La Dame d’Auteuil

Chapitre 5SOCIÉTÉS EN COMMANDITE

À quelques jours de la scène que nous venons de raconter, Michotétait installé dans un magnifique bureau, attenant d’un côté aucabinet de M. de l’Étiolle, industriel fameux, de l’autreà un immense corridor, sur lequel s’ouvraient sept ou huit chambresnumérotées.

Là, une armée de commis causait de la pièce nouvelle ou desévénements du jour, en travaillant Dieu sait à quoi.

Tout, dans cet appartement, avait un air d’ordre et derégularité qui, au premier coup d’œil faisait plaisir à voir. Ilétait évident qu’on avait mis un soin minutieux à arranger lesdivers ornements qui remplissaient chaque salon ou chaquebureau.

C’étaient des pyramides de cartons superposés symétriquement,des plans appendus aux murs dans leurs cadres sévères d’ébènearrondi, des cartes en relief, des rayons de bibliothèque, oùreluisaient, dans leur riche reliure, tous les ouvrages de noscélèbres jurisconsultes ; de toutes parts enfin, un parfumd’affaires, un grand air d’opulence.

C’est là que s’était installé M. Danglade, devenuM. de l’Étiolle, à la suite de sa conversation avecl’honnête Michot.

M. Danglade était un fripon émérite, mais un fripon sansgrande habileté ; il voyait le danger, mais il n’avait nil’énergie ni l’adresse nécessaires pour lui faire tête ou leconjurer.

Le secret de sa réussite première était tout entier dansl’honnêteté de sa physionomie, dans la grâce décente et distinguéede ses manières, jointes à un tact suffisant pour chercher sesdupes là où ces qualités pouvaient agir le plus efficacement.

Il n’avait point de petits actionnaires.

Ayant eu l’entrée par hasard, dès l’abord, dans une grandemaison du faubourg Saint-Germain, il avait étendu ses relationsavec un merveilleux bonheur.

Il n’avait pas tardé à faire de nombreuses dupes.

Ses exagérations industrielles, comme ses fables politiques,avaient été prises au pied de la lettre. En deux ans il organisacinq sociétés en commandite et réalisa la presque totalité de leursactions.

Mais une fois lancé dans le tourbillon industriel, il lui fallutsoutenir la concurrence de luxe et d’ostentation de ses pairs. Ildevint fastueux, et dès lors, faisant vibrer dans le cœur de sesnobles dupes une autre corde que celle de la sympathie, il promitmonts et merveilles, des intérêts magnifiques, des dividendesfabuleux ; et, bien que l’avidité mercantile ne fût pas portéeau point où nous la voyons maintenant, ses promesses ranimèrent laconfiance.

Il est si doux, voire pour un ancien duc et pair, de tripler soncapital !

Bien des millions lui étaient passés déjà par les mains ;mais il ne faut pas croire que le plus habile fripon du mondepuisse garder tout ce qu’il reçoit. En bonne piperie industrielle,le grand principe, au contraire, est de rendre à propos pourrecevoir davantage.

L’habileté consiste à se retirer avec le plus d’argentpossible ; mais, pour cela, il faut que la confiance ait duréquelque temps. Il faut, par conséquent, avoir entretenu cetteconfiance, soit par un train de bureau et de maison somptueux, soitpar le payement exact d’intérêts et de dividendes savammentcalculés.

L’Étiolle avait fait tout cela, et, lors de l’arrivée de Michot,il espérait se retirer bientôt avec une fortune considérable.

Après son association forcée, il avait encore compté prendre ceparti ; mais Michot, qui avait goûté l’opulence, n’était pashomme à se contenter même des cent mille francs qu’il avait d’aborddemandés. Il s’imposa définitivement à l’Étiolle, et dès lors laruine de cette maison se put aisément prévoir.

Michot était entêté en même temps qu’incapable. Il engagea sonassocié dans des entreprises que celui-ci n’osa refuser. Au momentde faire rafle, il doubla l’enjeu.

Et puis Danglade avait été atteint par la fièvre de cetteépoque.

Il jouait à la Bourse.

De trois à quatre heures, il ne bougeait pas du palais del’agio. Il en connaissait toutes les ruses, toutes lesinfamies.

Il jetait, dans ce jeu infernal, des sommes considérables qui,quelquefois, se multipliaient dans ses mains ; qui, plussouvent, s’évanouissaient au jour du payement des différences.

Mais les fripons ont leur vanité tout comme les honnêtesgens.

Danglade aimait ce bruit, ce mouvement, ce monde qu’il trouvaitsous les colonnes corinthiennes de la Bourse… Il y était très-connuet considéré. – On le saluait de loin, on se rangeait pour lelaisser passer, on s’entretenait de ses succès ; et il étaitfier de cette considération équivoque qui s’attache à l’hommeheureux.

Danglade jouait donc… C’était, pour lui, plus qu’unedistraction, c’était l’oubli.

Quoi qu’il fît, et bien que la prospérité éclairât la routequ’il suivait, son passé le suivait toujours comme son ombre ;le remords, c’est le boulet moral que le criminel traîne après lui,avant d’aller au bagne.

Nature vive, impressionnable, sans profondeur, Michot avaittoutes les habiletés, tous les talents qu’exige une vied’aventurier. Il était parvenu à se composer un extérieur enharmonie avec la position qu’il avait usurpée, et les bonsactionnaires auxquels il avait affaire se félicitaient à l’envid’avoir placé leurs fonds entre les mains d’aussi braves ethonnêtes gens.

Michot était cependant un gredin de la pire espèce ; ilavait rendu déjà à l’Étiolle des services de plus d’un genre, etc’était une des raisons pour lesquelles celui-ci ne pouvait serésoudre à rompre avec lui.

L’eût-il voulu, d’ailleurs, qu’il ne l’aurait probablement paspu.

Ces deux hommes étaient fatalement liés l’un à l’autre par uncrime commun, et ils craignaient l’un et l’autre une trahisonréciproque.

Il y avait cependant cette différence entre eux deux, c’est queMichot était décidé à tout, à la première velléité d’hostilité dela part de Danglade, tandis que ce dernier flottait irrésolu entremille projets qu’il n’avait pas le courage d’exécuter.

 

Danglade avait une fille, et il l’aimait !…

Dieu avait placé près de lui cette enfant, pour qu’elle fût sonremords de tous les instants.

 

Rien, pendant quelque temps, ne troubla la paix du ménage deMichot et de Danglade ; mais le premier couvait uneidée ; il fallait bien que, tôt ou tard, il en fît part à sonassocié.

 

Le jour où nous reprenons ce récit, Michot était assisnonchalamment dans une pièce attenante à celle qu’occupaitd’ordinaire son associé Danglade, et il se curait les dents avecune satisfaction mêlée de quelque peu d’impatience.

À chaque instant, son regard se tournait vers la porte ducabinet de Danglade, d’où quelques mots d’une discussion engagée àvoix basse, mais vivement soutenue, arrivaient jusqu’à lui.

Enfin les fauteuils roulèrent sur le parquet de la chambrevoisine ; on prit congé à voix haute, et la sonnette deDanglade retentit presque aussitôt.

– Eh bien ? fit Michot en entrant.

– Va vite à la caisse, répondit Danglade, dont le visageparut resplendir, et ordonne qu’on paye, à bureau ouvert, lesintérêts et dividendes de l’Ouest de la France !

– Mais… objecte Michot.

– Va, te dis-je, et reviens tout de suite.

M. de l’Étiolle ou Danglade se renversa sur sonfauteuil après le départ de son acolyte :

– Six pour cent d’intérêts, murmura-t-il avec une sorte decomplaisance, quatorze pour cent de dividendes, donc vingt pourcent ; voilà un joli bénéfice pour ces messieurs. Voyons, surquinze cent mille francs d’actions prises, cela fait trois centmille francs. Diable ! c’est un peu cher !…

Michot rentrait en ce moment.

