La Dégringolade, Tome 1

VII

Il faisait nuit depuis longtemps, lorsqu’avecle libre exercice de sa raison, Mme Delorgerecouvra la faculté de souffrir.

Elle était couchée dans la chambre, dans lelit de son fils.

Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Près dufeu, dans un fauteuil, une femme de chambre sommeillait à demi…

Ce qui s’était passé depuis le moment où elleavait perdu connaissance, la pauvre femme le comprenait.

On l’avait fait revenir à elle, on l’avaitcouchée et elle s’était endormie de ce sommeil de plomb qui suitles grandes crises, faveur suprême de la nature.

Mais un grand apaisement s’était fait en sonâme, si grand qu’elle s’en étonnait presque. Sans cesser d’êtreaussi profonde et aussi intense, sa douleur était devenue calme.Elle pouvait réfléchir, envisager froidement sa situation présente,et mesurer la grandeur des devoirs que lui réservait l’avenir.

Ainsi elle s’efforçait de voir clair enelle-même, quand, à un mouvement qu’elle fit, la femme de chambrese leva et s’approcha.

– Madame est éveillée ?… demandaitcette fille ; madame se sent-elle mieux ?…

– Oui, bien mieux… Quelle heureest-il ?

– Dix heures bientôt.

– Où sont mes enfants ?

– Mlle Pauline estcouchée. M. Raymond est avec M. Ducoudray dans le bureaude…

Elle hésita, et c’est en balbutiant qu’elleacheva :

– … Dans le bureau de défuntmonsieur.

Elle avait tort d’hésiter. La douleur deMme Delorge n’était pas de celles qui, mesquines etidiotes, dépendent d’un mot, que telle expression calme et quetelle autre avive.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-elle,donnez-moi ce qu’il me faut pour m’habiller.

– Quoi ! madame veut se lever,malade comme elle l’est ?…

– Je ne suis pas malade… Faites ce que jevous dis. Il faut que je remercie M. Ducoudray, et lui-mêmedoit souhaiter me parler.

Elle ne se trompait pas, et c’était avec laplus vive impatience qu’en ce moment même le digne bourgeoisattendait son réveil.

Il avait appris enfin les événements de lamatinée, les mesures du coup d’État, et se demandait, non sansanxiété, quel avait pu être le résultat des recherches deMme Delorge.

Cela le préoccupait si fort, qu’au lieu decourir à Paris, pour s’informer, pour voir, comme ç’avait été sapremière inspiration, il était revenu, aussitôt l’enterrement, à lavilla de la rue Sainte-Claire.

Cependant, la soirée s’avançait et il songeaità se retirer, lorsque Mme Delorge parut…

Il se dressa, mais les paroles expirèrent surses lèvres à la vue de la malheureuse femme.

Ses cheveux n’avaient pas blanchi en une nuit,comme il arrive fréquemment dans les romans, mais en vingt heures,elle avait vieille de vingt années.

Élisabeth Delorge, la belle, l’adorée,l’heureuse épouse, n’était plus.

Celle qu’il voyait, pâle et glacée sous sesvêtements de deuil, le regard éteint et le visage immobile, c’étaitMme veuve Delorge.

Cependant il ne tarda pas à se remettre de sonétonnement, et clairement et brièvement, elle lui dit lesévénements de la matinée.

Il en était indigné, exaspéré, furieux…

Car il était libéral, ainsi qu’il s’en faisaitgloire, passionnément libéral. Il avait toujours fait uneopposition farouche au tyran Louis-Philippe, et avait mêmecontribué, sans s’en douter, à le renverser, ce dont, matin etsoir, dans le silence de son logis, il demandait pardon au bonDieu.

Quant au reste, sans être aussi affirmatif queMme Delorge, il partageait ses soupçons.

Que le général eût eu connaissance du complot,cela ne lui semblait pas douteux. On avait dû lui faire desouvertures à brûle-pourpoint ; sa loyauté s’en était indignée,il avait peut-être menacé de parler, et le négociateur n’avait pashésité à le tuer, pour assurer le secret de la conspiration.

Mais ce meurtrier était-il vraimentM. de Combelaine ?… C’est ce dont M. Ducoudrayn’était pas absolument persuadé, disant qu’un sourire sur leslèvres d’un homme ne prouve pas qu’il a commis un crime…

– Il l’a commis, j’en suis sûre !interrompit violemment Mme Delorge. Cet homme a éténotre mauvais génie. Tous nos malheurs datent du jour où il estarrivé à Oran avec M. de Maumussy et M. Coutanceau.Déjà ils préparaient le coup d’État qui éclate aujourd’hui.Maintenant, je sais ce qu’ils avaient pu dire à mon mari, le jouroù il les chassa de chez lui… Depuis, je n’ai pas revuM. de Maumussy, mais M. de Combelaine est venuici deux fois… Allez, il est de ces pressentiments qui ne trompentpas : l’assassin, c’est lui !…

Malheureusement, les circonstances étaientétrangement contraires.

– Car, bien évidemment, disaitM. Ducoudray, la mort de mon pauvre ami va passer inaperçue…Et quand le calme sera rétabli, quelle que soit d’ailleurs l’issuede la lutte, on l’aura oublié. C’est triste à dire, mais c’estainsi. Obtiendrons-nous seulement une enquête ? Et si nousl’obtenons, comment faire éclater la vérité ? Où trouver despreuves, des témoins ?…

Il fut interrompu par l’entrée brusque deKrauss, lequel arrivait, un papier à la main, criant :

– Ah ! monsieur, si voussaviez !…

Mais il demeura béant en apercevantMme Delorge, qu’il croyait encore couchée, etdurant dix secondes il parut se demander s’il devait se taire ouparler.

Enfin, s’arrêtant à ce dernierparti :

– Je crains bien, reprit-il, que Marie,la cuisinière, n’ait fait une grosse sottise. Ce tantôt, pendant…l’enterrement, un homme s’est présenté, un homme qui voulaitabsolument parler à madame, pour une affaire très importante, à cequ’il assurait, et qui concernait mon pauvre défunt maître… Madamedormait à ce moment, la cuisinière était seule à la maison, ellerépondit qu’il n’y avait personne… L’homme parut désolé, et ditqu’il repasserait… Puis, se ravisant, il demanda du papier et uncrayon et écrivit ceci…

Le papier que lui présentait Krauss,Mme Delorge le prit, le lut d’un coup d’œil, et lepassa à M. Ducoudray, en disant :

– Vous demandiez des témoins, monsieur,que pensez-vous de celui-ci ?…

Sur ce papier il y avait écrit, d’une mauvaiseécriture :

« Laurent Cornevin, employé aux écuriesde l’Élysée, à son domicile à Montmartre, rue Mercadet. »

Le digne M. Ducoudray avait bondi sur sonfauteuil.

– C’est lui, s’écria-t-il, c’estcertainement ce garçon d’écurie qui éclairait, m’a-t-on dit, legénéral et son adversaire. Cet homme sait la vérité, lui !…Quel malheur que je n’aie pas été là quand il est venu !…Pourquoi ne m’a-t-on pas remis cette adresse aussitôt monretour ?…

Le brave Krauss était désolé.

– Hélas ! fit-il, elle n’y attachaitaucune importance, la pauvre fille, et c’est bien par hasardqu’elle m’en a parlé. Elle comptait le remettre demain àmadame.

Déjà le bonhomme Ducoudray avait pris unegrande résolution.

– C’est un malheur aisément réparable,s’écria-t-il. Demain, avant huit heures, je serai rue Mercadet, etje verrai ce Cornevin. Il y aura peut-être quelque chose demain,mais je suis bourgeois de Paris, et une révolution ne me fait paspeur !…

À ce grand empressement du digneM. Ducoudray, il était certains mobiles dont il se gardait desouffler mot, mais qui diminuaient quelque peu son mérite.

Il avait fort réfléchi depuis la veille.

