La Dame d’Auteuil

Chapitre 11LA BANQUEROUTE

C’est un étrange et triste spectacle que celui de la chute d’unemaison de commerce, surtout quand elle fut forte et son créditétendu.

Six mois après les événements que nous venons de rapporter, degrands changements étaient survenus dans la maison de l’Étiolle etcompagnie, et maintenant elle se trouvait réduite aux expédientsles plus ruineux pour faire face aux difficultés sans cesserenaissantes d’une position extrême.

Il y avait cinq mois que Michot avait disparu emportant avec luiun million deux cent mille francs, dont un million àM. de Nogent. La banqueroute serait certainement arrivéesans ce malheur : aucune des entreprises deM. de l’Étiolle n’était sérieuse et ne pouvait lesoutenir ; – mais ce déficit énorme brusqua le dénoûment.

Cependant l’industriel ne fut pas vaincu sans combattre. Iln’était plus en position de fuir, et devait retarder sa chute avectoute l’obstination du désespoir.

D’abord, il escompta son propre papier jusqu’à bout decrédit ; puis, passant à ce déplorable moyen, effort suprêmed’une confiance épuisée, il se fit souscrire une masse énorme debillets de complaisance par ses commis, par ses garçons de bureau,par ses laquais. Et ce papier, sans valeur aucune, émis au moyen deces messieurs utiles qui font la banque à cinquante pour cent, etque la loi n’atteint guère, pourtant, par cela seul qu’ils ontl’infernale adresse de ne pas inscrire en grosses lettres le motUsurier sur leur porte ; – ce papier, disons-nous, rendit à lamaison un éclat éphémère.

En saisissant adroitement son temps, M. de l’Étiolleaurait pu imiter l’exemple de son associé Michot et seretirer ; mais qu’étaient cent ou deux cent mille francs pourcet homme qui avait eu des millions dans sa caisse ?

Il espéra qu’à l’aide d’un dernier effort, il pourrait faireencore quelques dupes. Il monta une nouvelle compagnie, et,réellement, il y avait pour lui chance de succès ; sonexpérience de ces sortes d’affaires était grande ; mais ilmanqua de temps. L’époque fatale, c’est-à-dire la première échéancede ces billets, signés par des hommes de paille, arriva.Toutes les ressources étaient épuisées ; il fut obligé defuir, de fuir les mains vides.

Pendant les six dernières semaines, les protêts s’étaientsuccédé avec une rapidité effrayante. On en était venu à ne plusmême prendre note du montant des effets et de l’adresse deshuissiers. Plusieurs jugements avaient été obtenus contreM. de l’Étiolle, et des individus à mines néfastesfaisaient sentinelle aux abords de l’hôtel.

Une saisie et nombre d’oppositions avaient été pratiquées.M. de l’Étiolle n’avait point paru depuis deux jours.Cependant, tous les commis étaient à leur poste. Tous, car il n’enétait pas un qui ne fût plus ou moins créancier du patron ;pas un qui n’eût une action ou un coupon.

Ils étaient rassemblés là, mais non pour travailler.

Au temps même où leur maison était prospère, Dieu sait quelleétait la tâche de cette nuée d’employés ! Il y avait bien eudes livres autrefois ; chaque société même avait dû avoir sonjournal distinct ; mais, sauf les écritures indispensablespour rendre aux premières assemblées d’actionnaires des apparencesde comptes, tous ces beaux registres timbrés, paraphés parM. le président du tribunal de commerce, étaient aussi blancsqu’au sortir des magasins du papetier. Les opérations journalièresn’étaient inscrites que sur une sale main courante, dont leprincipal commis de M. de l’Étiolle avait seul laclef.

Les commis, donc, étaient là pour leur propre compte.

La vente devait avoir lieu le lendemain ; ils tâchaient degagner les records de vitesse. Tout leur était bon : les menusustensiles du bureau, les fournitures, tout s’enfouissait dans lesvastes poches des paletots des commis. Les garçons de bureauemportaient jusqu’aux sacoches, jusqu’aux tapis, dont ils sedisputaient les lambeaux ; ils étaient tristes, hargneux,irrités et échangeaient entre eux de longs regards chargés de haineet d’imprécation !… Ils croyaient M. de l’Étiollecaché à l’étage supérieur ; et, d’instant en instant, ilss’arrêtaient d’un commun accord et faisaient trêve à leur colère età leur indignation pour vouer leur patron à tous les démons de lavengeance !…

Mais M. de l’Étiolle n’avait garde de se trouver àl’étage supérieur ; il n’y avait là que Berthe.

