La Dame d’Auteuil

Chapitre 13LE BON ET LE MAUVAIS ANGE

Quelques mois s’étaient écoulés, Berthe avait rompu violemmentavec le monde ; elle s’était retirée, triste et solitaire,dans une petite chambre située au cinquième étage d’une maison dela rue de Grenelle-Saint-Germain, et là, seule avec sa pensée etses souvenirs, elle cherchait à étouffer ses regrets et à endormirsa douleur.

Mais le coup avait été trop cruel, l’infortune était troprécente aussi, pour qu’elle pût parvenir encore à oublier.

Et puis, Berthe avait horreur de la misère ; il étaitimpossible qu’elle s’habituât à vivre entre les quatre mursdélabrés d’une mauvaise chambre d’hôtel garni.

C’est en vain que Mlle de Nogent l’avaitsollicitée de venir habiter avec elle, elle avait obstinémentrefusé.

Berthe était fière aussi ; elle ne voulut rienaccepter.

Elle avait donc disparu tout à coup, sans confier son secret àpersonne, et elle était allée, sous un nom d’emprunt, chercherl’oubli dans un quartier où elle espérait bien que nul ne viendraitla chercher.

Cette fois encore, elle devait se tromper.

Un matin, en effet, midi venait de sonner. Berthe travaillait,assise près de la fenêtre, lorsqu’on frappa à la porte.

Elle tressaillit.

Elle n’attendait personne.

Il y avait plus d’un mois qu’elle n’avait vu Émilie ; quantà Lucien, depuis le jour où elle avait repoussé l’offre de sa main,il n’était plus revenu.

Un singulier mouvement s’empara d’elle. – Elle eut presquepeur.

Toutefois, comme on avait frappé de nouveau, elle se décida à selever et s’approcha de la porte.

– Qui demandez-vous ?… dit-elle avant d’ouvrir, et parun dernier sentiment de prudence.

– Mlle Berthe ! répondit une voix defemme.

Berthe crut reconnaître cette voix, et elle ouvrit !…

C’était bien une femme, en effet, une femme jeune et jolie,entourée de flots de dentelles du dernier goût et du plus hautprix.

Berthe ne put s’empêcher de sourire.

Elle avait reconnu Lise !

Pendant quelques minutes, l’ex-soubrette parut un peuembarrassée en se retrouvant devant son ancienne maîtresse ;elle ne savait ni comment lui parler, ni même comment la regarder,mais sa nature particulièrement mobile reprit bientôt le dessus, etelle s’assit sans façon près de la fenêtre où Berthe travaillait uninstant auparavant.

– Voyons, dit-elle, en forçant presque Berthe à s’asseoirprès d’elle, vous me pardonnerez d’être venue vous voir, n’est-cepas ?

– Et pourquoi vous en voudrais-je, répondit Berthe avecsimplicité ; toutes les preuves d’intérêt me sont chères, etje n’ai pas encore perdu le souvenir de ceux qui m’ont servie…

Lise se mordit les lèvres sur le dernier mot, puis elle fit ungeste d’insouciance, et jeta un regard autour de la chambre.

– Voilà bien longtemps que j’avais envie de venir vousvoir, et je n’osais pas.

– Pourquoi donc ?

– On se fait souvent des idées absurdes. Je craignais quema présence ne vous rappelât des souvenirs pénibles.

– C’est vrai.

– Vous étiez bien heureuse, alors…

Berthe passa sa main rapide son front, et jeta à Lise un regardétrange.

– Au moins, dit-elle, d’un ton où tremblait peut-être unpeu d’amertume, je vois avec plaisir que vous n’avez pas sujet deregretter le passé.

– Moi ? fit Lise, en se regardant des pieds à la têteavec une petite moue dédaigneuse.

– Vous paraissez dans une condition meilleure.

– Ça se voit ?

– Et vous êtes contente.

– Certainement.

Il y eut un moment de silence.

La présence de Lise était évidemment pénible à Berthe, etcependant, elle éveillait en elle une curiosité inquiète et, pourainsi dire, jalouse.

De son côté, Lise semblait avoir sur les lèvres mille parolesqui ne demandaient qu’à s’échapper, et qu’elle retenait toujours,malgré elle.

– Contente ? reprit tout à coup l’ex-soubrette, enaffrontant le regard presque indiscret de Berthe ; j’aipeut-être tort de dire cela… Moi, d’abord, je ne suis pasdifficile, je n’ai pas trop d’ambition, mais je ne pourrais pasvivre sans être entourée de toutes les séductions du luxe.

– Le luxe ! reprit Berthe avec un soupir.

