La Dame d’Auteuil

Chapitre 7RENCONTRE (suite)

Cependant Lucien regardait fixement Berthe, et semblait attendrel’explication de cette énigme.

Quand les domestiques se furent éloignés, et qu’elle se vitseule avec Lucien, Berthe se leva.

Son visage exprimait en ce moment une joie mêlée de crainte, etson regard à demi voilé n’osait encore s’arrêter sur le jeunesculpteur.

Quant à ce dernier, tout ce qui venait de se passer était pourlui comme un rêve. Il avait suivi la voiture à travers lesboulevards, parce qu’il avait cru y reconnaître Berthe, et avaitfranchi le seuil du salon, sans se demander précisément où ilallait, ni ce qu’il allait faire.

Il avait cru reconnaître Berthe, et cela lui suffisait.

Mais quand il eut vu Berthe, belle, calme et froide, quand ileut entendu le son aimé de sa voix, quand il ne put plus enfindouter de la réalité de sa présence, il crut faire un rêve pénible,et se demanda un instant s’il était bien réellement éveillé.

Berthe !… c’était bien Berthe, au milieu d’une opulenceprincière.

Que s’était-il donc passé ?

Que pouvait-il espérer ?

Que devait-il craindre ?

Et comme son cœur, violemment agité, hésitait entre millesuppositions contraires, il attendit.

Berthe avait fait quelques pas pour se rapprocher de lui ;pour la première fois, elle releva son beau regard, et le posant uninstant sur le front pâle de l’artiste :

– Lucien, lui dit-elle d’une voix émue et tendre, je nevous reproche rien ; vous avez pu croire que je méritais votrecolère, et par cela seul, je l’ai méritée. Cependant, malgré ce quis’est passé, malgré mes torts, malgré votre colère, je ne puiscroire encore que vous ayez voulu me perdre.

Il y avait dans le sourire de Berthe, tandis qu’elle parlaitainsi, une résignation calme, angélique.

L’indignation de Lucien ne put résister, sa colère s’apaisacomme par magie, et il passa péniblement la main sur son front.

– J’ai voulu vous voir ! dit-il d’une voix brisée… Jevous avais perdue si inopinément, j’étais si seul, si malheureux…je vous cherchais depuis… depuis…

– Depuis qu’une volonté plus forte que la mienne m’aséparée de vous, interrompit Berthe. Vous parlez de vossouffrances, de votre douleur, de votre isolement, Lucien, et vousne croyez pas peut-être que moi, je souffrais aussi, que jepleurais en silence, et qu’au milieu de cette opulence même, monregard se reportait avec joie vers la petite chambre de la rue del’Ouest, où nous nous sommes aimés, et que je me reprenais àregretter ce temps heureux où j’étais pauvre et libre… Oh !j’ai été bien malheureuse, Allez !…

Lucien était jeune et bon… il sourit tristement à ces paroles deBerthe, et l’espoir éteint se ralluma un instant dans son cœurému.

– Vous ne m’aviez donc pas oublié ? demanda-t-il entremblant.

– Moi ! interrompit Berthe, et pourquoi, et commentvous aurais-je oublié, mon ami ?… Chaque jour, je formaismille projets insensés ; je voulais aller vous voir, vousécrire, que sais-je ?… Mais ici, on me surveille ; lemonde dans lequel je vis maintenant a ses exigencestyranniques : je ne puis faire un pas seule… Ah ! j’aibien souvent maudit cette réserve qui m’est imposée ; mais,puisque vous voilà, je n’ai plus le courage de résister à l’élan demon cœur, et si grandes que soient votre imprudence et la mienne,Lucien, vous le voyez, je brave le monde et je vous dis :Restez !…

Lucien avait écouté Berthe avec attention ; ses premièresparoles le ramenaient à une autre époque de sa vie, et il serevoyait encore, artiste heureux et aimé, travaillant avec ardeursous les regards de la jeune fille. Mais, malgré l’habileté aveclaquelle cette dernière cherchait à déguiser la pensée réelle quil’animait, le jeune artiste sentit cependant un frisson glacialpénétrer tout à coup ses membres, quand elle eut fini de parler.Les dernières paroles de Berthe disaient trop ouvertement ce qui sepassait dans son cœur, et Lucien avait trop de méfiance encore pourque l’intention ne fût pas saisie.

