien s’attendait à autre chose ; il la regardasévèrement.

– Votre père aussi est bien malheureux, mademoiselle,dit-il à voix basse.

La jeune fille retint le mot d’amère accusation qu’elle allaitfaire tomber sur son père, et, feignant de revenir àelle :

– Mon père ! mon pauvre père ! dit-elle ; ôLucien, je veux le voir ; au nom du ciel, faites que je levoie !

– Venez, dit Lucien en la remerciant du regard.

Et ils partirent ensemble et arrivèrent peu de temps après à laprison de M. de l’Étiolle.

L’entrevue du père et de la fille eut lieu devant Lucien, etfut, extérieurement, fort touchante.

M. de l’Étiolle semblait supporter son malheur avecfermeté. L’évasion de Michot lui faisait la partie belle : ilpouvait rejeter sur lui fraudes et détournements ; le talismanque lui avait donné la nature, sa figure, ferait le reste.

Il remercia Lucien avec effusion, et quand celui-ci voulutentrer dans quelques explications sur sa conduite à l’égard de lajeune fille, sur la duègne placée comme une barrière,M. de l’Étiolle l’interrompit par un geste plein denoblesse :

– J’ai confiance en vous, dit-il.

Et Lucien, oubliant ce que cet homme avait amassé de méprismérités sur sa tête, lui serra la main.

L’instruction commença, et tout sembla d’abord marcher àsouhait.

Le vol de Michot était flagrant, et la justice n’eut pas depeine à admettre les charges dont M. de l’Étiolle voulutaccabler son complice. D’un autre côté, les actionnaires dépouillé,nobles pour la plupart, et sachant qu’il y avait pour eux, dansl’enceinte de la cour d’assises, peu d’argent à gagner et beaucoupde considération à perdre, ne s’étaient point portés partiesciviles.

M. de l’Étiolle eut dans ses défenses des mouvementssublimes d’éloquence simple et persuasive.

Il raconta comment il se trouvait lié depuis l’enfance avec sonassocié ; comment cet homme avait peu à peu gagné saconfiance ; comment il avait fini par se reposer sur lui dusoin de mener son entreprise.

Michot était un homme d’une capacité exceptionnelle ; sousdes dehors communs, il cachait une entente singulière desaffaires ; jusqu’alors il l’avait toujours vu probe, honnête,d’une délicatesse exagérée même. – Il ne lui connaissait pas unvice, tout lui donnait lieu de croire que jamais il ne failliraitaux lois de l’honneur…

Cependant il avait été indignement trompé. Grâce à lui, touteune vie de probité était brisée, il se trouvait traîné devant lajustice comme le plus misérable des criminels. – La mort étaitpréférable à une pareille honte !

M. de l’Étiolle leva les mains et les yeux au ciel,qu’il semblait prendre à témoin de la sincérité de sesdéclarations, et quand il eut fini de parler, plus d’un juré sentitune larme d’attendrissement rouler sous sa paupière.

M. de l’Étiolle avait l’air si ému lui-même, sihumilié de tant d’abaissement, il portait si bien ce noble diadèmede cheveux blancs que la vieillesse avait mis sur son front, il yavait tant de douleur dans sa voix, tant de franchise dans sesparoles, que pas un de ceux qui l’écoutèrent ne put s’empêcher des’apitoyer sur son sort.

Ce jour-là il eût trouvé mille actionnaires de plus.

Berthe commençait à relever le front ; Émilie se reprenaitelle-même à espérer ; chacun, enfin, appelait de tous ses vœuxl’arrestation et l’extradition de ce misérable Michot !

Seul, Lucien semblait ne pas partager la confiance générale, etil eût voulu hâter le dénoûment de ce drame, tant il craignaitquelque catastrophe.

Cependant, que faisait M. Michot, et pourquoi ne venait-ilpas rendre à son ami Danglade le service de le tirer du mauvais pasoù il l’avait jeté ?…

M. Michot voyageait.

Depuis cinq mois, il avait parcouru les différentes villes de laBelgique, faisant partout grande chère, et se donnant pour uncapitaliste parisien, portant avec lui quelque cent vingt millefrancs, un dixième à peu près de son immense fortune.

Michot était parti seul… Lise n’avait pas voulu le suivre, et ilne l’avait pas attendue.

Son amour pour la jolie soubrette n’allait pas jusqu’àcompromettre ses intérêts ; il eût consenti volontiers àpartager avec elle les fruits de son crime, mais pour rien aumonde, il ne se fût résigné à les perdre.

Il était parti !

Quant à Lise, nous saurons plus loin ce qu’elle étaitdevenue.

Disons cependant tout de suite que, dès les premiers symptômesde décadence, elle s’était empressée de quitter le service deM. de l’Étiolle. Avec l’instinct des rats, elle avaitabandonné la maison avant qu’elle s’écroulât.

Michot l’avait bien un peu regrettée, mais, après tout, lemillion qu’il emportait lui promettait bien d’autres plaisirs.

Le Belge n’a pas précisément à s’enquérir de la véracité deshôtes qui le payent ; il aime naturellement ce qui estfrançais, même les billets de banque.