– Et n’est-ce pas la vie, cela ; la nôtre, du moins,poursuivit Lise ; n’avons-nous pas été faites pour portertoutes ces gracieuses fantaisies de la mode, pour égayer les fêtesde nos sourires et les éclairer de nos regards ?… C’est nousqui sommes vraiment les maîtresses du monde… Est-ce donc uneexistence que de se condamner à un travail opiniâtre, d’user sajeunesse, de flétrir sa beauté dans l’ombre et la solitude ?…Au profit de quoi, d’ailleurs, ce renoncement inhumain ? auprofit d’une vieillesse misérable et tourmentée.

Pendant que Lise parlait, Berthe avait plus d’une fois remué latête en signe d’étonnement ; quand la jolie pécheresse eutfini, elle leva sur elle deux yeux où, à travers l’indécision d’uneconscience troublée, se lisait l’expression de remordsanticipés.

– Et le monde ! répondit-elle, en élevant ses regardsvers le ciel.

Lise poussa un joyeux éclat de rire.

– Le monde ! dit-elle en haussant les épaules, labonne folie !… Eh ! de quel monde voulez-vous parler,pauvre mademoiselle ? Demandez donc aux poëtes modernes s’il yen a un autre que celui où nous vivons ; n’est-ce pas nous quel’on a chantées à toutes les époques, n’est-ce pas à nous que l’ona toujours fait la vie douce, calme et reposée ? – Qui doutede cela ? – On nous aime quand nous vivons, on nous pleurequand nous sommes mortes !… Le monde, dites-vous !… Maisil a encore plus de faiblesse et d’indulgence pour nous, qu’il n’ade raillerie et de risée pour la vertu ; l’exemple est là,d’ailleurs, pour le prouver, et chacune de nous trouve toujours unpoëte qui la chante, un sot qui l’adore et un imbécile quil’épouse !…

Berthe ne put s’empêcher de sourire à cet ingénieuxplaidoyer.

Il était évident que Lise le savait par cœur et qu’elle avaitpeut-être déjà trouvé l’occasion de le débiter souvent. Mais Berthen’était pas dupe de cette éloquence, et elle voulut le fairecomprendre.

Lise ne lui en laissa pas le temps.

– C’est encore, reprit-elle, ce que M. Blum me disaithier soir.

– M. Blum !… interrompit Berthe.

– Un de vos anciens amis.

– Vous le voyez ?…

– Souvent.

– C’était un honnête jeune homme.

– Il l’est encore.

– Un peu ridicule, peut-être.

– Il n’a pas changé.

Les deux jeunes femmes se prirent à rire.

– Pauvre Anténor, reprit Berthe un instant après, que defois ne m’a-t-il pas dit qu’il se mourait d’amour.

– Il le dit toujours.

– En vérité !

– Puisque je vous dis qu’il n’a pas changé.

– Il y a donc des amis qui se souviennent de moi ?

– Et qui donneraient beaucoup pour vous faire oublier lesrigueurs de la destinée.

– Comment ?

Lise fit un signe mystérieux, et se rapprocha de Berthe.

– Écoutez-moi, mademoiselle, dit-elle en baissant la voix,M. Anténor Blum est aujourd’hui un des riches financiers de lacapitale.

– Lui !

– Il a gagné des sommes considérables à la bourse.

– Eh bien ?

– Eh bien ! l’argent ne lui coûte rien, et si vousvouliez…

– Quoi donc ? fit Berthe, qui, sans savoir pourquoi,se sentit frissonner.

– Il vous aime toujours !

– Il m’épouserait ?…

Lise leva sur Berthe un regard embarrassé, et se mit à joueravec une petite cassolette de parfum qui pendait à sonbracelet.

– Ça, je ne sais pas, répondit-elle.

– Mais, qu’espère-t-il, alors ?

– Il ne me l’a pas dit.

Berthe eut un éclair dans les yeux.

– Cependant, insista-t-elle, c’est lui qui vous a engagée àme venir voir, n’est-ce pas ?

– Il paraissait le désirer beaucoup.

– Il vous a dit qu’il m’aimait ?

– C’est vrai.

– En un mot, et sans détour, Lise, M. Anténor Blum mefait proposer d’être sa maîtresse ?

– Mais…

– Avouez-le ?

– J’ignore…

– Oh ! tenez, vous n’avez pas même l’audace de votrelâcheté et de votre infamie.

Berthe s’était levée, et elle parcourait la chambre à grandspas.

Une pâleur mortelle était répandue sur ses traits, son sein sesoulevait avec précipitation, ses mains crispées froissaienténergiquement le corsage de sa robe.

Lise s’était levée également ; elle s’apercevait trop tardqu’elle avait fait fausse route ; elle ne savait plus quellecontenance tenir ; elle eût voulu n’être pas venue.

Heureusement pour elle que la porte s’ouvrit en ce moment, etqu’une troisième personne vint faire diversion aux péniblesémotions de cette scène.

Berthe poussa un cri, et alla se jeter dans les bras de lapersonne qui entrait.

– Émilie ! s’écria-t-elle, en embrassantMlle de Nogent avec un transport de joiefolle.

