La Dame d’Auteuil

Chapitre 6UNE RENCONTRE

À défaut d’un grand esprit, M. de l’Étiolle avait del’expérience, et il se sentait glisser sur la pente.

Quant à Berthe, son rêve se trouvait réalisé comme parenchantement.

Au premier étage du magnifique hôtel dont les bureaux de sonpère occupaient le rez-de-chaussée, la jeune fille trônait,entourée de toutes les délices que peut donner l’opulence.

Et, en vérité, on eût dit que toute sa vie ses jolis petitspieds, chaussés de satin maintenant, avaient foulé des tapisd’Aubusson. Ses yeux s’arrêtaient, avec une satisfaction calme,sans surprise, sans transport de parvenue, sur les riches tenturesde son boudoir. Elle drapait son cachemire de cinq cents louis,comme autrefois son petit châle de bourre de soie, avec grâce etsimplicité. Grande dame, elle était ce qu’elle avait été pauvrefille : convenable, charmante.

Elle avait bien un peu pleuré en quittant la rue de l’Ouest,mais, au détour de la rue de Vaugirard, un riche équipagel’attendait.

Elle ne pleura plus.

En montant l’escalier de marbre de l’hôtel de laChaussée-d’Antin, l’image de Lucien se voila dans son cœur, etlorsque, arrivée au premier étage, son père, lui montrant sondélicieux boudoir, lui dit :

– Berthe, voici votre chambre…

Le souvenir de l’artiste disparut complètement.

Berthe avait aimé Lucien à sa manière : mais une seulechose en elle absorbait tout le reste. Le luxe était son élément.Tout souvenir entaché de misère la blessait ; or, elle voyaitLucien plus pauvre encore qu’il ne l’était réellement.

Sa société actuelle se composait exclusivement de riches etnobles héritières. La nature avait doué Berthe de tout ce qu’uneéducation supérieure pouvait avoir donné à ses compagnes. Loin defaire tache au milieu d’elles, la fille de l’industriel lesdominait en beaucoup de choses, et brillait par-dessus toutes parsa beauté.

Au moment où nous la retrouvons, elle avait déjà une amie etpresque un mari, – Mlle Émilie de Nogent etM. le comte de Nogent, son frère.

Aymard, à la première vue de Berthe, avait été frappé comme d’unsouvenir ; quelque chose lui disait qu’il avait déjà vuquelque part cette figure angélique, ces formes pures, cetteattitude gracieuse ; mais il ne put parvenir à se rappelerl’atelier de Lucien et la statuette voilée. L’amour, d’ailleurs,l’avait aussitôt pris au cœur, et ne lui avait pas laissé le tempsde réfléchir.

Mlle de Nogent, pâle et aristocratiquefigure, et cependant nature ardente et enthousiaste, s’était, deson côté, sentie attirée vers Berthe, qui, elle-même, la préférabeaucoup à ses autres compagnes.

Mlle de l’Étiolle était si expansive enapparence, son cœur égoïste et frivole se cachait si bien derrièrel’éloquente vivacité de son langage, vivacité augmentée encore parun léger accent méridional ! Sa conversation était chaude,originale, piquante. Qui donc aurait pu deviner le défaut d’âme,sous ces saillies brillantes et redoublées ?

Entre jeunes filles, les confidences suivent de près l’amitié,quand elles ne la précèdent pas.

En échange des petits secrets d’Émilie, qui confia la premièreses rêveries vagues, son instinctif besoin d’aimer, Berthe détachaquelques épisodes de son roman de la rue de l’Ouest, en ayant soinde déplacer la scène. Elle raconta l’amour timide et puissant deLucien, elle montra même ses vers.

Émilie s’exaltait naïvement à ces récits ; et quand, plusnaïvement encore, elle s’étonnait de la cruauté de sonamie :

– Je ne l’aimais pas ! répondait hypocritementBerthe.

Après une ou deux longues causeries sur ce sujet,Mlle de Nogent se mit à penser à l’artiste,peut-être plus souvent qu’il n’était nécessaire.

Mlle de Nogent n’avait plus dans le mondeque son frère, et elle l’aimait avec ce dévouement expansif etradieux que les femmes apportent d’ordinaire dans toutes leursaffections, mais elle n’avait encore trouvé personne qu’elle pûtaimer de cet autre amour immense qui tressaillait en elle.

C’était un poëme que sa vie de jeune fille ; elle naissaità peine au monde ; tout lui apparaissait nouveau et charmant,et son âme avait des pudeurs dont le sens lui échappait àelle-même.

M. de Nogent, qui n’était pas poëte comme Lucien, etse contentait d’être riche d’une soixantaine de mille livres derente, n’avait pas trop à se plaindre de Berthe.

La jeune fille était avisée.

Sans avoir de données bien certaines sur la fortune de son père,qui ne s’était jamais bien expliqué à cet égard, elle soupçonnaiten partie la vérité.

