La Dame d’Auteuil

Chapitre 9COMPLICATIONS

Chez Lucien, la première impulsion était toujours droite etdigne ; mais la passion se faisait bientôt jour et faussaitson jugement.

Sortir, oublier et se taire, telle était sa résolution enquittant Aymard.

Une heure après, égaré dans les allées du parc, il se demandaitsi Berthe pouvait être coupable, – et il se répondait queM. Danglade avait dû forcer la volonté de sa fille, queM. de Nogent était riche, et que la pauvre enfant étaitsacrifiée !…

Comme on le voit, Lucien s’accrochait avec une rage désespérée àtoutes les branches folles qui pouvaient lui offrir quelque chancede salut. La veille encore, il était près d’oublier Berthe, etmaintenant il se reprenait à cet amour insensé avec une ardeurnouvelle.

Il allait et venait à travers les allées du parc, écoutant lesdoux murmures du bal et l’harmonie enivrante de la musique. – Vingtfois il était revenu, haletant, épuisé, hors de lui, s’accoudersous les fenêtres des salons illuminés.

Il ne voulait point partir sans avoir vu Berthe ; ilespérait toujours la découvrir au milieu de la foule, entendre leson de sa voix…

Il resta !

Berthe allait se marier !… le comte de Nogent venait de lelui apprendre ; il n’y avait plus à en douter, et pourtant ilvoulait voir !…

Il voulait voir si l’attente d’un semblable événement avaitchangé l’attitude de la jeune fille ; pour lui, il étaitévident qu’elle était contrainte à ce mariage ; il ne pouvaits’éloigner avant d’avoir lu sur le visage de Berthe la trace de sesrécentes douleurs.

Il resta !

Un homme sensé aurait fui un pareil spectacle.

Mais Lucien se raidissait contre l’adversité avec une énergiesauvage ; il voulait retourner de sa propre main le poignardqu’on lui avait plongé dans le cœur.

Il resta !…

Cependant la chaleur était devenue étouffante dans la salle debal. La foule, qui s’était portée dans le jardin, inondait leparterre et les charmilles.

Berthe, profitant de ce moment de liberté, s’entoura d’unedouzaine d’élus, et fut établir un petit cercle dans un salon deverdure, caché sur les limites du jardin et du parc. Là étaientMlle de Nogent, quelques jeunes filles,quelques jeunes gens privilégiés. Parmi ceux-ci, M. AnténorBlum, poupée millionnaire, frisée, corsetée, fardée, et quipartageait, avec le comte de Nogent, les bonnes grâces deMlle de l’Étiolle.

L’entourage ordinaire de celle-ci avait subi déjà unetransformation presque complète.

Sauf quelques vieux nobles, dupes obstinées, et M. etMlle de Nogent, toutes les bellesconnaissances avaient disparu, l’une après l’autre. On voyait bientoujours, aux fêtes de l’industriel, une longue file d’équipagesarmoriés stationner à la porte ; mais leurs noblespropriétaires faisaient dans les salons une froide et courteapparition, seulement pour ne pas rompre tout à fait avec un hommedont ils se défiaient maintenant, mais qui avait entre ses mainsune partie de leur fortune.

Ainsi, dans le cercle, choisi pourtant, qui entourait la jeunefille, on ne comptait que des héritières de banquiers enrenom ; les jeunes gens étaient des boursiers ou des quartsd’agents de change ; M. Anténor Blum tenait un bureaud’annonces dans tous les journaux, et n’était pas très éloigné dese croire littérateur.

Berthe elle-même s’était transformée avec la merveilleusefacilité que nous lui connaissons. Sans rien dépouiller de sagrâce, elle avait saisi la nuance qui sépare le véritable bon ton,du bon ton ayant cours dans une société moins relevée. Berthe,femme tout extérieure, mais parfaite en cela, pouvait monter oudescendre sans cesser de paraître à sa place. Le jour où elle sefût éveillée reine, elle eût deviné instantanément son rôle ;le lendemain, assise au dernier degré de l’échelle sociale, elleeût offert un type ravissant de grisette.

