La Dame d’Auteuil

Chapitre 2LA STATUETTE

Un jeune homme entra.

Il pouvait avoir une trentaine d’années ; il était mis avecune certaine recherche, portait un lorgnon et fumait un cigare.

Il s’appelait le comte Aymard de Nogent.

C’était un ami des artistes et, par hasard, il se trouvait êtreun amateur passable. Il avait pour Lucien une véritable affectionqui avait sa source dans l’estime qu’il professait pour sontalent.

– Enfin, je vous trouve, mon bon, s’écria le comte, enserrant la main du sculpteur.

– Vous m’avez donc cherché ! fit Lucien ensouriant.

– Ma foi, cher, repartit le visiteur, je vous croyais mort.Sincèrement, je suis venu deux fois.

– J’existe, cependant.

– Je le vois pardieu bien ; mais vous avez étémalade ?

– Non.

– Vous avez fait un voyage, alors ?

– Pas davantage.

– Où étiez-vous donc ?

– Dans les nuages.

– Qu’est-ce à dire ?

– Je m’étais fait poëte !

– Poëte ! répéta le comte avec effroi.

Et le dandy, essuyant son lorgnon, commença sa revue.

Lucien continuait de travailler en lui tournant le dos, ce quipermettait à M. de Nogent de hausser les épaules et desourire en toute sécurité.

– Tenez, poursuivit-il tôt après, tout en examinant avecune attention de connaisseur les richesses de l’atelier, j’avaisbesoin de me retremper un peu.

– Avez-vous donc quitté Paris ? demanda Lucien.

– J’ai visité l’Italie.

– Terre classique des arts.

– Comme vous dites. Et vous étiez seul ?

– Non pas.

– Ah ! je comprends.

– Quoi donc ?

– Je ne veux pas être indiscret.

– Et vous ne l’êtes pas, mon bon.

– Qui donc vous accompagnait ?

– Mlle de Nogent, ma sœur.

– Ah ! pardon…

Le comte poussa un éclat de rire.

– Ces artistes, dit-il avec enjouement, cela ne rêvequ’aventures, enlèvements, voyage sentimental. Ils sont tous lesmêmes… Il n’y a pour eux qu’une seule chose au monde,l’amour ; et encore, j’en connais qui pensent même que l’amourn’est pas de ce monde.

– Et ceux-là ont peut-être raison ! dit Lucien d’unevoix grave.

Le comte continuait son inspection, tout en causant.

– Oui, cher, reprit-il, le médecin avait conseillé unclimat généreux pour ma petite sœur…, une enfant délicate,nerveuse, une jolie petite plante de serre, qui se trouvait mal àl’aise au milieu de notre atmosphère empestée. Ma foi, le remèdeétait bon, et nous voilà, elle et moi, revenus en bonne santé.

– C’est merveilleux.

– Savez-vous, Lucien, que ma sœur raffole de vosstatuettes ?

– Mlle de Nogent me fait beaucoupd’honneur.

Le comte haussa les épaules.

– Mlle de Nogent, répliqua le comte,est une imagination ardente, un cœur enthousiaste ; elle tientcela de famille ; et comme elle a vu votre Sapho dansmon cabinet, elle veut absolument quelque chose de vous… C’est pourcela que je suis venu ce matin.

– Malheureusement, je n’ai rien en ce moment.

– Bah !

Le comte venait de s’arrêter devant une ébauche.

– Et votre Baigneuse, dit-il avec vivacité, jeconnais cela… Diable ! c’est beau ! très beau ! surma parole. Pourquoi ne pas l’achever ?

– Je n’ai pas le temps, répondit Lucien.

– C’est dommage.

Lucien poursuivait son travail.

– Ainsi, vous n’avez rien de nouveau ? dit le comte enreprenant son examen.

– Des sonnets… fit Lucien sans se détourner ; s’ilvous plaisait d’en entendre…

M. de Nogent recula jusqu’au bout de l’atelier et setrouva vis-à-vis de la statuette couverte.

– Qu’est cela ? dit-il en soulevant le voile desoie.

– Des sonnets ?… ce sont de petits poëmes en quatorzevers…

– Délicieux, sur ma parole, murmura le comte en extase.

– Coupés en deux quatrains et…

– Bressant ! s’écria le comte, vous êtes un grandartiste !

– Vous trouvez, dit Lucien en se tournanttranquillement.

Mais à peine eut-il vu M. de Nogent, dont la maintenait encore le voile, que son front devint d’une pâleurlivide.

D’un bond il fut au près de lui.

– Vous l’avez vue ? dit-il d’une voix étranglée.

– Pardieu !…

Lucien prit la statuette à deux mains, et fit le geste de laprécipiter sur le pavé.

Heureusement le comte le retint.

– Êtes-vous fou ? lui cria-t-il.

– Laissez-moi, fit le sculpteur en cherchant à sedégager.