Ce changement de nom mal motivé, la tristesse croissante deM. de l’Étiolle, ses discussions de plus en plusfréquentes avec Michot, qu’elle regardait, dans son ignorance,comme le principal auteur de leur opulence subite, lui faisaientcraindre un second changement aussi terrible que le premier avaitété inespéré.

Un riche mariage pouvait seul éterniser, pour ainsi dire, sonétat présent, si plein de charmes pour elle, et sa conduite avecM. de Nogent était d’accord avec cette conclusion. Ellejouait à ravir la comédie de l’amour ; elle se parait, froideet ambitieuse, d’une sensibilité factice, qui se montrait d’autantplus à propos qu’elle était calculée. Tout cela, du reste, était unrôle joué, mais non appris ; car la nature l’avait faitecomédienne.

Au bout d’un mois, Aymard était amoureux fou, et presque tousles jours Mlle de Nogent venait prendre Berthepour aller au bois. Elles étaient seules dans la voiture, Aymardles escortait à cheval.

Un soir, que leur promenade s’était prolongée jusqu’à la nuit,la pluie les surprit aux Champs-Élysées, en calèche découverte…

Elles firent prendre le galop à leurs chevaux.

En passant sous le premier réverbère de la place de la Concorde,elles entendirent un cri poussé près de la portière.

Berthe tressaillit, – elle avait cru reconnaître la voix deLucien.

Pendant tout le reste de la route elle fut rêveuse. – Àplusieurs reprises, elle pencha sa tête à la portière, et il luisembla voir au loin un homme courant dans la boue et faisant desefforts désespérés pour suivre l’équipage lancé au galop.

Le tressaillement de Berthe, le cri poussé par Lucien, ou parcelui que Berthe avait pris pour l’artiste de la rue de l’Ouest,tout cela frappa Émilie, et quand Berthe se pencha à la portière,elle imita son mouvement et regarda comme elle.

Mille équipages sillonnaient les boulevards encombrés, l’hommesuivait toujours obstinément, et, à travers les premières ombres dela nuit, on eût pu croire que son regard s’était allumé pour suivreet fixer la voiture qui emportait Berthe !…

Émilie regarda la fille de M. Danglade. Celle-ci était fortpâle, et évitait le regard de M. le comte Aymard de Nogent,qui, du reste, ne se doutait de rien.

Enfin, on arriva à l’hôtel.

Berthe jeta un regard inquiet des deux côtés de la rue. Maiselle ne vit personne. Le souvenir de Lucien avait produit sur elleun mouvement qui ressemblait à un remords. – Il l’aimait tant, ceLucien ! – Mais, en même temps, une vision repoussante avaitpassé devant ses yeux : elle avait vu la petite chambre del’artiste, aux meubles rares et plus que modestes ; et elles’était vue elle-même en robe d’indienne !…

M. et Mlle de Nogent s’étaientretirés.

Berthe était seule, paresseusement étendue sur une causeuse.Après cette pluie, qui l’avait glacée, après cette réminiscence demisère, qui l’avait attristée, elle savourait le luxe quil’entourait de toutes parts, le luxe, c’est-à-dire pour elle lebonheur.

Une jeune camériste, à la figure avenante, à la taille souple etprovoquante, allait et venait, rangeait les fleurs, et remettaitchaque chose à sa place.

– Lise, lui dit tout à coup Berthe en tournantnonchalamment la tête, que faites-vous donc là ?

– Je range, mademoiselle.

– M. de l’Étiolle est-il rentré ?

– Pas encore, mademoiselle.

– Il n’est venu personne me demander pendant monabsence ?

– Personne.

– En avez-vous encore pour longtemps ?

– Je me retirerai, dès que mademoiselle le désirera.

Berthe regarda un moment la camériste avec attention.

– Savez-vous, Lise, reprit-elle presque aussitôt, que vousavez là un bonnet charmant ?

– Oh ! on me l’a déjà dit, repartit Lise.

– Il vous sied à ravir.

– Mademoiselle est bien bonne.

– C’est une nouvelle emplette ?…

– C’est mieux que cela, mademoiselle.

– Qu’est-ce donc ?

– Un cadeau.

– Vraiment !…

Un sourire ironique effleura les lèvres de Berthe.

– François est donc bien riche, qu’il vous fait de pareilsprésents ?… dit-elle avec une indifférence affectée.

Lise fit un petit mouvement de tête qui ne manquait ni de grâceni de vanité.

– Aussi, n’est-ce pas à François que je le dois !répondit-elle effrontément.

– Et à qui donc ?

– À M. de Nogent !…

Berthe fit un geste d’étonnement. – Lise s’en aperçut. Ellesourit.

– Vous êtes coquette, mon enfant, reprit Berthe après unmoment de silence.

– On m’a dit souvent que j’étais jolie, repartit lacamériste.

– Vous le seriez davantage, si vous le saviez moins.

– Oh ! un peu de coquetterie ne nuit jamais…Mademoiselle le sait bien aussi.