Considérant la situation deMme Delorge et la sienne, il s’était demandépourquoi un bel et bon mariage ne réunirait pas, dans un avenirplus ou moins rapproché, selon les circonstances, leur doubleveuvage ?

Pour sa part, il ne discernait aucun obstaclesérieux à ce projet flatteur.

Elle n’avait pas quarante ans, il est vrai, etil atteignait, lui, la soixantaine ; mais si elle était belleencore, il était, lui, toujours vert, et une différence de vingtannées entre la femme et le mari n’est pas rare dans les meilleursménages.

Le désespoir où il voyaitMme Delorge ne le décourageait aucunement.

Est-ce qu’il n’avait pas été désespéré, luiaussi, lors de la mort de sa pauvre défunte ! Il s’étaitconsolé. Elle se consolerait de même.

Est-il une douleur ici-bas qui résiste au lenttravail du temps, à l’action dissolvante des semaines succédant auxjours, des années succédant aux mois ?… Non.

Donc, se voyant beaucoup de chances, ils’était tracé un plan de conduite.

Se découvrir en ce moment, laisser seulemententrevoir ses desseins et ses aspirations, eût été, il lecomprenait, une insigne maladresse.

Risquer un mot, hasarder une allusion, c’eûtété à tout jamais se fermer les portes de la villa.

S’imposer, au contraire, par les servicesrendus, s’insinuer, s’implanter petit à petit lui semblait unchef-d’œuvre de machiavélisme.

Et il avait résolu de jouer le rôle d’un vieilami sans conséquence, jusqu’au jour où, sûr d’être indispensable,il démasquerait brusquement ses batteries.

Or, pouvait-il souhaiter une occasion plusadmirable que celle qui s’offrait à lui pour ses débuts ?

Qu’aurait à refuserMme Delorge à l’homme qui l’aiderait à se fairerendre justice ? Rien.

D’un autre côté, et toute question desentiment à part, M. Ducoudray n’était pas sans une certainesatisfaction de se trouver mêlé à cette affaire. Le mystèrel’attirait.

Qu’il courût, à s’occuper de cette affaire, undanger quelconque, il était à cent lieues de le soupçonner.

Pour lui, comme pour cent mille autres, lesoir du 2 décembre 1851, la tentative du prince Louis-Napoléon nepouvait aboutir qu’à un échec honteux…

N’importe ! toutes ces idées quigrouillaient dans sa cervelle l’agitaient si fort, qu’il lui futimpossible de fermer l’œil de la nuit.

Dès sept heures, le matin du 3 décembre, lemercredi, il était debout, rasé. Et, à sept heures et demie, ilfranchissait le seuil de sa maison, lesté d’une tasse de café à lacrème.

La matinée était sombre et pluvieuse.

Les boutiques, le long des rues de Passy,s’ouvraient lentement. La circulation était rare. Les ouvriers quipassaient par groupes, se rendant à leur chantier, avaient desphysionomies singulières et parlaient bas.

Pourtant, ce n’est qu’en arrivant à la placede la Concorde que M. Ducoudray reconnut clairement la gravitédes événements.

La première division de l’armée de Paris, sousles ordres du général Carrelet, reprenait ses positions de laveille dans les Champs-Élysées, sur la place et aux abords del’Élysée et des Tuileries.

– Diable ! grommelaM. Ducoudray, voilà beaucoup de soldats !…

L’impression désagréable qu’il en ressentitdevint décidément fâcheuse lorsqu’il se fut approché d’un groupequi s’était formé au coin de la rue de Castiglione, devant uneaffiche qu’on venait de placarder.

Un jeune homme, l’œil enflammé et la parolevibrante d’indignation, racontait ce qui était advenu la veille dela tentative de résistance des représentants réunis à la mairie duXe arrondissement.