– Mais vous avez fait là un véritable chef-d’œuvre, monami… que diable, c’est de la folie, cela ; voyons, je vous enoffre deux mille écus…

– Taisez-vous.

– J’irai jusqu’à trois mille.

Lucien fit un effort sur lui-même, remit tranquillement lastatuette sur le bahut où le comte l’avait prise, et entraîna cedernier vers le côté opposé de l’atelier.

Il était très-pâle.

– Monsieur le comte, dit-il, d’un accent solennel ;voilà dix années que je travaille avec ardeur, cherchantinfatigablement ma voie au milieu des sentiers perdus de l’art,usant ma force, ma jeunesse à ce labeur surhumain :aujourd’hui je suis encore inconnu, et j’ignore si la gloire quej’ambitionne doit m’apporter jamais la réalisation des rêves quej’ai bercés. – Eh bien ! je vous le dis, s’il m’était prouvéque cette gloire ne peut s’acquérir qu’au prix de cette statuettevendue, passant de main en main, je n’hésiterais pas, monsieur lecomte, et je renoncerais à tout, plutôt que de consentir à unetelle profanation !

– Je le disais bien, fit le comte avec un reste deraillerie ; vous êtes insensé.

– Non, je suis amoureux.

– C’est bien pis !…

Lucien sourit.

– Vous ne croyez donc pas à l’amour, monsieur lecomte ? dit-il avec plus de calme.

– Si fait ! répondit le comte.

– Alors, vous pensez que je suis incapable del’éprouver.

– Au contraire.

– Cependant…

– Cependant, cher, je vous trouve très jeune de cœur,très-jeune de raison, et tout cela m’épouvante pour vous. Voyons,voulez-vous me permettre de vous adresser quelquesquestions ?

– À votre aise.

– Vous ne m’en voudrez pas ?

– Si vous n’étiez pas mon ami, monsieur de Nogent, et si jen’étais pas sûr de votre discrétion, vous n’auriez pas impunément,je vous le jure, soulevé le voile qui couvre mon trésor.

Le comte s’assit près de Lucien.

– Ainsi, dit-il, vous êtes tout à fait amoureux ?

– Sans doute.

– La jeune fille est belle ?

– Vous le savez maintenant.

– Et elle vous aime ?

– Je l’ignore encore.

– Du moins, la voyez-vous souvent ?

– Tous les jours.

– Elle habite peut-être cet hôtel ?

– Précisément.

– Diable ! et vous avez l’intention del’épouser ?

– Oui, certes.

Le comte fit une moue aristocratique.

– Une petite bourgeoise, dit-il dédaigneusement.

– Moins que cela peut-être, une grisette, repartitLucien.

– Y a-t-il quelque fortune ?

– Je m’en inquiète peu.

– Mais, sa famille ?…

– Je ne la connais pas.

Le comte fit un soubresaut ; il prit la main de Lucien etla lui serra.

– Mon bon, lui dit-il à voix lente, prenez bien garde à ceque vous allez faire ; la maladie dont vous êtes atteint meparaît des plus graves… et puisque vous me permettez de vous parleravec franchise… je vous conseille de bien réfléchir… avant de…

– Mais c’est le bonheur qu’un pareil amour ! fitLucien.

– Peut-être… répondit le comte.

En parlant ainsi, il reprit son chapeau et ralluma son cigare,puis il se dirigea vers la porte. Avant d’en franchir le seuil, iljeta un dernier regard sur la statuette, et la désignant du doigt àLucien :

– Enfin, dit-il au sculpteur, n’oubliez pas que je vous enai proposé trois mille écus.

Et il s’éloigna.

Lucien, mécontent du comte, mécontent de lui-même, sourdementinquiet de mille craintes vagues, ferma la porte de l’atelier àdouble tour, et revint se placer à quelques pas de lastatuette.

Il resta longtemps absorbé dans une contemplation muette etextatique, la poitrine oppressée, le regard fixe, l’esprit flottantentre mille résolutions contraires.

– De l’or ! murmurait-il de temps en temps ; ilm’a offert de l’or pour elle ! – Ah ! dans quel mondevivent-ils donc, ces hommes ?… à quelles femmes vont-ilsporter leur amour ?… ont-ils un cœur seulement ?… ÔBerthe ! Berthe !

Sa main passa rapidement sur son front ; il prit lastatuette et fit quelques pas à travers la chambre.

– J’ai eu tort, dit il, j’aurais dû la cacher à tous lesyeux, j’aurais dû m’attendre à ce qui est arrivé… PauvreBerthe ! j’étais égoïste… je n’ai pensé qu’à monbonheur ; j’étais si heureux de l’avoir là, près de moi, jouret nuit, belle et chaste, tendre et rêveuse, comme dans la réalité…J’étais insensé… oh ! je ne veux plus l’exposer à unesemblable injure.