Berthe, seule, morne, désespérée couvait d’un œil avide etsombre ces richesses qui allaient lui échapper pour jamais.

La jeune fille avait ignoré longtemps le précipice que luicachaient ces splendeurs empruntées ; mais, enfin, elle avaittout deviné ; son père l’avait quittée en lui ordonnant de setenir prête à partir le surlendemain, et ce surlendemain étaitvenu.

Elle attendait son père, tantôt impatiente d’en finir, comme cesgens qui brusquent les adieux pour ne pas prolonger l’angoisse dudépart ; tantôt redoutant le moment fatal, espérant un retardavec ferveur, demandant à genoux un jour de luxe encore, un jour deces jouissances, devenues besoins, pour lesquelles maintenant elleeût donné sa jeunesse et sa beauté !

Cependant M. de l’Étiolle ne vint pas !

Sachant le danger terrible qu’il aurait à courir, une fois entreles mains de la justice, il n’osait affronter ces lignes de gardesdu commerce et d’agents échelonnés aux avenues de l’hôtel, et safille restait seule au milieu de valets hostiles et insolents, sansun ami, sans un protecteur pour la soutenir dans ce terrible momentqui se préparait pour elle.

M. de Nogent s’était mis à la poursuite de Michot, etavait défendu à sa sœur de mettre les pieds chez l’industriel.

Berthe était assise sur cette même causeuse où nous l’avons vuedéjà, lors de la première visite de Lucien. Ses cheveux dénouéstombaient sur son peignoir, négligemment jeté sur sesépaules ; sa femme de chambre n’avait pas jugé à propos del’habiller, bien que le milieu du jour fût passé depuis longtemps.Sa jolie tête était appuyée sur sa main et elle poursuivait sarêverie poignante, versant de temps à autre une larme silencieuseet amère, lorsqu’il se fit un bruit comme si une troupe nombreuseenvahissait l’appartement.

Saisie d’effroi, elle se précipita vers la porte et poussa leverrou.

Des voix confuses et tumultueuses se firent entendre bientôtdans la salle voisine. Les employés, las d’attendre dans lesbureaux, s’étaient échauffés mutuellement et venaient demanderM. de l’Étiolle.

Les domestiques avaient fait leur devoir d’abord.

Mais bientôt, joignant leurs griefs, valets et commis seréunirent dans un concert de malédictions contre l’industriel.

Berthe, l’oreille collée à la serrure, écoutait plus morte quevive ; elle avait bien de tout temps suspecté la légitimité dela fortune de son père, mais ses craintes n’avaient jamais porté audelà de la ruine.

Et maintenant, là, tout près d’elle, on parlait de courd’assises, de bagne, d’infamie !

– Pour ça, monsieur ne l’aura pas volé ! disait unefemme d’une voix aigre ; tromper une pauvre jeunepersonne ! car il m’a fait prendre un de ses chiffons.

– Moi aussi ! que ça n’a pas de nom ! appuyait lecordon bleu.

– Moi aussi ! moi aussi ! disait toutel’assistance en masse.

– Ruiner un père de famille ! reprenait un vieuxcommis aux écritures.

– Casser bras et jambes à un jeune homme quicommence ! grondait un expéditionnaire.

– Et nos gages ! criaient les domestiques.

– Et nos appointements ! criaient les commis.

– Et les billets qu’il nous a fait souscrire !

– Le scélérat !

– Le brigand !

Et tous, exaspérés par leurs propres criailleries, se ruèrentvers la porte de Berthe.

– Fermée ! s’écria le plus avancé.

– Il y est ! s’écrièrent les autres.

Un obstacle de cette nature ne pouvait les arrêter dans unpareil moment ; à l’aide de la barre de fer du foyer, la portefut soulevée, et la foule furieuse fit irruption dans la chambre deBerthe.

Cependant leur fureur ne devait pas aller plus loin, et quelleque fût leur impatience et leur colère, tous s’arrêtèrent à la vuede la pauvre fille à genoux devant le seuil, pâle, les yeux égarés,près de succomber à son angoisse.