Ils étaient au moins trois cents, disait-il…S’étant constitués, ils venaient de décréter la déchéance duprésident et de nommer le général Oudinot commandant en chef destroupes, quand un officier, un sous-lieutenant de chasseurs à pied,se présente et les somme de se disperser… Ils refusent, ilsdéclarent qu’ils ne cèderont qu’à la force… Aussitôt la salle desdélibérations est envahie par des agents et des soldats, quiempoignent les représentants du peuple et les traînent à la casernedu quai d’Orsay, où ils sont prisonniers…

Il fut interrompu par un sergent de ville,qui, d’une voix rude, cria :

– Dispersez-vous !… Lesrassemblements sont défendus !…

Cela indigna M. Ducoudray.

– Pourquoi donc colle-t-on des affiches,objecta-t-il, s’il est interdit de s’arrêter pour les lire…

– Vous, le vieux, prononça l’agent, jevous engage à filer, sinon !…

Sinon quoi ? Il accompagnait sa menaced’un si terrible coup d’œil, que M. Ducoudray crut voirs’entrouvrir la porte des cachots…

Il fila…

Et, tout en hâtant le pas, il réfléchissaitqu’il serait peut-être prudent de remettre à un autre jour savisite à Montmartre…

Oui, mais que penseraitMme Delorge en le voyant revenir si vite, et quelui dirait-il ?… Ce n’est pas qu’un mensonge fût biendifficile à inventer ; mais cette veuve d’un soldat renommépour son courage devait priser la bravoure et être sensible à desdangers courus à son service.

Il continua donc sa route, et ne tarda pas àarriver au boulevard.

L’agitation y était sensible, bien que sourdeencore et contenue. Beaucoup de boutiques n’étaientqu’entrouvertes, comme il arrive à Paris quand on s’attend àquelque chose.

De petites affiches manuscrites, appelant auxarmes, étaient collées contre les arbres avec des pains à cacheter,et les passants s’arrêtaient pour les lire. Mais un sergent deville passait, qui arrachait brutalement l’affiche, et tout étaitdit…

– C’est égal, pensait M. Ducoudray,ça chauffe… ça sent la poudre !

Il ne se trompait pas.

Au moment où il arrivait à la hauteur de larue Drouot, il fut croisé par plusieurs jeunes gens qui couraienten criant :

– Aux armes ! On se bat au faubourgSaint-Antoine ! Un représentant vient d’être tué !… Auxarmes !…

Certainement ils ont raison ! ditM. Ducoudray à un homme arrêté comme lui sur le boulevard…

L’autre ne répondit pas…

Un escadron de lanciers arrivait au grand trotdu côté de la Madeleine… Bravement, M. Ducoudray se jeta rueDrouot.

Cette idée qu’on n’était peut-être pas ensûreté sur le boulevard lui rendait ses jambes de vingt ans, etc’est avec la rapidité d’une flèche qu’il franchit la rue Drouot,traversa le faubourg Montmartre et se mit à remonter les pentesroides de la rue des Martyrs et de la chaussée Clignancourt…

À mesure qu’il s’éloignait du centre, de ceforum sceptique et léger qu’on appelle le boulevard, l’émotiondiminuait…

Les boutiquiers causaient sur le pas de leurporte, mais ils plaisantaient, riant d’un rire ironique. Lespassants lisaient les affiches, mais ils haussaient lesépaules…

Du moins, M. Ducoudray s’attendait àtrouver Montmartre fort agité. Erreur. Jamais ce quartier, siimpressionnable et si remuant, n’avait été plus calme. Etcependant, depuis le matin, Jules Bastide et le représentant Madierde Montjau couraient les ateliers et appelaient aux armes.

Cependant, M. Ducoudray arrivait rueMercadet, à l’adresse indiquée par l’employé des écuries del’Élysée…

C’était une vaste maison à cinq étages, qui, àen juger par le nombre des fenêtres, excessivement rapprochées lesunes des autres, devait être divisée en une infinité de petitslogements.

Un long couloir obscur et étroit, fortmalpropre et très boueux, conduisait à la loge du portier, unevéritable niche ménagée sous l’escalier.

Dans cette loge, une vieille femme étaitassise, surveillant l’ébullition d’un poêlon d’où s’échappaient desodeurs suspectes.