Lucien souleva vivement la statuette et fit une seconde fois legeste de la briser…

Il s’arrêta.

On eût dit qu’au moment de se séparer violemment de l’imageaimée de Berthe, un suprême déchirement se faisait dans soncœur ; quelques larmes amères emplirent ses yeux !

Puis il approcha le marbre de ses lèvres frémissantes et déposasur le front de la jeune fille un muet et long baiser.

– Ô Berthe ! dit-il, c’est la première fois que j’ose…Pardonnez-moi !… je vous aime, Berthe, comme jamais ange n’aété aimé… C’est peut-être un éternel adieu… qui sait !ah ! que du moins à l’avenir nul ne doute, par ma faute, ni devotre pureté, ni de mon amour… Adieu ! Berthe !…adieu !

Et la statuette, s’échappant des mains de Lucien, alla toucherle pavé et se brisa.

 

Comme on le voit, l’amour de Lucien avait pris en peu de tempsun développement excessif.

À mesure qu’il avançait dans cet amour qui s’était emparé de soncœur avec tant de violence, l’artiste s’isolait davantage et vivaitsans chercher à savoir ce qui se passait au delà de la maison qu’ilhabitait.

Son monde à lui, c’était sa chambre ; l’horizon quiplaisait le plus à son regard, c’était la fenêtre à laquelle Berthevenait s’accouder !

Il ne s’était pas demandé pourquoi la jeune fille restait ainsiseule toute la journée, sans personne qui veillât sur elle ;il ignorait tous les détails de sa vie passée. Berthe était belle,Lucien avait lu sur son front et dans son regard tout ce qu’un cœurde jeune fille peut receler de pureté et de candeur, et lui, pauvreartiste aimant, s’était abandonné sans défiance.

Bientôt, cependant, Lucien se crut complètement heureux.

Le regard de Berthe, qui se posait parfois sur le sien pour s’youblier de longues minutes, lui apportait l’enivrante promesse d’unamour partagé, et il frissonnait jusqu’au plus profond de son cœur,quand ce regard venait à lui comme un doux encouragement. Mais peuà peu ces satisfactions vagues et insaisissables ne lui suffirentplus ; il eut des heures de découragement, il redevint triste,taciturne, il songea avec désespoir qu’un monde le séparait encorede celle qu’il aimait, et qu’il ne lui avait jamais parlé.

Parfois aussi, la jalousie le mordait douloureusement aucœur ; il avait mille terreurs ; il craignait à chaqueinstant de la perdre.

Sous le prétexte d’avoir un jour meilleur, il imagina de louerune chambre contiguë au petit appartement qu’occupait Berthe.

La jeune fille n’avait alors aucune raison pour le craindre oupour le fuir. Elle ne sentait pas d’ailleurs en elle cetteplénitude de passion qui emportait Lucien, et elle pouvait secroire forte contre les dangers d’un tel rapprochement.

Et puis, elle avait confiance dans le jeune artiste.

Instinctivement, elle avait deviné en lui une nature droite,loyale, généreuse ; sans le connaître, elle savait qu’ellepouvait abriter son honneur sous son amour ; seulement, lesentiment qu’elle éprouvait n’était qu’un simple amour de jeunefille ambitieuse et coquette, une tendresse sans puissance commesans dévouement, et, tandis que Lucien lui apportait tout ce qu’ilavait de jeunesse, d’enthousiasme et d’ardeur, Berthe se contentaitde se laisser aimer, et elle s’endormait chaque soir sans désirs,comme chaque matin elle s’éveillait sans trouble.

Lucien résolut bientôt de demander la main de Berthe à sonpère.

Et tout de suite se présenta à son esprit une réflexion qu’ils’étonna naïvement de n’avoir point encore faite.

Quel était M. Danglade ? que faisait-il ? commentvivait-il ?…

Lucien venait de mettre le pied dans le domaine de la vieréelle, et, déjà, il se trouvait arrêté !

Alors il s’informa, et, pour la première fois, il apprit ce quise disait dans le voisinage touchant le père de Berthe.

D’étranges bruits commençaient en effet à courir.

Les uns disaient que M. Danglade pouvait bien être unemployé de la police ; les autres affirmaient que c’était unagent de quelque prétendant.

Tous s’appuyaient sur cette circonstance réellementsingulière :

On avait rencontré plusieurs fois M. Danglade par la ville,et toujours avec de somptueux habits et un équipage magnifique. Or,quand il revenait le soir, dans la maison de la rue de l’Ouest, ilrentrait à pied, quelque temps qu’il fit, vêtu de ce même habitnoir, que deux ans de plus n’avaient pas rajeuni.

Évidemment, cet homme se cachait.

Lucien ne pouvait rester sous l’effet de pareils bruits, et bienqu’il lui en coûtât beaucoup d’aborder ce sujet, il n’hésita pas àen entretenir Berthe.

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