– Sais-tu que c’est trois cent mille francs que tu jettespar les fenêtres, dit-il en entrant.

– Je viens de le calculer ; cela fait réellement troiscent mille francs, répondit Danglade.

– Nous n’avons en caisse que vingt mille francs écus et unetrentaine de billets de banque.

– C’est égal.

– Comment, c’est égal !

– Michot, je viens de gagner un million deux cent millefrancs.

– Toi !… dit celui-ci d’un air incrédule, et en serapprochant instinctivement de son associé.

– Oui ! Les huit principaux actionnaires de la Sociétéde l’Ouest de la France, pour la recherche etl’exploitation…

– Je sais le prospectus. Après ? interrompitbrusquement Michot.

– Les huit principaux actionnaires m’ont fait l’honneur devenir me voir ce matin.

– Après ?

– J’avais si peu l’intention de leur payer leurs intérêtset dividendes que j’ignorais jusqu’au jour de l’échéance. C’étaitaujourd’hui.

– Diable !…

– À la première ouverture, comme de raison, j’ai dit quej’étais prêt.

– Tu as de l’aplomb !

– Alors ces messieurs se sont consultés… je n’ai pas mêmeeu la peine de leur proposer… et vrai, je ne sais si j’en aurais eule courage ! ces messieurs se sont consultés, et, ravis denotre exactitude, ils m’ont proposé d’émettre quinze cents autresactions, qu’ils ont absorbées immédiatement avec une aviditéméritoire.

Michot n’avait pas attendu la fin de la phrase, il s’était levéet parcourait la chambre en se frottant les mains.

– Bon ! bon ! bon ! criait-il dans unvéritable transport de joie, tu es un grand homme,Danglade !

– Chut ! interrompit celui-ci, ne prononce jamais cenom !

– C’est juste ! tout ce que tu voudras. Vous êtes ungrand homme, monsieur de l’Étiolle ! vous êtes un grand homme,mon honoré patron !

Puis, se rapprochant tout à fait :

– Ah çà ! continua-t-il, voilà qui nous met en fondspour notre société à nous.

Le front de M. de l’Étiolle se rembrunit tout àcoup.

– Michot, dit-il, nous avons déjà cinq sociétés… Lesemployés nous ruinent.

– Mais je n’en ai pas une, moi, mon bonhomme.

– N’es-tu pas mon associé ?

– Pas assez.

Et Michot, frappant tour à tour sur les cartons élégants quicouvraient le bureau de palissandre, continua :

– En moins de temps qu’il n’en faut pour les inventer,dit-il, tu as créé cinq sociétés qui représentent des capitauxénormes, incalculables. – Ici, ce sont les Canaux duCentre, cinq cent mille francs, dont deux cent mille sont déjàsouscrits ; plus loin, les Pompes hydrauliques, quinous ont rapporté plus de cent cinquante mille francs ; là,les Mines aurifères ; à côté, les Cuivres de laprovince de Constantine ; enfin l’Ouest de laFrance, le GRAND OUEST, qui, à l’heure qu’il est, représenteprès de trois millions de capital !… Voilà notre richesse,c’est beau, cela promet, et je conviens que je devrais me contenterde cela. Mais, que veux-tu, mon petit, j’ai ma tocade,j’ai l’amour de la propriété, je veux avoir ma commandite à moitout seul, mes actions à moi… La Société Michot et Compagnie,quoi ! – Comprends-tu ?

– C’est de la folie ! fit de l’Étiolle atterré.

– Possible.

– Ce sont des frais, des dépenses ; on use son crédità un pareil métier, puis, un jour, les actionnaires se lassent,s’inquiètent ; la défiance s’en mêle, et la faillitearrive.

– Bah ! la faillite vous prévient toujours d’avance,objecta Michot avec insouciance ; on a le temps de mettre dufoin dans ses bottes, et l’on file un beau matin, par le chemin defer, sans se donner la peine de saluer ses bijoux decommanditaires.