Lucien comprit, et il se redressa froid et presque fier.

– Vous avez raison, dit-il d’une voie ferme, vous avezraison ; cette entrevue pourrait vous compromettre si elle seprolongeait davantage, je ne veux pas vous fatiguer plus longtempsde ma présence…

– Me fatiguer ! s’écria Berthe.

– Oh ! tenez, reprit Lucien avec une amertume presquedédaigneuse, il est inutile de dissimuler sous des dehors menteursle changement profond qui s’est opéré… Moi, Berthe, j’avais mis envous l’espoir de ma vie entière, et je suis encore l’homme que vousavez connu, un artiste qui n’a que son cœur et sa pensée ;dont le cœur n’a cessé de vous aimer, dont la pensée a conservéintacte votre pure et sainte image !… J’ignore ce qui s’estpassé, Berthe, j’ignore pourquoi, après vous avoir connue pauvre etsimple, je vous retrouve aujourd’hui, riche, heureuse, et plusbelle encore peut-être, la joie dans les yeux et le mensonge surles lèvres ; mais ce que je sais et ce qui me tuera, c’est quevous ne m’aimez plus, et que je doute même que vous m’ayez jamaisaimé.

– Moi !… je ne l’aime pas !… balbutia Berthe.

– Oh ! vous savez mentir !… interrompit lesculpteur en montrant la porte, comme pour rappeler son entrée etle mensonge fait aux valets.

Puis, ayant parcouru silencieusement du regard les tenturesélégantes et les meubles précieux, il ajouta d’une voix sombre etpleine de sanglots mal contenus :

– D’ailleurs, je me rends justice, moi ; il y a entrenous une distance infranchissable qui nous sépare à jamais… vousêtes trop riche maintenant !…

Ce mot portait trop juste pour ne pas blesser vivement la jeunefille.

– Vous ai-je donc parlé de cela ?… demanda-t-elle avecdépit.

Puis, subitement fâchée d’avoir fait cette question, qui pouvaitprolonger l’entrevue, elle ajouta aussitôt :

– Nous n’avons qu’un instant pour nous voir, et vous lepassez à m’adresser des reproches !…

À ces paroles, qui témoignaient bien clairement des sentimentsqui agitaient Berthe, Lucien fut sur le point d’éclater ensanglots ; mais il eut cependant encore assez de force surlui-même pour se contenir.

– Vous avez raison, dit-il d’une voix brisée, je suis restétrop longtemps déjà ; un dernier mot cependant, avant que jem’éloigne, et cette fois pour toujours… J’ignore la source de cettefortune subite qui vous enlève à moi !… je veux l’ignorer…mais si plus tard vous aviez besoin d’aide, si, ce qu’à Dieu neplaise, le malheur devait jamais vous éprouver de nouveau,souvenez-vous de moi, Berthe. – Je puis encore vous aimer,malheureuse !

À ces mots, il se dirigea lentement vers la porte.

Mais Berthe avait fait un geste d’effroi ; elle courut verslui, et lui dit à voix basse :

– Écoutez !

Des pas venaient de se faire entendre dans la pièce voisine.

– Il est trop tard ! continua la jeune fille quel’angoisse faisait trembler comme une feuille. C’est mon père,Lucien ! Au nom du ciel, laissez-moi une dernière chance desalut… Quoi que je dise, ne me démentez pas, et n’appelez plusmensonges des paroles arrachées par la nécessité !

Lucien s’inclina sans répondre, et remonta le salon avecBerthe.

M. de l’Étiolle entra.

Il croyait trouver Berthe seule, son visage était à moitiésouriant ; les rides soucieuses qui, le matin encore,plissaient son front, avaient disparu ; il avait pour sa filleun maintien grave et doux qu’il savait prendre quand ilvoulait.