La conversation futile, sautillante et en même temps dépouilléedu charme indicible des causeries intimes d’un certain monde, avaitdéjà effleuré nombre de sujets. M. Anténor Blum avait faitautrefois une charade pour le Corsaire, qui n’en avait pasvoulu ; il fit tomber la conversation sur la poésie.

– C’est beau ! dit-il, c’est sublimement beau, maisc’est difficile.

– Et ennuyeux ! ajouta, entre haut et bas, une filled’industriel.

– Ennuyeux ? reprit le courtier d’annonces ; nonpas, mademoiselle. Je n’ai pas dit cela. J’ai fait des vers dans mavie, beaucoup de vers…

– Vous seriez bien aimable de nous en réciter quelques-uns,dit Berthe.

Le cercle se resserra dans l’attente d’une ample matière àraillerie. Anténor passa un doigt dans l’entournure de son gilet etfit pirouetter son lorgnon.

– Non, non ; en vérité, non, mademoiselle. Je n’aijamais pu me résoudre à dévoiler ainsi ce que je regarde comme…

– Allons, Blum, mon cher, dirent les autres jeunes gens,tandis qu’il cherchait un mot à effet pour terminer saphrase ; puisque ces dames t’en prient…

– Je suis confus et désolé, dit Blum, très confus etsingulièrement désolé. Cependant… je ne puis…

– Allons ! dit Mlle de Nogent, nesoyons pas importunes.

– N’en parlons plus, appuya tout le cercle.

Mais ce n’était pas le compte de M. Blum, qui continua sansprendre garde à cette interruption :

– Mes œuvres consistent essentiellement en sonnets,dit-il ; c’est un genre que je suppose avoir réhabilité.

– Peste ! murmura un jeune homme, je croyais qued’autres avaient déjà pris ce soin.

Blum laissa tomber sur lui un regard de pitié, et fit tournerson lorgnon en sens contraire.

– Si l’on veut, dit-il ; moi, je ne connais pas dejoli sonnet.

– J’en sais un qui vous plairait, dit étourdimentMlle de Nogent.

Blum s’inclina avec une incrédulité respectueuse.

– Voyons ! s’écrièrent les jeunes filles.

Mlle de Nogent interrogea Berthe du regard.Celle-ci fit un geste d’indifférence. AlorsMlle de Nogent sortit de ses tablettes à elleun petit carré de papier très-fin, semblable à celui qui, roulé dela main de Lucien, avait effleuré un jour les beaux cheveux deBerthe, lorsqu’elle était solitaire, appuyée à sa fenêtre. Puis lasœur d’Aymard, d’une voix singulièrement émue et tremblante, lut undes derniers sonnets du jeune sculpteur au temps de ses heureusesamours.

– C’est joli ! dirent les jeunes filles quand elle eutfini.

– C’est ennuyeux ! ajouta encore la fille d’unindustriel.

– Cette fois vous avez, selon moi, parfaitement raison, ditAnténor avec dédain : c’est fade ; c’estrèvoltement fade…

Vous permettez ? ajouta-t-il en tendant la main versMlle de Nogent, qui lui passa le sonnet avecrépugnance.

Et Anténor le relut avec une emphase perfide et ridicule.

Tout le cercle, Berthe la première, éclata de rire.

Mlle de Nogent avait une larme dans lesyeux.

– Pauvre Lucien ! murmura-t-elle.

– Il y a là dedans beaucoup de lignes, de formes,de contour, dit Anténor triomphant ; l’auteur est aumoins un modeleur en cire.

Berthe rit avec moins d’effronterie ; elle commençait àsouffrir ; Mlle de Nogent lui avait serréla main, et ce muet reproche avait porté.

Elle reprit le sonnet et le garda un instant ; son cœur sesoulevait. Pour la première fois de sa vie, elle éprouvait uneémotion poignante.

Lucien qui l’avait tant aimée ! Lucien dont elle necomprenait pas toute la valeur, mais qu’elle sentaitinstinctivement si au-dessus de ces pauvres gens, elle venait de lejeter en pâture à leurs railleries !

Pour cacher son trouble, elle se leva et passa la tête par unefenêtre taillée dans le feuillage.

Or, Lucien était là, pâle et les traits renversés.

Il avait tout entendu.

Il ne dit pas une parole, elle ne poussa pas un cri ;seulement, sur un ordre muet, elle lui tendit le sonnet qu’ilsaisit et déchira en pièces.

Puis Berthe se laissa tomber en arrière au milieu du cerclestupéfait…

Elle venait de s’évanouir !…

Une heure après cette scène, Lucien était encore à la mêmeplace : le cœur brisé, la poitrine oppressée, il pleurait…

Tout son bonheur était détruit… Berthe ne l’aimait pas ;elle ne l’avait jamais aimé… L’illusion n’était plus possible… Ilfallait y renoncer.

Et cependant…

Cet amour avec lequel il avait vécu jusqu’alors avait jeté desracines si profondes, Lucien avait tant besoin aussi de se sentiraimé de quelqu’un, qu’il eût volontiers donné vingt années degloire pour croire encore à l’amour si longtemps rêvé deBerthe.

Pauvre Lucien ! il ne pouvait se décider à partir.

Peu à peu les bruits se taisaient alentour ; les salons sevidaient insensiblement ; encore quelques instants et ilallait se trouver seul au milieu de la vaste solitude du parc.

Le silence qui l’entourait le rappela à la réalité.

Il se leva.

Un grand nombre de verres de couleur brillaient çà et là, jetantleurs derniers reflets à travers les allées plus sombres ; cesfaibles lueurs lui suffisaient pour retrouver son chemin.

D’ailleurs toute hésitation avait maintenant disparu de sonesprit ; il voulait partir ; il lui semblait que lecourage lui était revenu ; il croyait avoir la force de rompreavec un passé désormais impossible.

Il fit quelques pas dans la direction de la grille.

Malheureusement, au moment où il allait quitter le sentier quiaboutissait à l’allée principale, et comme il passait près d’unmassif de verdure, il s’arrêta tout à coup et parut écouter avecune profonde attention.

Il retint son haleine et prêta l’oreille.

Il y avait dans ce massif M. Michot etMlle Lise.

Lise, jolie comme un démon sous ses vêtements desoubrette ; M. Michot, allumé par le jeu, ivre d’espoir,remuant par anticipation, dans son esprit, les flots de billets debanque que M. de Nogent devait sous quelques jours verserdans sa caisse…

M. Michot avait désiré causer quelques instants avec Lise,loin du bruit, à l’abri des curieux, sous l’ombre et le mystère desbocages épais. – Il prétendait avoir bien des choses à luidire.

Lise s’était rendue de bonne grâce à cette invitation.

– Lise, avait dit M. Michot dès que la jeune filles’était trouvée à quelques pas de lui, je craignais que tu nevinsses pas.

– Pourquoi donc ? fit Lise, en relevant vivement latête.

– Tu ne savais pas pourquoi je te priais de venir.

– Eh bien ?…

– Et il pouvait y avoir du danger…

Lise lui jeta au nez un éclat de rire ironique.

– Chut !… dit Michot en posant mystérieusement undoigt sur ses lèvres.

– Vous voyez bien que c’est vous qui avez peur, objecta lasoubrette avec enjouement.

– Je ne veux pas qu’on nous voie…

– La nuit est assez noire.

– Ni qu’on nous entende…

– Tout le monde est couché.

– C’est ce qu’il faut.

Lise haussa les épaules et fit un mouvement des lèvres quivoulait dire : À quoi bon ?…

– Écoute, Lise, reprit Michot bientôt après, tu es unefille charmante.

– Tiens ! tiens ! vous vous êtes aperçu de cela,aussi ?

– Tu as, dit-on, autant d’esprit que de beauté ?

– Ce serait beaucoup.

– Et je veux savoir si ce que l’on dit est vrai.

– Essayez…

Michot parut réfléchir un moment, puis il prit la main de Lisedans les siennes.

– Voyons, lui dit-il alors ; tu as vingtans ?

– On ne sait pas, répondit la soubrette.

– Après tout, cela m’est égal.

– Et à moi donc.

– La seule chose qui m’intéresse, c’est que tu es jeune,que tu es jolie, et que si tu n’es pas la plus sotte des femmes, tume rendras le plus heureux des hommes…

Lise dégagea vivement sa main de l’étreinte de Michot et reculade quelques pas.

Elle ne s’attendait pas à cette proposition.

– Voyez-vous cela, dit-elle avec surprise ; qui seserait jamais douté que vous eussiez des intentions de cettenature ?

– Mes intentions sont honnêtes.

– J’en doute…

– Je veux t’épouser.

– Dans un vrai arrondissement ?…

– Par-devant M. le maire.

– Eh bien ! dit Lise, vous me croirez si vous voulez,mais ceci ne m’étonne pas de votre part.

– Est-ce une ironie ? repartit Michot, qui ne savaitpas au juste comment il devait prendre cette confidence.

– C’est tout ce que vous voudrez.

– Repousserais-tu ma proposition ?

– Peut-être.

– Tu as donc quelque inclination dans le cœur ?

– Je n’en sais rien… Mon cœur fait ce qu’il veut. Cela neme regarde pas.

– Alors… quelle objection ?

– Il y en a plusieurs.

– Voyons la première.

Lise réfléchit quelques instants ; puis elle releva son œilintelligent et vif :

– Se marier, reprit-elle aussitôt, est chose assez gravepour qu’on y songe sérieusement… Moi, je ne voudrais pas épouser unhomme jeune.

– Tu as bien raison, objecta Michot.

– Je l’aimerais trop, d’abord…

– Ah !

– Et il serait peut-être jaloux.

– Diable !

– Avec vous, au moins, je suis certaine d’avance que jen’aurais rien à craindre de ce côté.

– Qu’en sais-tu ?

– En tout cas, cela ne me regarderait pas…

Michot ne put s’empêcher de sourire à cette repartie ; ilreprit la main de Lise.

– Allons, dit-il avec bonhomie, tu veux m’effrayer envain ; je t’aime, je suis décidé à t’épouser, et aucuneobjection ne pourrait m’arrêter.

– Une dernière question, interrompit Lise ; quelle estvotre position chez M. de l’Étiolle ?

– Elle est celle d’un associé.

– Je trouve monsieur bien soucieux depuis quelquetemps !

– C’est un imbécile.

– Et vous ?

– Moi, Lise, moi, je suis un homme de génie, et avant huitjours, ma fortune sera faite.

– Comment cela ?

– Écoute… Tu connais M. de Nogent, n’est-cepas ?

– Certes.

– Tu sais qu’il est amoureux deMlle de l’Étiolle.

– Il en perd la tête.

– Il en perdra plus que cela, ma fille, car, avant huitjours, sa fortune tout entière passera entre mes mains.

– Que dites-vous ?

– Un million !…

– Mais c’est un vol !… se récria la jolie caméristeavec une indignation qui n’était pas jouée.

– Bah ! repartit Michot, avec un million, on vit aussibien en Belgique qu’en France, et nous passerons notre lune de mieldans les douceurs d’un charmant voyage à l’étranger.

En parlant ainsi, Michot se renversa en riant et chercha àattirer Lise plus près de lui ; mais cette dernière avait déjàdisparu dans les charmilles, et, au lieu de la charmante fille,Michot ne trouva sous sa main qu’un homme qu’il ne connaissait paset dont le regard menaçant semblait lancer des éclairs.

Cet homme, c’était Lucien.

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