M. Michot reçut donc partout un accueil proportionné àl’importance de son portefeuille, et après avoir visité quelquetemps toutes les villes importantes, il fit choix de Bruxelles poursa résidence définitive.

Toutefois, il y était à peine installé depuis quelques semaines,dans un des plus somptueux hôtels, lorsqu’il lui advint une petiteaventure qu’il est bon que le lecteur connaisse…

Un jour, il rentrait vers midi, le cure-dent à la bouche, aprèsun confortable déjeuner. Son valet lui annonça que trois messieursl’attendaient dans son cabinet.

Michot avait déjà fait à Bruxelles une douzaine de connaissancesde taverne : il entra sans le moindre soupçon.

Aymard de Nogent était assis dans un fauteuil à la Voltaire,vis-à-vis de deux individus dont l’un portait une de cesphysionomies banales, sorte de contrefaçon de visage humain, dénuéede tout caractère propre. – L’autre portait les insignesconsulaires.

Michot voulut reculer ; mais il n’était plus temps.

Aymard, se levant avec courtoisie, lui demanda poliment de sesnouvelles, et lui annonça qu’il avait obtenu son extradition, – ceque confirmèrent le consul français et cette tête, imitée del’humaine, et qui n’avait pas honte d’appartenir à un corpsbelge.

Un instant Michot songea à faire résistance. Il roula autour delui ses gros yeux, comme s’il eût cherché une arme. Aymard feignitde se méprendre et s’empressa de lui pousser une bergère.

Le consul et la contrefaçon se rassirent. Michot, atterré, enfit autant.

– Monsieur, dit alors Aymard, je suis d’autant plus aise devous rencontrer que voilà bientôt un mois que je vous suis avecobstination ; vous m’avez procuré le plaisir de visiter lesprincipales villes de Belgique.

Michot fit une grimace mélancolique.

– Mais, Dieu merci, ajouta le jeune comte de Nogent, grâceà ma persévérance, et grâce au bienveillant appui de ces messieurs,nous voilà tous les deux au terme de notre voyage, qui m’a semblé,je vous l’avouerai, un peu long…

Michot regardait de tous côtés, mais il n’y avait aucune issuepossible.

Il se mordit les lèvres.

– Monsieur, dit le consul, vous allez partir pour Paris,aujourd’hui même…

– Aujourd’hui même pour Paris, varia l’agent dugouvernement brabançon.

– C’est impossible !… dit Michot, mes malles…

– Vos malles vous suivront…

– Permettez, interrompit vivement Aymard sur ces derniersmots ; cet homme a des valets qui peuvent lui être dévoués.Les billets de banque…

– Nous allons procéder à l’ouverture du secrétaire, dit leconsul.

Ils se levèrent.

Michot, malgré sa répugnance, fut contraint de donner la clef dusecrétaire. Les billets de banque, les titres, tous les papiersfurent remis sous scellés à M. le consul, pour qu’il les fîtsûrement passer à Paris.

Puis, Michot monta, entre deux gendarmes, dans une chaise deposte.

Aymard partit, après avoir pris congé du consul et salué l’agentbelge, qui lui rendit son salut en le contrefaisant lui-même.

Comme on le voit, Michot allait tomber au milieu du procèsintenté à M. de l’Étiolle, et son arrivée devaitforcément précipiter le dénoûment de cette fatale affaire.

Il arriva, suivi par M. de Nogent.

Émilie, qui depuis tous ces malheurs avait redoublé de soins etde tendresse pour Berthe, vint, pleurant de joie, lui apprendrecette nouvelle et lui offrir sa voiture pour aller, à son tour,l’annoncer à M. de l’Étiolle.

Berthe accepta ; elle ignorait que ce fût le coup de mortqu’elle portait à son père.

Dès les premières paroles de sa fille, celui-ci ne put retenirun geste de muet désespoir.

Il se sentait perdu.

 

Dès ce moment, en effet, les choses changèrent complètement deface.

Quand Michot fut confronté avec de l’Étiolle, ce fut pour cedernier comme si on lui eût présenté la tête de Méduse.

Michot était profondément irrité des charges vraies oumensongères que son associé avait entassées contre lui ; ils’était promis de se venger, et le premier regard qu’il adressa àDanglade le jour de leur rencontre devant le juge d’instruction,fut un regard de haine et de mépris.

Danglade en demeura comme pétrifié !

Il n’y avait pas à espérer que Michot se laisserait toucher parla pitié. Que faisaient à cet homme M. de l’Étiolle et safille ?… Il n’avait aucune raison de se sacrifier. Dangladecomprit que tout était fini.

 

Michot fut sans pitié.

