La Dame d’Auteuil

Chapitre 10E. N.

Michot eut un moment de terreur.

Quel était cet homme ? Que lui voulait-il ? Comment etpour quel motif s’était-il introduit à cette heure dans la demeurede M. de l’Étiolle ?

Il crut d’abord que ce pouvait être un voleur, et cette penséele rassura.

Mais, en l’examinant de plus près, en détaillant le costume dontil était revêtu, Michot vit bien qu’il avait affaire à un homme aumoins d’apparence honnête, et toutes ses appréhensions luirevinrent en foule.

Michot était poltron, mais audacieux ; et, quoiqu’il eûtpeur, il trouva cependant la force de soutenir le regard de soninconnu.

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il avec unaccent d’autorité.

– Je m’appelle Lucien, répondit le sculpteur.

– Et que venez-vous faire ici, à cette heure ?…

– M. de l’Étiolle a eu la bonté de m’inviter à sasoirée ; je me suis attardé dans le parc je demeure,d’ailleurs, dans les environs, et je retourne chez moi.

Pendant qu’il parlait ainsi, Lucien examinait, de son côté,Michot avec la plus profonde attention.

Il ne l’avait jamais vu ; il savait seulement qu’il étaitassocié de M. de l’Étiolle ; il connaissait unepartie de ses projets, et il voulait chercher encore sur les traitsde cet homme une raison de douter de ce qu’il avait entendu.

Cependant Michot soutenait cet examen avec peine ; il avaitle pressentiment d’un danger.

– Pardon, alors, de toutes ces questions, reprit-il aprèsquelques secondes d’hésitation, mais votre brusque apparitionm’avait fait croire… Je suis heureux de m’être trompé ; et, sivous le désirez, je vous remettrai dans votre chemin.

– Volontiers, fit Lucien.

– Vous demeurez près d’ici ?

– À deux pas.

– Vous ne venez pas, cependant, d’habitude chezM. de l’Étiolle ?

– C’est la première nuit que j’y passe.

– Aussi l’avez-vous prolongée le plus possible.

– Comme vous dites.

Michot se prit à rire ; le ton brusque de Lucien luiplaisait.

Ils marchaient, maintenant, l’un à côté de l’autre, dans l’alléeprincipale qui mène à la grille du parc, et ils causaient comme devieux amis.

– Y a-t-il longtemps que vous connaissezM. de l’Étiolle ? demanda Michot en arrivant près dela grille.

– Deux années au plus, répondit Lucien.

– Deux années !…

Michot devint pensif.

– Cependant, poursuivit-il à voix lente, il n’y a pas deuxans que M. de l’Étiolle habite Paris.

– Pardonnez-moi, objecta Lucien.

– Je veux dire la Chaussée-d’Antin.

– Aussi, n’est-ce point là que je l’ai connu.

– Et où donc ?

– Dans la rue de l’Ouest.

Michot eut un frisson, et se retourna vivement vers soninterlocuteur.

Lucien continua.

– M. de l’Étiolle s’appelait à cette époqueM. Danglade.

– Voyez-vous cela !

– Et il n’était pas riche.

– Ceci est étrange !

– Et je me rappelle l’avoir vu souvent alors s’asseoir avecMlle Berthe à la table de nos modestes restaurantsd’artistes.

Michot s’était arrêté ; il frappa familièrement surl’épaule de Lucien.

– Savez-vous, mon jeune ami, dit-il, d’un air qui voulaitêtre ironique, que vous savez bien des choses.

– N’est-ce pas !

– C’est dangereux, cela.

– Bah ! j’en sais bien d’autres.

– Sur M. de l’Étiolle ?

– Sur son associé !

Michot fit un pas en arrière, tandis que Lucien souriait enhaussant les épaules.

– Sur son associé, mais c’est moi, fit Michot en se plaçantsur la défensive.

– Précisément.

– Et vous me connaissez ?

– Depuis un quart d’heure.