– Tu es cynique, Michot…

– Ah ! parbleu, je te conseille de faire labégueule.

– Ce que tu veux est impossible.

– Allons donc !… Tu sais bien que je n’aime pas à êtrecontrarié.

– Je n’y consentirai jamais.

– C’est ce que nous verrons.

Et en parlant ainsi, Michot se rapprocha de l’Étiolle et lui dità voix basse :

– À moins que tu n’aimes mieux que je m’en explique avec lapetite.

– Ma fille ! s’écria le malheureux père.

– C’est une idée !…

– Misérable !…

– Des gros mots !… allons… tu ne sais prendre que lecôté violent des choses.

– C’est toi plutôt qui abuses de ta position pour nousperdre tous.

Michot haussa les épaules et se mit à jouer avec le manche d’uncouteau d’ivoire, tandis que de l’Étiolle, en proie à la plus viveagitation, était allé s’accouder, frémissant de colère, sur lemarbre de la cheminée.

Pour un rien, il eût tué son associé !

Cet homme était son démon familier, sa mauvaise chance, sonmauvais génie ! – Sans lui, il eût pu être heureux, vivre avecsa fille, se retirer avec elle loin des dangers que l’avenir luiréservait peut-être…

Michot présent, tout était remis en question !

Malheureusement, de l’Étiolle n’était pas l’homme desrésolutions promptes, et il comprenait bien lui-même qu’il n’auraitjamais l’énergie nécessaire pour dompter un pareil homme.

Il se sentait fatalement enfermé dans un cercle étroit, et sedemandait, avec effroi, s’il lui faudrait vivre éternellement avecune si redoutable menace suspendue sur sa tête et sur celle de safille.

Tout à coup, une idée lui vint à l’esprit, et avec cettefacilité à se faire illusion, qui est le propre des naturesfaibles, il se crut sauvé.

Un sourire vint éclairer son visage :

– Voyons, dit-il alors à Michot, qui continuait de joueravec le manche de son couteau, tu tiens donc beaucoup à tasociété ?

– J’y tiens !… répondit Michot.

– C’est toujours la même ?

– Toujours.

– Société Michot et Compagnie.

– Pour l’exploitation des gisements aurifères del’Algérie, compléta l’associé.

– Au fait, c’est peut-être une bonne affaire, reprit del’Étiolle.

– Excellente… l’Algérie est à la mode, et c’est si tentantd’avoir de l’or à la portée de la main.

– Tu as raison.

– Tu y viens donc ?

– Peut-être.

– À la bonne heure.

– Écoute, nous allons lancer l’affaire… Quinze centsactions de mille francs chacune ; pour ma part, j’en prendstrois cents.

– Comptant !… fit Michot qui ouvrit l’oreille.

– Comptant… répéta de l’Étiolle avec une indifférencefeinte.

– Tu les as donc ?

– Je les trouverai.

– Et tu me les donneras ?

– À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que le siège de la nouvelle société sera fixé àAlger, et que le gérant sera tenu d’y résider.

Michot cessa de jouer avec son couteau et regarda del’Étiolle.

– Oh ! oh ! dit-il d’un air ironique, mais c’estune idée, cela…

– Tu trouves ? rit son interlocuteur un peuembarrassé.

– Et c’est toi qui l’as imaginée tout seul ?… Et tu ascru que je donnerais dans le panneau ?…

– Cependant…

Michot se leva, rejeta sur la table le couteau qu’il avait à lamain, et enveloppa son associé d’un regard plein d’audace et derésolution.

– Écoute, dit-il d’une voix ferme, tu veux jouer au finavec moi, et franchement cela ne te va pas… Je te le dis biensérieusement, mon bonhomme, si jamais l’envie te prend de tedébarrasser de moi, tâche au moins que je ne m’en doute pas, carcela pourrait te jouer un mauvais tour. Là-dessus, je te salue, ette dis à bientôt.

Et, sur ces mots, il sortit du cabinet, laissant de l’Étiolleinterdit et encore plus embarrassé qu’auparavant.

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