– Ah ! l’on trahit comme ça les anciens, dit-ileffrontément au juge, presque aussi stupéfait que del’Étiolle ; on abuse de son physique pour arracher des larmesà la justice, et l’on se donne le genre de dire du mal des pauvresabsents ! Eh bien ! c’est ce qu’il faudra voir !… etrira bien qui rira le dernier…

Et comme Danglade éperdu tendait vers lui ses deux mainssuppliantes :

– Oh ! je la connais, celle-là, poursuivit-ilbrutalement, et je ne m’y laisserai pas prendre. D’ailleurs, tu esun sot ; c’est toi qui es la cause de tout ce quiarrive ; si tu m’avais écouté, nous aurions chacun un bonmillion dans la poche, et, à l’heure qu’il est, nous prendrionsl’air sur l’asphalte de New-York ou de quelque ville libre… maiston hésitation nous a perdus, et tu as encore aggravé tes torts enme dénigrant ; je n’en veux plus et si je peux adoucir monsort, je n’hésiterai pas à faire des révélations.

– Des révélations ? fit le juge d’instruction.

– Michot ! supplia le malheureux vieillard.

– Eh ! je ne m’appelle pas plus Michot que tu net’appelles de l’Étiolle !…

Ce dernier porta ses mains à son front par un geste violent etdésespéré, et se laissa tomber sur un banc.

Michot appela alors sur la vie de son associé les investigationsde la justice, et il fit, le jour même, des révélations de nature àdonner l’éveil aux hommes de loi.

On fouilla dans le passé, et on ne tarda pas à reconnaître dansla personne du père de Berthe, de cet homme aux manières nobles etsi pleines d’attrait que tous les suppôts de la justice étaientdevenus ses serviteurs ou ses amis, un fripon des plus vulgaires,condamné autrefois à Bordeaux, pour escroquerie, sous un nom quinous échappe, puis condamné en dernier lieu, pour banqueroutefrauduleuse, à Toulouse, sous le nom de Danglade.

L’affaire prit, dès ce moment, un tel caractère de gravité qu’ilfallut abandonner tout espoir de le sauver. Ceux qui avaient parules plus confiants dans le début de la session se montrèrent fortirrités d’avoir été trompés à ce point.

Il s’opéra sur-le-champ une réaction des plus complètes, et à lasession suivante, les nommés Michot et Danglade, dit de l’Étiolle,furent condamnés à cinq ans de travaux forcés, avec exposition.

Mlle de Nogent avait, malgré son frère,assisté Berthe pendant tous les débats, la consolant, la soutenantavec un dévouement à toute épreuve.

Lucien, lui, ne s’était pas démenti un seul instant.

Il devait aller plus loin, et faire ce qu’elle ne pouvaitprévoir ni même désirer.

Le jour de la condamnation, tandis que, succombant sous le poidsdu coup terrible, elle fondait en larmes, et priait le ciel del’enlever du monde où d’aussi cruelles épreuves lui étaientréservées, Lucien se précipita vers elle avec un cri de suprêmeangoisse, et saisissant ses mains qu’il baisait avec un transportfou :

– Berthe, lui dit-il d’une voix brisée, mais ferme encore,Berthe, je vous aime toujours, moi, je ne vous abandonnerai jamais,et à la place de votre nom qui vous effraye aujourd’hui, je vousoffre le mien que vous pourrez porter sans crainte et sansremords…

À ces mots, à cet élan qui disaient assez quel trésor dedévouement renfermait le cœur de Lucien, Berthe cessa tout à coupde pleurer, et elle regarda enfin avec admiration cet homme dontrien n’avait pu briser l’amour, et qui, maintenant, voulaitpartager avec elle ce fardeau d’infamie que le monde impose auxenfants des criminels.

Toutefois, cette sensation fut de courte durée ; une amèrepensée traversa son esprit ; on eût dit que le dévouement deLucien pesait à son cœur comme un remords… C’était un reprochecruel du passé, et Berthe ne voulait plus revenir en arrière.

Elle serra la main du sculpteur et oublia un moment son douxregard sur son front.

– Merci, Lucien, lui dit-elle, merci ; je ne doutaispas de vous, et cette nouvelle preuve n’ajoute rien à la foi quej’avais en votre amour ! Ce que vous me proposez cependant estimpossible… Je ne puis ni ne dois accepter votre offre généreuse…elle ne me sauverait pas, et elle ne nous ferait heureux ni l’un nil’autre – Aujourd’hui, vous êtes emporté par votre enthousiasmechevaleresque, et moi-même, je m’en sens profondément touchée etattendrie… mais, ce sacrifice, nous ne pourrions l’accomplirjusqu’au bout… il vaut mieux nous séparer dans toute la pureté etla douceur de nos illusions… Pour moi, Lucien, il n’y a plusd’amour, plus de bonheur, plus d’espoir même ; il n’y a plusque le regret amer et triste du passé, et la sombre et cruelleappréhension de l’avenir !… Plaignez-moi, mon ami, nousaurions pu être heureux ; c’est ma faute, sans doute. –Oh !… que de beaux rêves, cependant, et comme j’aurais aimé lavie ! – Mais, tout est fini maintenant, et après le drameterrible qui vient de se dénouer, ne croyez pas qu’il y ait pourmoi un bonheur quelconque, fût-ce même dans une petite mansarde dela rue de l’Ouest !…

Lucien ne répondit pas, mais il abandonna la main de Berthe, etquand elle s’éloigna, soutenue parMlle de Nogent, il n’eut pas le courage de laretenir davantage.

Berthe venait de briser les derniers liens qui l’attachaientencore à elle.

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