– Monsieur Laurent Cornevin, s’il vousplaît ? demanda M. Ducoudray.

– Il ne doit pas être chez lui, réponditla portière, ma sa femme y est.

– Il est donc marié ?

– Tiens ! pourquoi donc pas ?Oui, il est marié, et il a même cinq enfants, trois filles et deuxgarçons…

L’espoir que la femme saurait lui dire oùtrouver son mari décida le bonhomme.

– Indiquez-moi, s’il vous plaît,demanda-t-il, le logement de M. Cornevin.

– C’est au premier, répondit la portière…au premier, en descendant du ciel, bien entendu.

Et se penchant à la fenêtre de sa loge, quiouvrait sur la cour :

– Ohé ! m’ame Cornevin !cria-t-elle, d’une voix à érailler le crépi des murs, v’là unmonsieur pour vous !

La précaution n’était pas inutile.

M. Ducoudray allait se perdre dans ledédale des corridors, lorsque Mme Cornevin arriva àson secours.

C’était une femme encore jeune, grande, bienfaite, point jolie, mais en qui tout respirait la douceur etl’honnêteté.

Elle était pauvrement vêtue, mais trèsproprement, et tenait sur les bras un enfant de huit ou dix mois,joufflu et bien portant.

– Veuillez prendre la peine d’entrer,monsieur, dit-elle au digne bourgeois.

Il entra dans une petite pièce resplendissantede propreté, et alors seulement il s’aperçut queMme Cornevin avait les yeux rouges de pleurs malessuyés.

– Madame, commença-t-il, j’aurais àparler à votre mari pour une affaire de la plus haute importance etqui ne souffre aucun retard… Pouvez-vous me dire où je lerencontrerais ?…

– Hélas ! monsieur, je n’en saisrien moi-même.

M. Ducoudray tressaillit.

– Vous dites ?… fit-il.

– Je dis, monsieur, que je ne sais cequ’il est devenu, répéta la pauvre femme.

Et incapable de maîtriser sonchagrin :

– Il n’est pas rentré cette nuit,poursuivit-elle en fondant en larmes, et quoiqu’il ne fût pas deservice, je n’étais pas très inquiète, pensant qu’il avait sansdoute pris le tour d’un camarade. Cependant, dès qu’il a fait jour,j’ai couru à l’Élysée pour avoir de ses nouvelles. Ah !monsieur, ses camarades m’ont répondu qu’ils ne l’ont pas vu depuistrois jours !… Un homme qui aime tant sa maison et sesenfants, si économe, si honnête, si bon !… C’est la premièrefois qu’il se dérange depuis notre mariage !… Mais non !ce n’est pas possible, il faut qu’il lui soit arrivé quelquemalheur…

Le digne rentier était devenu plus blanc quesa chemise.

Entre la mort du général Delorge et lasingulière disparition de Cornevin, seul témoin de cette mortmystérieuse, il découvrait un rapport frappant et peu fait pourrassurer.

Cependant, il s’efforça de dissimuler saterrible émotion, et d’une voix qui n’était pas tropaltérée :

– Voyons, voyons, ma chère dame, dit-il,ne vous désolez pas ainsi, que diable ! Vous allez voirreparaître votre mari. Il se sera attardé avec quelquecamarade.

– Impossible ! monsieur. Tous sescamarades sont consignés depuis quarante-huit heures àl’Élysée…

– Alors, comment se fait-il qu’il se soitabsenté ?

– C’est justement ce que les autres sedemandent…

M. Ducoudray se le demandait aussi, et ilsentait en même temps un frisson courir le long de son échine. Uncrime avait été commis… n’en avait-on pas commis un second pourcacher le premier ?

– Quand avez-vous vu votre mari pour ladernière fois, madame ? interrogea-t-il.

– Hier matin. Nous avons déjeunéensemble, et après, il s’est habillé en me disant qu’il avait unecommission à faire du côté de Passy.

– Et il ne vous a pas dit quelle sorte decommission ?

