La Dégringolade, Tome 1

VIII

La nuit était depuis longtemps venue, lorsqueM. Ducoudray arriva à la villa de la rue Sainte-Claire, etpour la première fois, en tirant la chaîne de la cloche, il songeaà la façon dont il rendrait compte de sa mission à la veuve de sonami le général.

– Je n’ai rien à lui cacher, pensait-il,non, rien… sauf toutefois le sentiment de prudence qui m’a faitdissimuler mon nom, et qu’elle ne comprendrait peut-être pas, sinaturel qu’il soit.

Il s’attendait d’ailleurs à la trouveranéantie de désespoir, dévorée d’inquiétude à son sujet, et à peineen état de l’entendre.

Il la trouva dans le salon, comme autrefois,du vivant du général, berçant sa fille sur ses genoux, pendant queRaymond achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.

Elle était bien pâle encore, la malheureusefemme, et les marbrures de ses joues trahissaient des larmes bienrécentes ; mais la fermeté de son regard et le pli de seslèvres disaient son inébranlable résolution de demeurer stoïque,quoi qu’il pût arriver désormais.

Lorsque M. Ducoudray entra, elle sesouleva légèrement pour le saluer, et c’est du ton le plus calmequ’elle dit :

– Eh bien ! monsieur ?…

Lui restait interdit et quelque peu troublé, àtrois pas de la porte.

Jamais femme ne lui était apparue aussiimposante que cette veuve, en qui l’excès de la douleur semblaitavoir anéanti toute sensibilité, et qui vivante avait le froid dumarbre des statues.

Comme elle répétait sa question, cependant, ils’avança en regardant Raymond, avec un clignement de paupières quisignifiait clairement :

– Puis-je parler devant cetenfant ?

– Mon fils ne doit ignorer aucune descirconstances de la mort de son père, monsieur Ducoudray, ditMme Delorge… Peut-être un jour sera-t-il appelé àle venger… Parlez donc sans crainte…

Le digne rentier s’assit, et avec unevolubilité extraordinaire, masque de son embarras, il se mit ànarrer par le menu les événements de la journée, disant laphysionomie de Paris, l’attitude de la foule, les dangers qu’ilavait courus.

– Mais Cornevin ? interrompitMme Delorge, ce garçon d’écurie de l’Élysée,l’avez-vous vu !…

– Je n’ai rencontré que sa femme,répondit le bonhomme. Et tout de suite il exposa ce qu’il appelaitl’affreuse vérité, hésitant, craignant d’effrayerMme Delorge.

Elle ne sourcilla même pas, et toujours de sonaccent glacé :

– C’est un grand malheur !prononça-t-elle, mais je m’attendais à quelque chose de cegenre…

Et comme le digne rentier s’empressaitd’ajouter que certainement Cornevin ne tarderait pas à reparaître,qu’on ne supprime pas un citoyen…

– Pourquoi, interrompit-elle, essayer deme donner un espoir que vous n’avez pas ? Ce pauvre garçonétait un témoin trop redoutable pour qu’on ne l’éloignât pas defaçon ou d’autre… Plus il était honnête, plus il a dû paraîtredangereux… On l’épiait sans doute, et en venant ici il s’estcondamné… Les circonstances étaient trop propices pour qu’on n’enprofitât pas. Qu’est un homme, je vous le demande, en ces jours detourmentes politiques ? Moins qu’un fétu que le ventbalaie…

M. Ducoudray se sentait blêmir…

– … Moins qu’un fétu ! pensait-il.Comme elle dit cela ! brrr !…

– Ce qui doit nous donner espoir etcourage, madame, hasarda-t-il, c’est que ce coup d’État ne réussirapas…

– Il réussira, monsieur…

– Oh ! permettez-moi, je viens detraverser Paris, et je me connais assez en révolutions pour êtresûr…