– Berthe ! fit à son tour la jeune fille.

– Vous ici… malgré le soin que j’avais pris de mecacher ?

– J’ai eu bien du mal à vous trouver !

– Oh ! vous êtes bonne !

– Mais je ne suis pas seule à penser à vous et à vousaimer.

– Qui cela ?

– Lucien.

– Lui !

– Toujours…

– Oh ! il ne m’aime plus.

– Qui peut vous le faire penser ?

Berthe eut un amer sourire.

– Lucien a été sublime, répondit-elle ; son souvenir aété mon soutien dans les cruelles épreuves que j’ai eues àsupporter ; mais, j’étais indigne de son amour, et, vous levoyez, Émilie, je me suis fait justice.

– Pauvre Berthe !…

– J’ai bien pensé à vous, cependant.

– Combien je donnerais pour retourner encore, ne fût-cequ’un jour, vers ce passé charmant où je vous ai connue siheureuse.

– Ce temps ne reviendra plus jamais.

– Qui sait ?

– Ma vie est finie, Émilie ; le monde m’acondamnée ; et tout à l’heure encore, j’ai appris avec quellecruauté cynique l’on traite de nos jours l’enfant d’uncriminel.

Émilie regarda Berthe avec étonnement, comme si elle eût cherchél’explication de ces paroles amères.

Les deux amies étaient seules maintenant ; Lise avaitprofité des premiers instants pour disparaître.

– Vous avez vu cette jeune fille ? demanda alorsBerthe à Mlle de Nogent.

– Il me semble que je la connais, répondit cettedernière.

– C’est Lise.

– Votre femme de chambre.

– Elle-même.

– Que vient-elle faire ici ?

– Oh ! une chose fort simple.

– Vous étiez tout émue quand je suis entrée.

Berthe prit la main de Mlle de Nogent et laserra dans les siennes.

– Lise est venue me trouver de la part de M. AnténorBlum, dit-elle d’une voix sèche et fébrile.

– Et que vous veut-il ?

– Vous ne le devineriez pas !…

– Mais encore ?

– M. Anténor Blum veut que je sois samaîtresse !

Berthe n’avait ni rougi ni pâli… Elle levait fièrement la tête,et semblait trouver une âcre volupté à répéter ce mot, qui lamarquait comme une flétrissure.

Le vase était plein ; elle le vidait jusqu’à la lie, et lecœur ne lui soulevait pas, on eût dit même qu’elle y puisait unesorte d’ivresse qui l’aidait à oublier l’affreuse réalité.

Quant à Émilie, elle n’avait pas répondu, mais elle avait cachésa tête rougissante dans ses mains et elle sanglotait.

– Le monde est donc ainsi fait ? dit-elle enfin enregardant Berthe à travers ses larmes ; pauvre amie, j’étaisloin de soupçonner l’étendue de votre douleur ; mais, Dieumerci, mon amitié n’est point de celles que de pareillescatastrophes font hésiter, et, si vous le voulez, Berthe, je vousdéfendrai, moi, contre le monde injuste qui vous insulte. Écoutez…j’ai près de Paris une petite habitation charmante où nous pourronsvivre seules, l’une près de l’autre, sans contact possible avecceux que vous avez connus ; partons ensemble, vous retrouverezlà le calme dont vous avez besoin ; le temps et nos soins vousferont oublier un passé cruel ; et qui sait ? mon amie,peut-être y aura-t-il encore dans l’avenir des jours heureux etbénis de Dieu… Dites, Berthe, dites, le voulez-vous ?

Berthe baisa tendrement au front la blonde enfant qui luiparlait encore de bonheur, et secoua tristement la tête en signe derefus.

– Non, Émilie, non, répondit-elle avec une douloureuseémotion, j’ai refusé naguère Lucien qui m’offrait d’être sa femme,et je refuse aujourd’hui encore l’offre que vous me faites… Je vousl’ai dit mon amie, ma vie est finie, je ne suis plus de ce monde.Merci donc à vous, merci à Lucien ; j’emporte vos cherssouvenirs dans ma solitude, et je ne vous oublierai jamais…

– Ainsi, vous me repoussez ? ditMlle de Nogent avec tristesse.

– Il le faut.

– Au moins je vous verrai quelquefois.

– Je ne sais.

– Vous vous souviendrez souvent que vous avez des amisauxquels il vous suffira de faire un appel pour qu’ilsaccourent.

– Je vous le promets.

– Ah ! j’espérais mieux.

– Et moi, mon amie, je n’avais pas le droit d’espérerautant de votre cœur.

– Au revoir donc, Berthe.

– Adieu, Émilie, adieu.

Les deux jeunes filles se tinrent pendant quelque tempsétroitement serrées dans les bras l’une de l’autre ; puiselles se quittèrent chacune avec un triste pressentiment.

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