Plus d’un, peut-être, jeta un regard d’envie sur les magnifiquestentures, sur tous ces riens achetés au poids de l’or quiencombraient la cheminée et la console ; mais la majoritél’emporta.

Quelques-uns même murmurèrent des paroles d’excuse et decommisération.

Toutefois, le coup était porté ; Berthe venait d’apprendreà la fois le danger que courait son père et la vente dulendemain.

Le lendemain elle n’aurait plus d’asile.

C’est alors qu’elle se prit à regretter sa vie pauvre maistranquille d’autrefois. C’est alors surtout que le souvenir deLucien traversa son esprit comme un reproche, comme une menaceaccomplie. Lui seul l’avait aimée en ce monde ; elle l’avaittrompé, honni, insulté.

Le lendemain, dès le jour, Berthe fit ses préparatifs de départ.Elle sentait qu’elle serait morte parmi ces formalités devente ; et cependant, elle ne savait où porter ses pas.

La femme de chambre entra et lui dit que les huissiers étaienten bas. Berthe se leva par un premier mouvement, puis elle retombaet couvrit sa figure de ses mains.

Au même instant, elle se sentit baiser au front.

Mlle de Nogent était dans ses bras.

Émilie ignorait la détresse de son amie. Un billet d’uneécriture inconnue lui était parvenu le matin même. On lui disait dese mettre en route sur l’heure, si elle aimaitMlle de l’Étiolle.

– Chère Berthe ! ditMlle de Nogent, vous pensez si je suisaccourue ; et maintenant dites-moi vite ce qui vousarrive.

Berthe l’attira vers une fenêtre, et lui montra d’un gesteviolent la cour de l’hôtel qui se remplissait d’une fouleimmense.

– Oui, commença Émilie, j’ai vu tout cela, que veutdire ?…

– Vous êtes chez la fille d’un banqueroutier, mademoiselle,interrompit amèrement Berthe.

– Un banqueroutier !

– Ces gens attendent la vente. Ils m’attendent peut-êtrepour m’insulter, pour me frapper au passage. Et ils en ont ledroit, car on les a dépouillés !

À ce moment, quelques femmes, parmi celles qui étaient dans lacour, aperçurent les deux jeunes filles à la fenêtre et montrèrentle poing avec menace.

– Vous le voyez, dit Berthe en fondant en larmes. Etpourtant il faut partir !… et j’ignore où est mon père !Oh ! je suis bien malheureuse !

Mlle de Nogent baissa la tête en silence.M. de l’Étiolle avait ruiné son frère : Aymard nelui pardonnerait pas d’avoir recueilli chez lui la fille de cethomme.

– Mais, dit-elle, au bout de quelques instants, on ne peutvous chasser.

– Me chasser ! le sais-je !… Oh ! non, je nepuis rester, Émilie. Je souffre ici… j’ai peur…

– Venez donc, dit Mlle de Nogent, quise détermina sur-le-champ à tout braver, venez !

– Oh ! merci ! merci ! s’écria Berthe enjoignant les mains.

Et se couvrant à la hâte les épaules d’un manteau, elle sedirigea vers la porte.

Dans l’escalier, elles rencontrèrent la cohorte d’exécution quimontait au premier étage.

Berthe essuya une larme et pressa le pas.

Quand elles arrivèrent sur le perron, un grand cri se fit dansla foule.

– La voilà ! la voilà ! criait-on de toutesparts.

Berthe se sentait défaillir ; la voiture deMlle de Nogent l’attendait au dehors. Et pourparvenir jusque-là, il faudrait traverser cette foule menaçante etfurieuse.

Il y avait là force créanciers de M. de l’Étiolle, lesfournisseurs, les marchands du quartier qui, alléchés par sonopulence apparente, lui avaient toujours fait crédit sans compter.Tous criaient au vol, et les femmes, impitoyables dans cescirconstances, parlaient déjà de faire justice du père sur lafille.

C’était une véritable émeute.

Berthe, dans sa précipitation, s’était couverte d’un magnifiquemanteau de satin ; des plumes ondoyaient gracieusement sur sonchapeau de velours. Cette élégante toilette, qui semblait un défiaudacieux jeté à cette masse de gens dépouillés, redoublait leurfureur.

Cinq ou six femmes se mirent à monter les marches du perron.

