La Dame d’Auteuil

Chapitre 3L’AMOUR DE BERTHE

Il pouvait être huit heures. Il faisait une de ces merveilleusessoirées qui semblent faites exprès pour la mélancolie etl’amour.

Je ne sais quel prétexte avait pris Lucien pour pénétrer auprèsde Berthe, mais il y avait déjà plus d’une demi-heure qu’il étaitassis à ses côtés, à deux pas de la fenêtre ouverte ; tousdeux plongeaient leurs regards dans les profondeurs pleines d’ombredu Luxembourg.

Ils parlaient peu ; – Lucien était ému ; Bertheparaissait soucieuse.

Le jeune sculpteur avait mille choses à dire, et il n’osait endire aucune.

Il craignait d’interroger la jeune fille, et cependant, ilsentait qu’il ne pouvait vivre avec les soupçons étrangesqu’avaient éveillés en lui les bruits qui couraient surM. Danglade.

Quant à Berthe, elle prêtait une oreille distraite aux bruitsharmonieux qui montaient du dehors, et elle laissait errer son âmeet son regard vers les régions inconnues que le ciel des nuitsétoilées ouvre à la rêverie.

Elle était belle ainsi.

Sa taille, jeune et forte, se dessinait avec souplesse dans soncorsage blanc ; son front éclatait de pureté, sous le blonddiadème de son opulente chevelure ; elle avait toutes lesextrémités d’une finesse exquise ; ses lèvres roses laissaientvoir, en s’entr’ouvrant, une double rangée de dentséblouissantes.

C’était un ensemble de perfections qui défiait l’analyse.

Lucien ne se lassait pas de l’admirer, et Berthe le laissaitfaire.

Qui sait !

La coquette enfant était peut-être, au fond du cœur, plusflattée de l’admiration du sculpteur que touchée de l’amour dupoëte.

Lucien se rapprocha et lui prit la main.

La jeune fille tressaillit.

Sa rêverie l’avait emportée un moment vers les mondesimpossibles ; l’étreinte du sculpteur la ramenait, brutalementet sans transition, vers celui des réalités cruelles.

Elle soupira.

– Berthe, dit Lucien d’une voix timide, et dont letremblement témoignait d’une émotion profonde, j’ai une prière àvous adresser.

– À moi ? fit la jeune fille.

– À vous, insista Lucien.

Berthe sourit.

– Eh bien ! qui vous arrête ? dit-elle aussitôtavec une certaine vivacité.

– Je n’ose pas.

– Vous avez peur ?

– Voyez…

Et en parlant ainsi, Lucien mit sa main glacée dans celle de lajeune fille.

Cette dernière eut un frisson nerveux à ce contact.

– Voilà qui est étrange, vous en conviendrez, dit-elle aujeune homme ; est-ce donc moi qui vous fais peur ?

– Peut-être.

– Au moins, n’en êtes-vous pas certain ?

– Je ne sais…

– Mais expliquez-vous, alors… car pour peu que cela dure,je sens que votre épouvante pourrait bien finir par me gagner.

L’enjouement de Berthe produisit un pénible effet sur Lucien,une ombre de tristesse passa sur son front, et son regard semblaadresser un muet reproche à la jeune fille.

– Ce que j’ai à vous dire est grave, reprit-ilaussitôt ; il s’agit de mon bonheur, Berthe, du vôtre aussi,peut-être ; j’ai hésité longtemps à vous parler, maisaujourd’hui il le faut, et, je vous en prie, si quelque chose dansmes paroles allait vous blesser, n’accusez que mon amour, et nem’en veuillez pas pour l’intérêt que je porte à tout ce qui voustouche.

Berthe avait d’abord écouté avec un étonnementindifférent ; mais à mesure que Lucien parlait, cet étonnementse changeait en curiosité, et quand le sculpteur eut fini, elle luijeta un regard singulier, dont il chercha vainement à s’expliquerla portée réelle.

– Des choses graves ?… dit-elle avec un fond deraillerie qu’elle ne cherchait pas même à dissimuler ; monbonheur ?… le vôtre ?… en vérité, vous m’effrayez ;hâtez-vous donc de me dire ce dont il s’agit, car maintenant votresilence me laisserait une inquiétude que rien ne pourraitcalmer.

Lucien était fort embarrassé ; il avait cherché cetentretien, il l’avait fait naître ; pour rien au monde, il n’yeût renoncé, et cependant, le sujet qu’il avait à traiter ne luisemblait pas exempt de danger ; déjà, il ne savait pluscomment s’y prendre pour interroger Berthe, sans lui donner lesoupçon de ce qui se disait en dehors sur le compte de sonpère.

– Écoutez ? moi, Berthe, dit-il d’un accent ému, voussavez si je vous aime ! pour vous, je donnerais et ma vie etmon sang, et cette gloire folle que j’ambitionne, et que je ne puisplus acquérir désormais que par votre amour ; vous savez aussique ma seule pensée est de faire de vous la compagne aimée de mavie ; près de vous, je travaillerai, je deviendrai grand, etje mettrai tous mes soins, tout mon bonheur à vous rendre la vieheureuse et douce.

– Je sais tout cela, fit Berthe, vous me l’avez déjà dit,Lucien, et je ne comprends pas…

– Tenez, Berthe, repartit le jeune homme, avec une sorted’explosion, je suis bien malheureux !…

– Vous ?

– Depuis quelques jours, surtout !

– Et pourquoi cela ?

– Pourquoi !… Ah ! parce qu’il m’est venu unepensée horrible à l’esprit, et que je me demande, avec effroi, sivotre père consentira jamais à notre union.

– Qui peut vous en faire douter ? fit Berthe, enfixant sur lui un regard sans trouble.

– Tout ! répondit Lucien.

– Mais encore ?…

Lucien s’était levé, il se promenait à grands pas à travers lachambre.

Les questions se pressaient sur ses lèvres ; vingt fois ils’arrêta indécis, cherchant à tourner la difficulté et n’y pouvantréussir.

Enfin il vint se placer à quelques pas de Berthe, et reprit,après un long silence.

– Depuis quelques jours, dit-il, il se passe d’étrangeschoses dans l’hôtel que nous habitons…

– De quelles choses voulez-vous parler ? interrompitla jeune fille.

– La rue de l’Ouest est le quartier de Paris qui ressemblele plus à une petite ville de province, poursuivit Lucien ;tout le monde se connaît, et il est bien difficile d’y cacher sonexistence pendant longtemps.

– Mais qui donc se cache ?

– M. Danglade.

– Mon père !

– On le dit du moins.

– Et pour quels motifs ?

– Voilà ce qu’on ignore.

– Et ce que vous voudriez savoir, n’est-ce pas ?

– Au moment où je songeais à demander votre main àM. Danglade, je me suis trouvé arrêté par une objection.

– Laquelle ?

– Berthe, depuis que je demeure à deux pas de vous, il nem’est pas encore arrivé, une seule fois, de rencontrerM. Danglade.

– Eh bien !…

– Eh bien !… cela est au moins étrange.

– Mon père a une existence bien occupée, Lucien ;c’est pour moi qu’il travaille ; je l’ai souvent engagé à seménager, je l’ai prié de me laisser travailler moi-même ; ilm’a toujours refusée…

– Je comprends ce dévouement, cette abnégation, cetteardeur au travail, de la part d’un père qui veut éloigner de sonenfant de tristes préoccupations ; mais, s’il en est ainsi, sic’est bien là le sentiment auquel il obéit, pourquoi, à ce que l’onassure, l’a-t-on souvent rencontré, dans d’autres quartiers deParis, vêtu avec luxe et vivant avec faste ? Il y a là unmystère…

Pendant que Lucien parlait, Berthe était devenue pensive ;son front s’était baissé, son regard s’attachait maintenant auparquet avec une singulière fixité, son sein se soulevait avecprécipitation : elle était vivement agitée.

Lucien craignit de l’avoir offensée. – Douter de son père,c’était presque douter d’elle-même, et l’amour n’est pas une excusesuffisante à une pareille faute.

Cependant Berthe releva bientôt la tête et arrêta sur le jeunesculpteur un regard où ce dernier fut tout étonné de ne voirbriller que de la satisfaction.

– Ce que vous venez de me dire ne me surprend pas,dit-elle ; ces remarques, je les avais faites déjà… il y a, eneffet, un mystère dans la vie de mon père ; mais quelest-il ?… Mon père est simple et bon ; toute sa vie n’aété qu’un long dévouement pour sa fille, et je me suis demandé biendes fois s’il ne cherchait pas, en secret, à réédifier la fortunequ’il a perdue, pour ne me laisser que la joie du succès… Mon pèreest l’homme des calculs généreux ; il se cache pour faire uneaction héroïque, comme s’il s’agissait d’un crime.

– Ainsi, dit Lucien avec un pénible effort, à l’heure qu’ilest, votre père est riche peut-être ?

– Qui sait !

– Mais cette fortune, Berthe, ne craignez-vous pas qu’ellesoit pour nous une cause de malheur ?

– Comment ?

– Si elle devait nous séparer à jamais.

– Y pensez-vous ?

– Je ne pense qu’à cela.

– Me préféreriez-vous pauvre ?

– Peut-être.

– Singulière manière de m’aimer !

Lucien ne répondit pas.

Plus il avançait dans cette conversation, plus son cœur setrouvait froissé… Une vague terreur l’enveloppait peu à peu ;il n’osait plus interroger l’amour de Berthe, il craignait que sonambition seule lui répondît.

Cependant, le ciel s’était assombri… de lourds nuages noirspassaient dans l’air ; un vent d’orage courbait les arbres duLuxembourg, quelques larges gouttes de pluie commençaient à tomberavec un bruit sec sur le pavé.

Berthe alla fermer la fenêtre, et Lucien se disposa à seretirer.

– Vous partez ? dit la jeune fille en se retournantvers lui avec un doux sourire.

– Votre père ne doit pas tarder à rentrer.

– Vous m’en voulez, je gage.

– Moi ! fit Lucien dont le cœur se gonfla.

Berthe lui tendit la main.

– Vous êtes un enfant, Lucien, lui dit-elle ; vous mecroyez oublieuse, légère, ambitieuse peut-être, et vous ne vousrappelez jamais que j’ai toujours vécu seule, et presqueabandonnée… Ayez foi en l’avenir, mon ami, et croyez bien que,pauvre ou riche, je serai toujours la Berthe que vous aimez.

– Et qui m’aime ! n’est-ce pas, ajouta Lucien enbaisant avec transport la main qu’on lui tendait.

– Et qui vous aime ! répondit Berthe avec une mouecharmante, où il y avait peut-être plus de coquetterie qued’amour.

Lucien s’éloigna, fou de joie.

Il avait le ciel dans le cœur.

Cependant, malgré le bonheur dont le souvenir des dernièresparoles de Berthe avait rempli sa nuit, dès le lendemain matin ilse mit en quête de nouveaux renseignements sur le compte deM. Danglade. Il voulait avoir une bonne fois le cœur net detous ses soupçons, et, moyennant une récompense honnête, il obtintdu concierge de l’hôtel la promesse qu’on le tiendrait au courantde tout ce qui surviendrait.

Quelques semaines se passèrent dans l’expectative la pluspoignante pour Lucien, et il désespérait déjà d’éclaircir lemystère, quand des événements inattendus vinrent tout à coupprécipiter le dénoûment.

Un jour, M. Danglade était rentré de meilleure heure que decoutume, et, en passant devant la loge, il s’y arrêta.

Sa figure était défaite, une certaine pâleur mate était répanduesur ses joues.

Il demanda, presque en balbutiant, si personne n’était venu ledemander, et, sur la réponse négative du concierge, il recommandade dire à tout étranger qui se présenterait pour le voir qu’il n’yétait pas, et qu’on ne pouvait préciser l’heure habituelle de sonretour.

Lucien, à qui ce détail fut raconté, épia, dès ce moment, uneoccasion favorable pour parler à M. Danglade.

Mais il avait compté sans M. Michot !

En effet, à cette époque, un homme se présenta rue de l’Ouest,qui demanda M. Danglade tous les jours avec une singulièrepersistance. Il attendait, longtemps assis dans la loge, et, unefois sorti dans la rue, il faisait encore faction durant des heuresentières.

Le portier avertit M. Danglade.

Celui-ci, au signalement de l’inconnu, parut se troubler, etsortit aussitôt, en priant de l’éconduire tout à fait. Mais lachose était difficile. L’inconnu, qui avait refusé de dire son nom,ne quittait presque plus la voie publique ; si bien queM. Danglade ne vit pas d’autre moyen, pour se soustraire àcette persistance, que de donner congé et de changer dedomicile.

Malheureusement, il n’eut pas le temps de mettre son projet àexécution.

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