– Non. Je sais seulement qu’il voulaitvoir la femme d’un général, et que c’était pour quelque chose detrès grave.

Elle fut interrompue par l’entrée de deuxpetits garçons, l’un de huit ans, l’autre de dix, qui arrivaient enchantant et en se bousculant, mais qui se découvrirent poliment dèsqu’ils aperçurent un étranger.

C’étaient les deux aînés deMme Cornevin. Elle parut fort surprise de les voir,et d’un air sévère :

– Que venez-vous faire ici à cetteheure ? demanda-t-elle. Comment êtes-vous sortis del’école ?…

– Le maître nous a renvoyés.

– Renvoyés ! pourquoi ?

– Ah ! voilà ! Il nous a ditcomme cela : Allez-vous-en tous, et rentrez bien vite chezvous, parce qu’il va y avoir une révolution.

Mme Cornevin pâlit. Bienqu’elle fût allée à l’Élysée le matin, elle ne savait rien, on nelui avait rien dit.

– Une révolution !… murmura-t-elle.On va se battre et je ne sais pas où est Laurent !…

– S’occupait-il donc de politique ?interrogea M. Ducoudray.

– Lui ? monsieur ! Ah !jamais de la vie ! Il ne songeait, le cher homme, qu’àtravailler pour les enfants et pour moi !…

De sa vie, le digne bourgeois ne s’était sentiplus mal à l’aise. Mille appréhensions vagues et sinistresl’assaillaient. Ce logis lui semblait affreusement dangereux, leplancher lui brûlait les pieds.

– Je ne veux pas vous importunerdavantage, dit-il à la pauvre femme, je repasserai demain, etcroyez-moi, M. Cornevin sera rentré…

Mais comme de raison, elle lui demanda sonnom, pour le répéter à son mari.

Il frémit à cette demande. Donner sonnom !… Ne serait-ce pas une imprudence énorme ?

Il rentra donc son portefeuille d’où ils’apprêtait à tirer sa carte, et saisissant le premier nom qui seprésenta à sa mémoire :

– Dites à votre mari, madame,répondit-il, que c’est M. Krauss qui est venu le visiter.

Ce n’était pas précisément héroïque, ce quefaisait là le digne bourgeois, mais la tête n’y était plus.

Cette idée que peut-être Cornevin avait étésupprimé parce qu’il possédait un secret dont lui, Ducoudray, setrouvait dépositaire, cette idée lui donnait la chair de poule.

Et tout en descendant l’escalier, ilrécapitulait tous les moyens connus de se débarrasser d’un homme,depuis le coup d’épée d’un spadassin bien payé jusqu’au poisonsubtilement glissé dans le potage par une cuisinière séduite à prixd’or.

– Brrr !… faisait-il,brrr !…

Songeant qu’à la suite des grands meneurs ducoup d’État, Morny, Maupas, Saint-Arnaud, Magnan, il avait entendunommer le vicomte de Maumussy, le comte de Combelaine, etM. Coutanceau même, qui passait pour avoir mis sa fortune auservice du prince-président.

Cependant, une fois hors de la maison, ilrespira plus librement, et le grand air, la marche et le mouvementde la rue produisant leur effet, il ne tarda pas à se reprocherd’avoir peut-être cédé à des craintes exagérées.

D’un autre côté, le succès du coup d’État nelui semblait rien moins qu’assuré.

Plus il se rapprochait du centre de Paris,plus la fermentation s’accentuait. Les quartiers de la rue desMartyrs et du faubourg Montmartre, si calmes lorsqu’il les avaittraversés, commençaient à s’agiter.

L’indignation succédait à la dédaigneuseindifférence du premier moment, et tout semblait annoncer une lutteprochaine.

On s’assemblait et on battait des mains devantles affiches des divers comités de résistance, affiches ardemmentpourchassées par la police cependant, et qui toutes résumaient lamême idée en des termes presque identiques :

« La constitution est violée…Louis-Napoléon s’est mis lui-même hors la loi… Auxarmes !… »

Parfois, un homme passait, un fusil surl’épaule, qui criait :

– Venez, citoyens, venez !… On sebat rue de Rambuteau.