– Qu’est-ce à dire ?

Berthe eut un regard singulier.

– C’est-à-dire, mademoiselle, que je connais un jeune hommequi se meurt d’amour…

– Pour vous ?…

– Oh ! je ne parle pas de François…

– Et de qui parlez-vous donc ?…

– De M. de Nogent.

– Il vous l’a dit ?

– Il m’a, du moins, priée de le dire.

– À qui ?

– À Mlle de l’Étiolle.

Berthe se tut.

L’effronterie et l’aplomb de Lise l’effrayaient, et cependantelle ne pouvait se résoudre à lui imposer silence.

Lise était une fille adroite et qui avait appris le monde.

Elle avait vingt ans à peine, mais elle avait déjà bien vécu.Elle comptait des phases diverses et nombreuses dans son existence,et connaissait surtout, de Paris, les quartiers où la vie estheureuse et facile.

On eût dit la Dorine du XVIIe siècle, transplantée aumilieu de la société moderne.

Elle était accorte, vive, à l’œil mutin, au geste hardi. – On nepouvait pas dire qu’elle fût précisément jolie ; mais elleavait une tournure agaçante, un minois éveillé, une allurespirituelle, toutes les qualités qui s’acquièrent dans l’intimitédes filles du diable.

Lise avait commencé par fréquenter les ateliers, elle s’étaitfaite artiste !… puis, elle avait monté ; puis, elleavait descendu, – des transformations mystérieuses. – Elle étaitbonne fille au fond cependant, bien que son cœur ne l’embarrassâtguère.

Une fois, pourtant, elle avait failli aimer.

Elle ne l’avait dit à personne, – elle en était presquehonteuse.

Mais bah ! Lise était une fille d’ordre, et l’amour vraicoûte trop cher. De temps en temps elle y pensait bien encore, maiscela durait peu !…

Cependant Berthe comprit combien il était imprudent d’accorderune si grande liberté de langage à une femme de chambre, et quandelle releva la tête, son regard s’adressa avec sévérité à la jeunecamériste.

– Lise, lui dit-elle d’une voix presque sèche, votreindiscrétion pourrait passer pour de l’impertinence. À l’avenir,vous aurez soin de ne vous charger d’aucune commission de cettesorte, et je vous préviens que si cela se renouvelait, je n’auraispas toujours pour vous les mêmes bontés.

– Qu’ai-je donc fait de mal ? demanda Lise avec unétonnement parfaitement joué.

– Ai-je besoin de vous l’apprendre ?

– Je croyais servir mademoiselle.

– Assez.

– Et puis, il y a peut-être une chose que mademoiselleignore ?

– Laquelle ?

– C’est que M. de Nogent n’est pas le seul quim’ait engagé à vous parler de lui.

Berthe se redressa avec vivacité.

– Quelqu’un vous a invitée à me parler deM. de Nogent ! dit-elle avec une sorte de terreurvague.

– Oui, mademoiselle.

– Et qui cela ?

– Je ne sais… si je dois le dire.

– Vous hésitez quand je vous l’ordonne ?

– On m’a recommandé d’être discrète.

– Je tiens à connaître le nom de celui qui prend tantd’intérêt à ma personne.

– Eh bien !…

– Parlez.

– C’est M. Michot.

– Lui !… Mais quel motif ?…

Lise allait continuer sans doute ses confidences, quand un grandbruit s’éleva tout à coup à la porte.

Deux laquais venaient d’entrer et cherchaient à barrer lepassage à un troisième individu de haute taille, dont la tête pâleapparut aussitôt dans l’embrasure de la porte.

Berthe jeta un cri de détresse.

Les deux laquais, poussés avec une violence irrésistible,chancelèrent, et le nouvel arrivant entra dans la chambre.

C’était Lucien !…

Lucien, les cheveux épars, sans chapeau, et couvert de boue.

Berthe mesura d’un coup d’œil l’étendue de son danger.

Lucien devait être outré. Trois personnes, trois domestiquesallaient être mis dans la confidence de sa faute !…

– Ah ! vous m’avez fait peur, Lucien… dit-elle ensouriant.

Les trois valets dressèrent l’oreille, et Lucien s’arrêtaétonné.

– Fou que vous êtes ! ajouta la jeune fille avec unevoix où lui seul pouvait démêler une prière, je vous reconnais bienlà ! jamais rien comme les autres ! Pourquoi n’avoir pasdit à ces gens votre nom ? Ils ne sont pas forcés de savoir laparenté qui nous lie… – Allez ! continua-t-elle en s’adressantaux domestiques, et souvenez-vous de la figure de mon cousin,M. Lucien de Bressant.

Lucien restait immobile, dans un état de stupéfaction que rienne pourrait peindre.

Les valets tournèrent le dos, non sans se confondre en saluts eten excuses.

La femme de chambre les suivit… mais avant de disparaître, ellejeta sur Lucien un regard où il y avait encore moins de curiositéque d’étonnement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer