La Dame d’Auteuil

Chapitre 8UNE FÊTE À AUTEUIL

On était au milieu de l’été de 1838.

Lucien habitait encore la rue de l’Ouest, mais, chaque jour, ceséjour était pour lui la source de nouvelles souffrances.

Tout, dans cette maison, lui rappelait des souvenirs qu’ils’efforçait en vain d’étouffer. Il ne pouvait sortir de sa chambresans se trouver face à face avec la porte de Berthe ; il nepouvait ouvrir sa fenêtre sans voir le balcon de Berthe ; lesvases ou les fleurs oubliées par la jeune fille, et qui sedesséchaient fanées ; les arbres du Luxembourg, sa chambremême, tout était pour lui regret et souffrance…

Il comprit qu’il y aurait de la folie à chercher à lutter contrecette puissance des souvenirs, et comme il voulait désormais seconserver fort pour les luttes de l’avenir, il donna congé etpartit !…

Le pauvre artiste vint planter sa tente à Auteuil ; loindes lieux habités autrefois par Berthe, il espérait se reconquérirlui-même.

L’art, se disait-il, est assez grand, à lui seul, pour occuperla pensée et le cœur d’un homme ! N’a-t-il pas assez de peinesamères, assez de jouissances infinies ! La mission del’artiste est sérieuse, sa vie est complète ; à lui seul, letravail, les espoirs enchantés, l’inspiration, le succès !… Àlui encore, le doute de soi-même, le doute terrible et poignant, lafatigue, le découragement, la défaite ! Devant lui, un templesplendide ; derrière, un abîme sans fond. Dans cette imposantealternative, entre la gloire et l’oubli, y a-t-il donc place pourl’amour d’une femme !

Et Lucien se souvenait pourtant, et il secouait inutilement saforte organisation morale. L’amour restait tenace, importun,invincible, caché dans un recoin de son cœur, comme le moucheronsous la crinière du lion de la fable, et, plein de honte à chaqueblessure de son ennemi, Lucien, s’affaiblissait davantage ; ilne produisait plus ; ce n’était ni paresse, ni boutademaintenant ; c’était épuisement, impuissance !…

Lucien, qui se voyait succomber lentement à cette luttedégradante, cessa tout à coup de se torturer le cœur. Il accueillitbravement les souvenirs, et comme il voulait le repos à toutprix !… sa volonté, si faible contre son cœur, l’emportaaisément dès qu’elle agit dans le sens de son amour. Il employatout son génie à expliquer avantageusement la conduite de Berthe,et après quelques jours, son ancien respect pour la jeune filleétait revenu.

Au bout d’un mois, fortifiant sans cesse à plaisir sa crédulitévolontaire, il en vint à se repentir sérieusement de sessoupçons.

Ses promenades solitaires avaient recouvré leur charme. Ilallait s’asseoir au fond de quelque fourré bien épais du bois deBoulogne, et, plaçant par la pensée sa maîtresse à ses côtés, il seperdait dans de longues rêveries, conversations mystiques pleinesde douceurs et de repos.

Il revivait.

Un soir qu’il regagnait paisiblement son gîte, le hasard dirigeases pas du côté de la grande avenue de Paris à Versailles.

À cent pas de la route, une grande et magnifique maison étaitilluminée. Des pots à fleurs, des verres de couleurs brillaient autravers des arbres du parc. – Tout le long de l’avenue, une immensefile d’équipages s’étendait jusqu’au grand chemin.

Lucien vivait en véritable anachorète dans sa solituded’Auteuil ; il ne connaissait ni de visage, ni même de nom lespersonnes qui demeuraient dans son voisinage ; il demanda lenom du maître de cette habitation princière, et on lui répondit quec’était M. de l’Étiolle !

Le père de Berthe !…

Lucien jeta un coup d’œil avide à travers les arbres, et il vitle château qui resplendissait au fond, comme un palais defée !…

La fée de ce palais, c’était Berthe, et il y avait bienlongtemps qu’il ne l’avait vue !

Il fut sur le point de franchir la grille du parc ; – mais,heureusement, il remarqua qu’il n’était pas précisément en tenue debal.

Il avait pour tout costume une blouse de chasse, une casquetteet un pantalon de coutil, une cravate nouée négligemment autour ducou, et des souliers d’artiste voyageur.

Il s’arrêta et revint sur ses pas.

Puis, tout en s’éloignant, il réfléchit.

Il se dit d’abord que sa place n’était pas chezMlle de l’Étiolle ; que cependant, lesportes lui étaient ouvertes ; qu’il ne connaissait pasM. de l’Étiolle, mais qu’il connaissait Berthe, et que lavue de la jeune fille lui serait singulièrement douce et bonne.

Ces deux pensées se choquèrent dans son esprit, et il hésitagrandement.

Que devait-il faire ?

Entrer chez cet homme qui remuait des millions sous un nomd’emprunt ! c’était équivoque.

Mais aussi : revoir Berthe !

En rentrant, il mit bas son négligé de campagne et rassembla àgrand’peine ce qu’il fallait pour composer une tenue de bal. Sagarde-robe se trouvait dans un étrange désordre.

Il fut plus de deux heures à sa toilette, et n’obtint qu’undemi-résultat.

Cependant la fête de M. de l’Étiolle était à sonapogée de splendeur.

Berthe, secondée par Mlle de Nogent,faisait les honneurs avec une aisance, une grâce parfaites. Ellen’avait que dix-sept ans pourtant, et quelques mois à peines’étaient écoulés depuis qu’elle habitait une mansarde !…

C’était M. Michot qui avait imaginé cette fête.

L’associé de M. de l’Étiolle avait atteint son but enpartie. Il était gérant d’une société en commandite ; mais lasociété, quelque séduisante et belle que fût la raison socialeMichot et Compagnie, n’avait pas encore pu trouverd’actionnaires.

Or, une société sans actionnaires, se disait Michot, c’est commes’il n’y avait pas de société.

Michot se désolait.

Il se creusait le cerveau pour inventer un moyen de pousser laconfiance, et son cerveau vulgaire ne lui fournit qu’unexpédient : redoubler de luxe, éblouir les dupes, écraser lesconcurrents.

M. de l’Étiolle avait eu beau protester. À toutes sesreprésentations, Michot, brutal et entêté, avait opposé sonultimatum :

– Je le veux ! Marche, mon bonhomme, sinon…

Et M. de l’Étiolle avait cédé.

C’est ainsi qu’après avoir donné nombre de fêtes ruineusespendant le reste de l’hiver et le printemps, il avait loué depuispeu cette maison, située entre Passy et Auteuil, où il rassemblaittoutes les semaines des gens qui n’avaient plus ni bonne volonté niconfiance.

Le ménage Michot et Danglade était loin de se présenter dans lestermes convenables où nous l’avons vu.

Les deux associés semblaient las l’un de l’autre, et toutfaisait présumer que le divorce n’était pas très éloigné. Ilss’occupaient donc, en conséquence, de liquider, – à leur façon,s’entend…

Le matin de ce jour, Michot et Danglade avaient eu une longue etvive discussion, à brûle-pourpoint ; au milieu des doléanceshargneuses sur le méchant résultat de son entreprise, Michot avaitdit tout à coup :

– Pardieu ! tu as une fille, Danglade !

– Eh bien ?

– Eh bien, je m’entends, mon bonhomme ; il faut quemes actions soient placées.

M. de l’Étiolle comprenait, lui aussi, parfaitement.Peut-être que, dans sa dépravation profonde, une idée analogueavait pu déjà traverser son cerveau. Cependant, présentée parMichot, cette même idée l’effraya et le révolta.

– Ma fille n’a rien à faire dans nos entreprises, dit-il,d’un ton qu’il voulait rendre impérieux ; n’en parlons plus,je te prie.

– Et si je veux en parler, moi ! dit Michot. Etjustement, je le veux, et j’en parlerai, parce que… il faut que mesactions soient placées.

L’Étiolle laissa échapper un geste de colère.

– Bon, bon ! mon fils ! rage tant que tu voudras,mais écoute, fit Michot. Ta fille est jolie. J’y avais bien pensépour moi, dans le temps…

– Pour toi ?

– Ça t’étonne ? pas moi ; mais j’ai réfléchi,j’ai trouvé autre chose, et ça vaut peut-être mieux !… Tu saisde qui je veux parler. – Un bon parti, ma foi ! Le jeune comtede Nogent, qui la regarde avec des yeux… a soixante mille livres derentes, et… que diable ! mon fils, il faut bien que mesactions soient placées !

Au nom de M. de Nogent, de l’Étiolle s’étaitviolemment retenu pour ne pas interrompre son associé ;celui-ci, qui s’en était aperçu, reprit après quelques instants desilence :

– Et tiens ! j’ai l’idée que l’affaire est en train.Le comte t’a parlé.

– À moi ?

– À qui donc ?… Il ne faut pas mentir avec moi, tusais. – Le comte t’a parlé, c’est bien ; lui as-tupromis ?

– Mais…

– Oui ou non ? fit durement Michot.

– Non, répondit Danglade impatienté.

– Eh bien ! je lui répondrai, moi !

– Que veux-tu dire ?

– Je m’entends.

– Mais je n’autorise nullement…

– Allons donc, tu as l’air de faire le dégoûté. – Fichtre,une idée qui nous arrange tous les deux en même temps… C’estconvenu. – Tu seras le beau-père du comte et mes actions serontplacées.

Danglade se débattait ; mais Michot avait toujours unemenace en réserve, et il finit par céder encore.

Le soir venu, Michot se promena dans le bal avec une importancedouble, c’est-à-dire en comblant la mesure de l’impertinence. Duplus loin qu’il aperçut Aymard, il courut à lui, et l’entraîna àl’écart.

– Monsieur, lui dit-il, sans autre préambule, vous n’avezpas de mes actions ; c’est drôle.

Aymard le toisa avec dédain, et répondit du bout deslèvres :

– Je m’appelle le comte de Nogent, monsieur, et n’ai pasl’honneur d’être industriel.

– Pardieu ! repartit Michot avec un juron tout autre,vous n’êtes pas ici le seul comte, monsieur de Nogent. Tenez !tenez !

Et il lui montrait des têtes blanches dans la foule.

– Voici dix comtes, quatre marquis et un duc ! Et tousont de mes actions, monsieur.

– Vous avez raison, dit froidement Aymard en voulants’éloigner.

Mais Michot était bien plus tenace que ne le croyait le jeunegentilhomme.

– Pardieu ! je le vois bien, poursuivit Michot, j’aitoujours raison. Et puis, tenez ! il ne faut pas trop mépriserl’industrie, quand on épouse la fille d’un industriel.

L’argument était sans réplique.

M. de Nogent, qui avait pour principe de réfléchir lemoins possible, ne s’y attendait pas, et fut un instant étonné.Michot en profita pour reprendre aussitôt :

– Nous parlons sérieusement, ici, monsieur le comte. Ontraite les affaires au bal comme ailleurs.M. de l’Étiolle m’a chargé de ses intérêts dans cettecirconstance, et, si vous le voulez bien, nous allons discuter, jevous prie.

– Sur quoi ? demanda Aymard avec un reste dehauteur.

– Sur les conditions de votre mariage, réponditemphatiquement Michot.

Le comte se rapprocha.

Michot se prit à sourire en voyant ce mouvement.

– Vous êtes riche, monsieur le comte, dit-il avec un tond’assurance qui ne lui messeyait pas absolument.

– J’ai trente mille livres de rente, interrompitAymard.

– Cela fait un million réalisable.

– Je ne compte pas réaliser.

– Peut-être. M. de l’Étiolle veut un gendre dansl’industrie ; c’est une condition sine qua non.

Aymard réfléchit quelques instants.

Sans aucune expérience des affaires, il n’avait pas l’ombre d’undoute sur la fortune de M. de l’Étiolle. Seulement safierté se révoltait à l’idée de se faire industriel.

– Monsieur, dit-il, je parlerai à M. de l’Étiollelui-même.

– C’est inutile ; d’ailleurs, je vois que vous mecomprenez mal. Votre nom resterait complètement en dehors ;seulement…

– Seulement ? fit Aymard.

– Seulement, répondit Michot avec sang-froid, vousprendriez pour un million d’actions.

– Un million ! dit encore le gentilhomme.

– Monsieur le comte répugne donc bien à gagner del’argent ! insinua Michot avec aplomb.

Aymard aimait aussi sincèrement et fortement qu’il pouvait lefaire. Dans son ignorance louable, mais dangereuse, il se demandaquelle différence pouvait exister pour lui entre recevoir desfermages ou recevoir des intérêts et des dividendes.

Il promit.

Mais comme, fût-on triplement étourdi, on ne peut bouleverserainsi sa fortune sans y penser quelque peu, Aymard, au lieu derester dans le bal, descendit au jardin encore solitaire ets’enfonça sous un massif, tandis que Michot, triomphant, rendu foupar ce succès inespéré, s’en fut dans une salle de jeu, ou, pendantsix heures de la nuit, il perdit billets sur billets, sans que lesourire quittât un instant ses lèvres.

Aymard était singulièrement agité. Ce que Michot lui avait ditlui ouvrait un nouvel avenir ; il n’avait jamais encore songéà se marier ; mais il aimait Berthe, et cette idée lui fûtcertainement venue tôt où tard.

Le jeune comte errait indécis et rêveur à travers les alléespleines d’ombre du jardin, lorsqu’il se sentit heurté par un hommequi marchait tête baissée et qui continua sa route, sans paraîtres’apercevoir de la rencontre.

Le comte poussa un cri.