Au bruit de ces paroles, M. Ducoudrays’animait peu à peu, comme un vieux cheval au son de sesgrelots.

– Décidément, ça marche, pensait-il, çamarche !…

Mais c’était bien autre chose vraiment sur leboulevard.

La foule, de moment en moment, y devenait pluscompacte et plus animée. À tous les coins de rue, et jusque sur lemilieu de la chaussée, des groupes se formaient. Sur les chaisesdes cafés, des orateurs improvisés montaient, qui lisaient ledécret de déchéance prononcé par l’assemblée du Xearrondissement, ou l’arrêt de mise en accusation de Louis-NapoléonBonaparte par la haute cour de justice…

Des escouades de sergents de ville, l’épée àla main, circulaient à travers cette cohue, appuyés par des hommesde mauvaise mine, en bourgeois et armés de casse-tête et debâtons…

Les mêmes cris les accueillaientpartout :

– Vive la Constitution ! À basSoulouque !…

Sur la chaussée, les pelotons de cavalerie sesuccédaient.

La foule s’ouvrait pour laisser passer leschevaux, et se reformait derrière eux aux cris de :

– Vive la République ! Vivel’armée !…

La fièvre commençait à gagnerM. Ducoudray… Il n’avait plus peur ; le bourgeois desglorieuses journées de Juillet se réveillait en lui. Il oubliaitPassy, Mme Delorge, son ami le général etM. de Combelaine.

– Il faut que je voie la fin de toutceci ! se dit-il.

Et il entra pour déjeuner dans un café duboulevard des Italiens.

Là, les nouvelles affluaient ; vraies oufausses, absurdes parfois, mais toutes et toujours favorables à larésistance.

On affirmait que les meneurs du coup d’Étatcommençaient à perdre la tête… que M. de Maupas tremblaitde peur à la préfecture de police… que le général Magnan hésitait…que Lamoricière venait de s’évader et de se mettre à la tête dequatre régiments…

On assurait que dans les cours de l’Élysée,quatre voitures de poste venaient d’être attelées pour emporterbien vite et bien loin le président et ses complices… et quelquesmillions, ajoutaient les bien informés…

En vrai Parisien qu’il se vantait d’être,l’excellent M. Ducoudray buvait comme du lait toutes cesnouvelles, les tenant pour assurées, puisqu’elles flattaient sesespérances et ses instincts.

Et il n’était pas éloigné de croire le coupd’État décidément tombé dans l’eau, quand il sortit du restaurant,tout disposé à l’optimisme, tel qu’un homme qui, ayant biendéjeuné, vit en paix avec son estomac.

Il ne tarda pas à reconnaître son erreur.

Pendant le temps qu’il avait mis à prendre sonrepas, la mobile physionomie du boulevard avait changé.

La foule y était plus compacte, s’il estpossible, mais grave, désormais, et presque silencieuse. Plus derires, plus de quolibets. Plus de ces cris de : « À basSoulouque ! » qui avaient fait ouvrir de si grands yeuxaux soldats de la ligne.

Évidemment, la situation était tendue.

On eût dit que chacun comprenait que l’instantdécisif arrivait où les plus grands événements ne tiennent qu’à unfil, qu’on en était à cette minute suprême d’où dépendent lesopérations les mieux combinées.

Les hommes à bâton, les décembraillards, commeon les appelait alors, avaient disparu du trottoir. Mais lesescadrons de lanciers étaient plus nombreux sur la chaussée. Ils necessaient d’aller et de venir de la Madeleine à la Bastille,maintenant en communication les troupes des Champs-Élysées etcelles qui occupaient les quartiers du Temple et del’Hôtel-de-Ville…

– Se bat-on quelque part ?interrogeait de ci et de là M. Ducoudray.

– Oui. Il y a des barricades rueTransnonain, rue Beaubourg et rue Grenetat.