Berthe était, elle, au contraire, profondément agitée, et sonregard interrogeait anxieusement la physionomie de Lucien.

Ce dernier avait recouvré tout son sang-froid, il se tenaitcalme et digne au milieu du salon, cachant sous des dehors pleinsde froideur la curiosité dont il était dévoré.

En apercevant quelqu’un, M. de l’Étiolle s’arrêta etjeta sur le jeune artiste un regard d’étonnement et de soupçon.

– Quel est cet homme ? demanda-t-il tout bas àBerthe.

– Monsieur de Bressant, veuillez pardonner, murmuracelle-ci de manière à être entendue de son père.

– Que veut dire ?…

Berthe s’approcha de son père, et se penchant mystérieusement àson oreille :

– Cet homme connaît M. Danglade, lui dit-elle d’unevoix rapide et basse.

L’Étiolle recula comme s’il eût marché sur un serpent.

Puis, son regard examina Lucien, et, comme les quelques mots quelui avait dits sa fille annonçaient un danger qu’il fallaitconjurer à tout prix, il salua le jeune sculpteur avec unepolitesse presque franche.

– Monsieur… lui dit-il, en faisant quelques pas verslui.

– Chut ! fit Berthe à Lucien, en affectant un mystèreprofond, laissez-moi faire. Je vous expliquerai plus tard…

– Monsieur, continua-t-elle tout haut, est un artiste, unsculpteur.

– Et que puis-je faire pour monsieur ? demanda del’Étiolle.

– Rien ! commençait Bressant, qui, dès le début decette scène, soutenait impatiemment sa position fausse, et setenait droit et fier en face de M. de l’Étiolle.

Berthe l’arrêta d’un regard suppliant.

– Monsieur désire de l’emploi et un nom, s’empressa-t-ellede répondre en se tournant vers son père ; vous pouvez luifaire des commandes ; dans vos salons, il trouvera…

– Sans doute, sans doute, interrompitM. de l’Étiolle avec son plus aimable sourire ; simonsieur veut me faire l’honneur de venir à mes soirées, je seraitrop heureux.

– Merci, dit sèchement Lucien.

Et comme Berthe joignait les mains derrière son père, ilajouta :

– J’aurai quelquefois cet honneur.

Et il se dirigea vers la porte.

Sur un signe de sa fille, qui désirait être seule, ne fût-cequ’un moment, pour se recueillir, M. de l’Étiollereconduisit Lucien jusque dans le vestibule, avec une grandeaffectation de politesse. Là, remarquant l’état déplorable de soncostume, il lui proposa sa voiture.

Lucien refusa.

Dès qu’il l’eut vu descendre l’escalier,M. de l’Étiolle rentra vivement, et s’élança dans lachambre de sa fille.

– Me direz-vous comment cet homme est ici ?demanda-t-il avec violence.

– Le sais-je ?… voulut commencer Berthe, qui avait eule temps de préparer une fable merveilleusement échafaudée.

– Où l’avez-vous connu ? insista M. Danglade.

– Rue de l’Ouest !… balbutia la jeune fille.

– Rue de l’Ouest ! répéta le père avec un éclair dansles yeux.

Nous tirerons un voile sur cette scène. S’il est un tableauhideux et révoltant sous le ciel, c’est sans doute celui-ci :d’un père criminel en face de sa fille, ne trouvant pas un regretpour l’honneur compromis, et rugissant de fureur, non parce que lafaute amènerait la honte, mais parce que, cette fois, par hasard,elle entraînerait une ruine avec elle…

Cependant Lucien avait descendu rapidement l’escalier. Il avaithâte de s’éloigner de cette maison, où, un instant auparavant, ilavait cru retrouver le bonheur.

En passant sous le vestibule d’entrée, il s’entenditappeler.

Il se retourna avec un frémissement.

Une jolie soubrette était à deux pas de lui et lui souriait.

– Vous me connaissez ?… lui dit le jeune sculpteuraprès quelques secondes d’hésitation.

– Il paraît que vous ne me reconnaissez pas, vous, repartitla jeune soubrette avec une petite moue qui ajoutait un charme deplus à sa beauté.

– Attendez donc…

– Cherchez bien.

– Je me rappelle…

– Rue de l’Ouest !…

– Lodoïska !…

– Chut ! fit la jeune fille, en souriantfinement ; ici, on m’appelle Lise.

La mémoire revenait tout à fait à Lucien.

Il avait connu Lise, il y avait quatre années ; depuis, ill’avait complètement oubliée.

– Lise ?… dit-il avec surprise, et pourquoi ?

– En changeant de condition, j’ai changé de nom.

– Tu es donc en service ?

– Chez Mlle de l’Étiolle.

– Chez Berthe ?

– Ah ! il paraît que vous l’avez reconnue celle-là,dit la soubrette d’un accent de reproche.

Le jeune sculpteur avait été, sans s’en douter, l’une despassions de Lise, elle ne le lui avait jamais avoué, et lui s’étaitbien gardé de s’en apercevoir.

Bien que quatre années se fussent écoulées, la jeune fille sesouvenait encore !…

Mais Lucien avait autre chose en tête. Lise était chez Berthe,et il voulait tout savoir.

Il lui prit la main.

– Écoute, Lise, dit-il ; au milieu de cette opulencequi entoure Berthe, au milieu de ces fêtes, de ce bruit, de celuxe, dis-moi, n’as-tu pas surpris, quelquefois, une ombre sur sonfront, une tristesse dans son cœur ?

– Jamais.

– Toi, qui as le privilège de pénétrer à toute heure prèsd’elle, tu ne l’as jamais vue essuyer une larme ni étouffer unsoupir ?

– Pas du tout.

– Ainsi, tu la crois heureuse ?

– Elle est si riche ! M. de l’Étiolle adoresa fille, les plus beaux cachemires sont pour elle, les plus richesparures, les plus magnifiques dentelles… des chevaux, des voitures,des bals, des spectacles… Le moyen que Mlle Berthes’ennuie avec cela.

– Tu as raison.

– Il n’y a pas autre chose au monde pour une femme.

– Tu crois ?

Lucien prit sa tête dans ses mains et resta quelques instantstaciturne et pensif.

– Allons ! allons ! monsieur Lucien, reprit Lise,d’un ton de compassion comique, je vois où ça vous gêne.

– Que veux-tu dire ? fit Lucien.

– Vous êtes amoureux.

– Qu’en sais-tu ?

– Oh ! ça se voit bien.

– Et quand cela serait…

Lise secoua la tête d’un air boudeur.

– Ce serait malheureux pour vous, continuât-elle,Mlle Berthe est dans une position où les maris nelui manquent pas. – M. de l’Étiolle a d’ailleurs des vuessur elle… Et puis, tenez, voulez-vous que je vous parle avecfranchise ?

– Parle.

– Eh bien ! il me semble que tout à l’heure, elle neparaissait pas charmée de vous revoir.

Ce que Lise venait de lui dire, Lucien l’avait déjà pensé ;et si, en ce moment, il était là, le cœur brisé, le désespoir dansl’âme, c’est qu’il comprenait bien que Berthe était perdue pourlui.

Que lui importaient et la distance qui les séparait et lesobstacles que M. de l’Étiolle eût pu mettre entreeux ! L’amour de Berthe eût comblé la distance et surmonté lesobstacles.

Mais Berthe avait jeté l’oubli, comme un linceul, sur lepassé.

Ce passé était bien mort… Il ne devait plus vivre.

Lucien fit un effort suprême.

– Tu as raison, dit-il à Lise. Il y a désormais entreBerthe et moi tout un abîme. – Il faut y renoncer.

– Et s’en consoler surtout, ajouta Lise.

Lucien regarda la jolie soubrette, qui souriait d’un air mutin,et il s’éloigna rapidement en lui faisant un dernier gested’adieu.

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