Il avait cru reconnaître cet homme, et il s’élança à sapoursuite.

– Lucien, dit-il, Lucien chezM. de l’Étiolle !

Lucien s’était retourné au cri poussé par Aymard, mais, aprèsavoir jeté un regard distrait sur le comte, il avait disparu dansune allée transversale.

Il n’en fallut pas davantage à M. de Nogent pouroublier parfaitement sa conversation avec Michot, son millionréalisable !…

– Lucien ! Lucien ! criait-il joyeusement ens’élançant à sa poursuite.

M. de Nogent était une de ces bonnes et chevaleresquesnatures comme on en rencontre encore quelques-unes par-ci par-làdans notre pauvre monde égoïste. Il avait été très-contrariéd’avoir perdu Lucien de vue, et s’il n’en avait pas été détournépar les préoccupations de son amour pour Berthe, il eût cherché àretrouver le jeune statuaire.

Une conversation avec M. de Nogent ne souriait guère àLucien, mais comme il vit qu’il ne pouvait plus l’éviter, ils’arrêta.

– Eh ! très-cher, attendez-moi donc, lui dit le comtedès qu’il l’eut atteint. D’abord je suis enchanté de vous revoir…Vous me devez une réparation, vous savez !… Vous m’avez fortmal reçu dans votre atelier…

– Monsieur de Nogent, interrompit Lucien en s’inclinantgravement, je vous prie d’accepter mes excuses…

– Ma foi, Bressant, je ne vous en demande pas tant, ditAymard en serrant cordialement la main de l’artiste. Je vous croisun peu fou, sans compliment.

– Vous avez raison.

– N’est-ce pas ? Et puis, cette statuette étaitjolie.

– Ne parlons plus de cela, voulez-vous ? dit Lucienvivement.

– Ma foi, je veux bien ! s’écria Aymard, dont toute labonne humeur était revenue.

Mais comme si ces quelques mots l’eussent mis sur la voie d’uneidée depuis longtemps oubliée, il s’arrêta.

Cette ressemblance tant cherchée qui l’avait frappé à lapremière vue de Berthe, cette ressemblance qui avait commencé sonamour pour Berthe, il venait de la trouver.

Berthe, c’était la statuette voilée…

Il devint grave et sérieux.

– Diable ! se dit-il en se parlant à lui-même, voilàqui est étonnant.

Et il se demanda avec anxiété, avec trouble, comment il avait puse faire que Lucien eût rencontré une ressemblance si parfaite. –Lucien connaissait-il donc Berthe ? N’y avait-il pas là unmystère bon à approfondir ?

Nogent respectait trop, et l’amour qu’il ressentait pour Berthe,et l’amitié qu’il éprouvait pour Lucien, pour se décider à accuserni l’une ni l’autre.

Et cependant, maintenant qu’il se la rappelait comme au premierjour, cette ressemblance était inouïe.

Et Lucien venait chez M. de l’Étiolle !

– Lucien, dit-il à l’artiste, d’une voix qui ne tremblaitpas, y a-t-il longtemps que vous connaissezM. de l’Étiolle ?

La question, naturelle dans le cours d’idées d’Aymard, devenaitnaïve ou impertinente par circonstance.

Mais Lucien n’y prit pas garde et répondit affirmativement d’unair distrait.

– Ma foi ! je m’en doutais ! reprit Aymard. Et safille ?

– Berthe ? dit Lucien en tressaillant.

Puis, se reprenant aussitôt :

– Mlle de l’Étiolle,ajouta-t-il ; pourquoi cette question, s’il vousplaît ?

Il remarquait enfin l’étrange inopportunité de cesquestions.

Mais M. de Nogent, tout entier à son idée fixe, étaità cent lieues de sentir sa faute.

– Très-cher, dit-il, c’est qu’elle lui ressemblait…

– Assez ! gronda Lucien.

– Bon ! allez-vous recommencer ? dit le comte enreculant involontairement.

Lucien tourna le dos.

– Mon cher, dit Aymard, franchement, c’est un service queje vous demande. Ce n’est pas un enfantillage, voyez-vous : jevais l’épouser…

– Qui… qui ? demanda Lucien avec violence.

– Eh ! Mlle de l’Étiolle…

Lucien baissa la tête sans répondre un seul mot.

Aymard continua :

– Et vous comprenez ; la statuette était fort jolie,mais il m’importe que nul ne sache…

– Ce n’était pas elle ! dit Lucien avec calme.

Et dégageant sa main de l’étreinte du jeune comte, il s’éloignarapidement, sans que ce dernier cherchât, cette fois, à le retenirdavantage.

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