– Et vous savez ?…

– Je sais que vous voulez dépouillerM. de Nogent, et passer en Belgique après l’avoirvolé.

– Diable ! voilà des gros mots.

– Ils ont le mérite de bien exprimer une pensée, repartitLucien.

– Et que comptez-vous faire en cettecirconstance ?

– Oh ! presque rien.

– Mais encore ?

– Prévenir tout simplement M. de Nogent.

– Il ne vous croira pas.

– C’est mon ami.

– Vous jouez un jeu terrible, monsieur Lucien.

– Qu’importe, si je gagne ?

– Oui, mais si vous perdez ?

– J’aurai du moins rempli mon devoir d’honnête homme etd’ami dévoué.

– Cela coûte cher, quelquefois.

– Vous croyez ?

– Supposez, en effet, que vous ayez affaire à un homme bienrésolu, qui ne s’effraye pas facilement.

– Eh bien ?

– Eh bien ! la nuit porte conseil, monsieurLucien ; on ne songe pas toujours à tout, et peut-êtrearriveriez-vous à penser, demain matin, qu’il est plus prudent dene pas tant s’occuper des affaires des autres.

– Vous voulez m’intimider.

– À Dieu ne plaise !

– Comme vous voudrez, monsieur ; mais ce que je vousai dit est parfaitement arrêté ; vous êtes un fripon éméritequi voulez abuser de la confiance et de l’amour de mon meilleurami, et je vous déclare que demain matin, M. de Nogentsera instruit de vos projets.

– Est-ce votre dernier mot ? fit Michot.

– Vous le verrez bien, répondit Lucien en s’éloignant sansdaigner même saluer son interlocuteur.

Michot le regarda partir en secouant la tête ; puis fermantla grille du parc, il se hâta de rentrer.

– Ma foi, se dit-il en montant à son appartement, ce seratant pis pour lui… mais il ne faut pas qu’il parle demain matin àM. de Nogent.

Michot était homme à tenir parole ; aussi dès les premièreslueurs du jour, Lucien fut trouvé assassiné à quelques pas de saporte.

Il n’était pas mort cependant : le poignard dont on l’avaitfrappé avait heureusement glissé sur une des côtes, et l’assassins’était enfui sans se donner le temps d’achever sa victime.

Le jeune sculpteur n’en valait guère mieux.

Il avait passé une partie de la nuit sur la terre humide etfroide ; quand on le releva, il était sans connaissance ;son sang s’échappait avec abondance de sa blessure, et pendant lespremiers jours, les médecins désespérèrent de le sauver.

Cet assassinat fit grand bruit dans la commune d’Auteuil ;le parquet s’émut, on rechercha avec un grand zèle l’auteurmystérieux du crime : mais Lucien n’avait pu encore parler, eten l’absence de renseignements positifs, on se vit obligé desuspendre provisoirement toute poursuite.

Un mois se passa de la sorte, un mois pendant lequel aucunindice ne vint mettre la justice sur la trace du coupable.

Lucien avait été interrogé, mais les réponses qu’il fit à cetteoccasion étaient si peu précises, il mit tant d’hésitation, tant derépugnance même à donner les explications qui lui étaientdemandées, que l’affaire en resta là.

Lucien parut satisfait de ce résultat.

L’appartement qu’il occupait se composait de deux pièces, dontl’une lui servait d’atelier et l’autre de chambre à coucher.

Une vieille femme du nom de Marthe lui tenait lieu dedomestique, et c’était elle qui, depuis le crime, l’avait veillétoutes les nuits, sans jamais quitter son chevet.

Depuis quelques jours, Lucien souffrait beaucoup moins ; ilcommençait à se lever ; encore une semaine à peine et ildevait être complètement rétabli.

Un soir, il se trouvait assis près de la fenêtre ouverte, et sonregard semblait s’oublier dans la contemplation d’un ciel splendidequi allumait ses mille étoiles au-dessus de son front.

Il était seul… une amertume sans nom, une mélancolie sans butemplissaient son cœur, et par instant, sans qu’il eût pu direpourquoi, ses yeux se mouillaient de larmes douces et tristes à lafois.