Mais au moment où peut-être un malheur allait arriver, oùBerthe, seule et sans défense, allait se trouver en butte auxinjures de toutes ces femmes que la colère aveuglait, un homme seprécipita en avant, et vint se placer aux côtés de la fille deDanglade.

Berthe tressaillit en voyant un homme accourir et laprotéger.

Elle se retourna et reconnut son défenseur.

– Lucien ! dit-elle en tombant dans ses bras.

Mlle de Nogent n’avait jamais vu l’artiste,qu’elle aimait pourtant d’un de ces amours romanesques qui germentparfois, on ne sait comment, dans le cœur des jeunes filles.

Elle le regarda d’un œil avide.

En ce moment de pardon sublime et de péril imminent, il étaitbeau comme un Dieu sauveur.

– Ah ! tu portes du satin ! disaient lesmégères.

– Et du velours !

– Et des plumes !

Lucien, nous l’avons dit, était d’une force physiqueprodigieuse, il plaça Mlle de l’Étiolle sur unde ses bras et commença à descendre le perron.

Les femmes, étonnées d’abord, le laissèrent passer enmurmurant ; mais quand il fut parvenu au milieu de la cour, leflot se resserra subitement autour de lui, un cri général s’éleva,et cette fois la menace se faisait redoutable etsanglante !

Lucien sentit la jeune fille s’affaisser sous son bras ;lui-même trembla de tous ses membres. Il eut peur de faiblir ;mais au même instant, faisant un violent effort, il fendit lapresse avec le bras qu’il avait de libre, rejetant à droite et àgauche tout ce qui s’opposait à son passage, et parvint jusqu’à laporte de la rue.

Là, le danger devenait plus grand ; tandis qu’il monterait,le flux exaspéré pouvait se ruer sur l’équipage et le mettre enpièces. Il déposa Berthe demi-évanouie entre les mains des valetsde Mlle de Nogent, et, faisant tout à coupvolte-face, il s’élança au-devant de la foule qui déjà débordait larue.

Tous ces gens, lâches pour la plupart, et qui venaientd’éprouver la vigueur singulière du jeune homme, reculèrenteffrayés. Lucien les refoula ainsi jusqu’à dix pas du seuil, etavant qu’ils pussent deviner son dessein, il repassa le portail etle referma brusquement derrière lui ; puis il monta rapidementdans l’équipage et fit partir au galop, non sans avoir lasatisfaction de voir de loin la force publique se hâter d’accourirvers le champ de bataille.

 

En quittant Auteuil, Lucien était rentré dans Paris, il s’étaitremis au travail avec une ardeur fébrile, cherchant à oublier dansles rudes labeurs de l’ambition et de la gloire les tourments d’unamour insensé.

Malheureusement, il avait beau faire ; l’amour de Bertheavait jeté de trop profondes racines dans son cœur ; il vitbientôt qu’il ne parviendrait jamais à l’oublier.

Alors il résolut de s’expatrier ; il avait toujours eu levif désir de visiter l’Italie. Il avait peu d’argent, mais il luisuffisait de mettre le pied sur le sol italien ; là, plus dediligence, le bâton et la besace du pèlerin… une hospitalité peucoûteuse, et le soleil pour rien !…

Le jour où ce projet lui traversa l’esprit, il arrêta sa placepour Marseille.

Quelques jours après, il était dans la cour des Messageries,attendant le départ de la voiture, lorsque M. de Nogent,pâle, effaré, s’adressant à lui sans le reconnaître, lui demanda,comme au premier venu, le bureau de la diligence de Belgique.

Lucien lui indiqua ce qu’il demandait et le suivit.

M. de Nogent ne fit qu’un bond jusqu’au bureau, etrequit un employé de lui fournir la liste des voyageurs partis pourla Belgique.

À peine eut-il jeté un regard sur la feuille qu’il s’élança audehors en s’écriant :

– Je le tiens !

Lucien se trouvait encore sur son passage. Il le reconnut cettefois, et ravi de trouver à qui parler, il saisit son bras et luiraconta tout d’un trait la friponnerie de Michot et la rupture deson mariage avec Berthe.

Dans sa colère, il ne ménagea pas M. de l’Étiolle, etpronostiqua la banqueroute prochaine. Puis, quittant l’artistecomme il l’avait abordé, il s’en fut toujours courant s’installerdans la malle-poste de Bruxelles.