– Et c’est la police qui les fait faire,ajoutait un voisin.

Positivement l’estimable bourgeois commençaità ressentir quelque chose de son malaise du matin, lorsque tout àcoup, vers quatre heures, circula à travers cette foule immense unerumeur profonde, rapide comme le frisson d’une déchargeélectrique.

– Qu’est-ce encore ? demandaM. Ducoudray à deux jeunes gens qu’il coudoyait.

– La proclamation de Saint-Arnaud.L’avez-vous lue ?

– Non. Où la lit-on ?

– Au coin de toutes les rues,parbleu !

Le digne rentier se trouvait à la hauteur dufaubourg Poissonnière. Il tourna la première rue qu’il rencontra,et, au milieu de clameurs indignées de deux cents personnesrassemblées devant une affiche, il lut :

« Habitants de Paris,

« Le ministre de la guerre,

« Vu la loi sur l’état de siège,

« Décrète :

« Tout individu pris construisant unebarricade ou défendant une barricade, ou les armes à la main, serafusillé.

« Le général de division, ministre de la guerre,

« LE ROY DE SAINT-ARNAUD »

C’était bref, précis et significatif.

C’était en six lignes toute la politique ducoup d’État du 2 décembre 1851.

Oh ! faisait M. Ducoudray consternéet révolté : oh !…

Et cependant, bien loin d’éteindre larésistance, cette menaçante proclamation semblait l’attiser.

– C’est ce qu’on veut, ricanait un hommeà barbe blanche ; il faut bien un prétexte pour engager lestroupes !…

Presque au même moment, et comme pour luidonner raison, une violente fusillade pétilla dans la direction duquartier des Gravilliers.

Et peu après, un jeune homme passa enhaletant, qui criait :

– C’est rue Aumaire, et on se cogne dur,allez ; je vais chercher un fusil.

Plus d’un devait avoir eu la même idée, cardeux pas plus loin, M. Ducoudray vit un boutiquier fermer sesvolets, et écrire dessus à la craie : « Armesdonnées. »

Pourtant la nuit était venue, la fusillades’éteignait peu à peu, on n’entendait plus que des coups de feuisolés…

À force de jouer des coudes dans la cohue quiroulait à plein trottoir, le digne rentier était arrivé auChâteau-d’Eau, lorsque soudain un cri terrible sortit de millepoitrines à la fois, immédiatement suivi d’un lourd roulement… etil se trouva entraîné par un irrésistible remous de la foule…

Une femme dont le chapeau avait été arraché,et qui traînait une petite fille, s’accrochait à lui désespérémenten criant :

– Au nom du ciel ! sauvez monenfant !

Il essaya de lui porter secours, mais un chocviolent la jeta contre un arbre, un tourbillon passa devant lui, etil vit luire au-dessus de sa tête l’éclair d’un sabre… Il ferma lesyeux.

Quand il les rouvrit, plus rien.

Le terrain était vide autour de lui, la foulefuyait éperdue dans toutes les directions, et quelques hommesramassaient les blessés restés sur le carreau.

Les lanciers avaient chargé.

– Ah ! cela ne se passera pas ainsi,grondait le digne bourgeois en crispant les poings, et demain…demain !…

Tout, en effet, pour lui qui connaissait sibien son Paris, présageait pour le lendemain une journée derevanche.

Jamais mouvement révolutionnaire ne lui avaitparu si accentué et si puissant que celui qui se prononçait encette soirée du 2 décembre 1851.

À tous les coins de toutes les rues qu’iltraversait, des groupes se formaient, sombres, menaçants, d’oùs’élevaient tantôt la voix d’un orateur, tantôt de véhémentesprotestations. Et ce n’était plus seulement la bourgeoisie qui serévoltait, les blouses se mêlaient aux paletots, et les mainscalleuses serraient les mains gantées. Puis, de distance endistance des ébauches de barricades s’élevaient…

Mais sa hâte était grande de retrouverMme Delorge, et un fiacre étant venu à passer,vide, il le prit…

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