Quelqu’un manquait là : sa souffrance n’avait pas éveilléle seul écho qui l’eût consolé.

Il se leva et appela Marthe qui accourut toute effarée.

– Qu’avez-vous, monsieur Lucien ? fit la vieille femmequi croyait déjà à un accident.

– Rien, Marthe, répondit Lucien ; c’est unefantaisie.

– À la bonne heure.

– Une idée de malade.

– Parlez.

– Assieds-toi là, près de moi… et réponds sans détour, avecfranchise, à toutes mes questions.

– Jésus Dieu ! quelle solennité ! fit Marthe touten s’asseyant.

Lucien lui prit alors les mains, et se plaça à ses côtés.

– Écoute, lui dit-il avec une émotion indicible ; tum’es dévouée, n’est-ce pas, ma bonne Marthe ?

– En doutez-vous ?

– Je n’en doute pas, et cependant, il me semble que tu metrompes.

– Moi !

– Soit que les médecins t’aient défendu de n’en rien dire,soit que d’autres personnes même aient cru devoir t’imposer silenceà ce sujet, tu ne m’as pas toujours dit la vérité.

– Et pourquoi cela ?

– Je ne sais.

– Croyez-vous que vos jours soient en danger ?

– Ce n’est pas de cela que je veux parler.

– Et de quoi donc ?

Lucien se tut un moment comme s’il eût hésité à continuer, puisil reprit presque aussitôt :

– Voilà un mois que je suis retenu ici, dit-il à Marthe, etil n’est pas possible qu’il ne soit venu personne pour me voir.

– Je vous ai fait connaître les noms de tous vos amis,objecta Marthe.

– Mais je ne connais pas que des hommes.

Marthe parut réfléchir à son tour.

– Une femme ! dit-elle, avec un fin sourire.

– Berthe… ajouta Lucien avec un cri.

– Elle ne m’a pas dit son nom.

– Mais elle est venue.

– Oui.

– Souvent.

– Tous les jours.

Lucien baisa avec transport les mains de la vieille :

– Oh ! je le savais bien, s’écria-t-il, je le savaisbien qu’elle ne pouvait m’avoir oublié à ce point… Pauvre Berthe…Oh ! elle à souffert, elle aussi ; elle m’aime !… iln’a fallu rien moins que cette catastrophe pour la rappeler aupassé, à l’amour… Ah ! merci, Marthe, merci.

Lucien ne se possédait plus, il était fou de bonheur, il avaitdéjà pardonné à Berthe, il était si disposé à la confiance, ilavait été si malheureux de tous les doutes mauvais dont il avaitété assailli : cette assurance qu’on venait de lui donner lepayait au centuple de toutes les souffrances passées.

– Et tu me l’avais caché !… dit-il à Marthe d’un tonde reproche.

– Dame ! repartit la vieille femme, on m’avait tantrecommandé de n’en rien dire.

– Elle craignait quelque indiscrétion.

– C’est probable, monsieur Lucien, car elle ne venait iciqu’en voiture de place, les stores baissés, et quoique je l’aie vuerégulièrement tous les jours, il me serait bien difficile encore dedire si elle est jeune ou vieille.

– Comment cela.

– Elle n’a jamais levé son voile.

– Mais elle te parlait ?

– Beaucoup.

– Et il y a quelques jours déjà qu’elle ne vientplus ?

– Une semaine à peu près… et même ce jour-là, la pauvrechère enfant a voulu me faire présent d’une bourse dans laquelle iln’y avait pas moins de dix louis d’or…

– Et tu l’as acceptée ?

– Il l’a bien fallu.

– Et tu l’as encore peut-être ?

– La voici…

Lucien s’empara avec avidité de la bourse que lui tendaitMarthe.

Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu’il poussa un cri et selaissa tomber sans forces sur son fauteuil.

Cette bourse était marquée aux chiffres E. N !

Ce n’était pas Berthe qui était venue !…

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