Lucien, au contraire, fit immédiatement décharger ses bagages. –Il ne voulait plus partir. Berthe était menacée d’un malheur :il devait être là pour la protéger.

En effet, depuis lors, il s’informa soigneusement de tout ce quise passait chez M. de l’Étiolle ; il assista, pourainsi dire, à toutes les phases de la décadence de cette maison.Les derniers jours surtout, on aurait pu le prendre pour un gardedu commerce, tant ses stations étaient longues et fréquentes auxenvirons de l’hôtel.

La veille, impatient de tout connaître, il avait été demanderM. de l’Étiolle jusque dans les bureaux.

À la nouvelle de son absence, frappé de l’abandon de Berthe, ilavait écrit un mot sans signature àMlle de Nogent, qui répondit tout de suite àson appel.

Une fois en sûreté, dans la voiture, Berthe fut quelque temps àreprendre ses sens ; Lucien la regardait avec unecommisération mêlée d’amour, etMlle de Nogent, partagée entre la pitié, ladouleur et le plaisir.

Elle voyait enfin Lucien, qui occupait depuis si longtemps sapensée.

Il était beau, brave, généreux. Il était au-dessus de son rêve.– Un moment, la noble demoiselle envia le sort de la fille dubanqueroutier ; Lucien l’aimait, elle : un tel bonheurpouvait-il se payer trop cher ?

Lucien rompit le premier le silence ; et s’adressant àMlle de Nogent :

– Je vous remercie d’être venue, dit-il.

Émilie leva sur lui son grand œil bleu, qu’elle baissaaussitôt.

– Oui, continua Lucien, il y avait longtemps que jecomptais sur vous, mademoiselle. En vous demandant un asile pourMlle de l’Étiolle, j’étais sûr del’obtenir.

– Quoi ! c’est vous ! dit Émilie étonnée.

C’était encore une nouvelle preuve de cet amour que le jeuneartiste avait voué à Berthe, et Émilie sentit son cœur seserrer.

Berthe, incapable de parler, pressa la main de Lucien entre sesmains jointes, et leva les yeux au ciel.

Lucien reprit, en s’adressant toujours àMlle de Nogent :

– Mlle de l’Étiolle a-t-elle faitchoix d’une retraite ?

– Berthe n’a-t-elle pas sa chambre à l’hôtel deNogent ?

– Non, dit vivement Lucien, M. de l’Étiolle nedoit pas habiter la maison de monsieur votre frère, vous lesavez…

– Mais… seule ?… objecta Émilie.

– Je veillerai sur elle.

Lucien prononça ces mots avec une sorte d’emphase. Émilie leplaçait trop haut pour ne pas donner à ses paroles le sens le pluslouable.

Nous aurions bien mal réussi dans notre esquisse de ce caractèrepassionné, faible à force d’énergie, mais singulièrement honnête,si le lecteur pouvait lui suggérer une arrière-pensée.

Mlle de Nogent n’avait rien àrépondre ; cependant un doute, qu’elle ne savait commentexprimer, se lisait sur sa physionomie… Lucien voulut leprévenir.

– Je suis débiteur de M. de l’Étiolle, dit-ilavec simplicité ; je me trouve maintenant en mesure dem’acquitter. Mademoiselle ne manquera de rien.

Cette fois, Émilie devina le généreux mensonge.

Berthe souleva péniblement sa tête et murmura :

– Merci, Lucien, merci !…

– Chut, dit l’artiste, en se penchant à son oreille, chèreBerthe ! que je bénis cette pauvreté qui vous rend àmoi !

La jeune fille avait essayé de sourire, mais, à ce mot depauvreté, un tressaillement fiévreux agita tous ses membres.

Elle avança la main comme pour repousser une vision funeste, etse laissa retomber pesamment au fond de la voiture.

– Pauvre Berthe ! ditMlle de Nogent, elle est bienmalheureuse !

Mais Lucien, lui aussi, n’entendait pas : il venait d’avoirsa vision.

Il s’était souvenu de l’étrange fureur excitée en lui par cesparoles du comte :

– Je vous l’aurais payée trois mille écus. Et maintenant,comme alors, il se répétait, torturé par un doutepoignant :

Pour de l’or ! pour de l’or !…

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