– Le coup d’État réussira, vous dis-je.J’ai appris bien des choses depuis que je ne vous ai vu… J’aiparcouru les papiers de mon mari. Ce qui arrive, il le prévoyaitdepuis longtemps, et c’est pour cela qu’il voulait donner sadémission plutôt que de venir à Paris. Une lettre inachevée quej’ai retrouvée dans son sous-main ne me laisse aucun doute.Malheureusement, j’ignore à qui cette lettre était destinée.« Mon ami, écrivait-il, tenez-vous sur vos gardes ; toutest prêt pour le grand coup… Il peut éclater ce soir oudemain ; peut-être éclate-t-il pendant que je vous écris. Neperdez plus une minute. Les stupides divisions des honnêtes gensassurent le succès au premier homme à poigne qui osera s’emparer dupouvoir. »

Immense était la stupeur deM. Ducoudray.

– Et vous croyez à cela, madame ?interrogea-t-il.

– Comme à Dieu même !

– Vous croyez que les ennemis du général,ses meurtriers peut-être, sont à la veille d’escalader les plushautes situations ?…

– Je le crois.

– Et vous ne renoncez pas à vos projetsde… vengeance ?

Pour la première fois, la pauvre femme eut untressaillement aussitôt réprimé.

– Appelez-vous donc se venger demanderjustice, monsieur ? prononça-t-elle. Un meurtre a été commis,je demande que le meurtrier soit poursuivi et puni. Est-ce tropexiger ? Si on me repousse, cependant !… Sera-ce mevenger que d’essayer de me faire justice moi-même ?

Le digne rentier était abasourdi de l’entendres’exprimer ainsi, et froidement, sans apparence de colère, elle quetoujours il avait vue la douceur et la timidité mêmes.

– Hélas ! madame, fit-il, si le coupd’État triomphe, M. de Combelaine se trouvera bienau-dessus de votre portée…

Mme Delorge hocha la tête etfroidement :

– Soit, dit-elle, je ne serai rien et ilsera tout… Mais j’aurai pour moi Dieu, mon droit et l’avenir. C’estl’humble, c’est le chétif que le puissant dédaigne, qui biensouvent est cause de sa perte. Il suffit du déplacement d’un grainde sable pour que l’édifice le plus solide en apparence s’écroule.Le train express lancé à toute vapeur ne s’inquiète guère despaysans qui le menacent de leurs bâtons ; qu’ils essayent doncde l’arrêter !… Oui ; mais à l’endroit le plus dangereuxde la route, un enfant a placé un caillou sur le rail… et lapuissante locomotive déraille et roule au fond de l’abîme,entraînant tous ceux qu’elle emportait… Je puis être ce caillou,monsieur Ducoudray, je puis être ce grain de sable…

Cette phrase devait hâter la retraite deM. Ducoudray.

Et, après quelques mots insignifiants,prétextant sa fatigue et le besoin qu’il avait de prendre quelquenourriture, il se retira.

En réalité, le bonhomme était loin d’être àl’aise, ayant senti chanceler en lui la résolution de se dévouercorps et âme aux intérêts de la veuve de son ami le général.

– C’est qu’elle parlait comme d’une chosetoute simple de se faire justice elle-même ! pensait-il enregagnant son logis. Dieu sait à quels actes de démence sa hainepeut la conduire… et mener ceux qui lui obéiraient aveuglément.

Il songeait à Cornevin, et l’exemple de cetinfortuné lui paraissait éclairer les dangers de l’avenir comme unde ces phares qu’on allume sur les écueils.

Il se disait :

– Si le coup d’État fait fiasco,comme c’est probable, certes, je suis avecMme Delorge contre le Combelaine… S’il réussit, aucontraire… Hum ! je suis bien vieux pour sacrifier mon repos àdeux beaux yeux en larmes…

Ce n’était pas d’ailleurs sans une certainesatisfaction de vanité qu’il voyait ses destinées dépendre de larévolution qui se préparait, et il n’était que plus impatient d’enconnaître le résultat.

Aussi, le lendemain, jeudi, 4 décembre,n’attendit-il pas le jour pour se lever et s’habiller.

Il est vrai qu’il ne se mit pas tout de suiteen campagne, ainsi qu’il avait annoncé à sa gouvernante qu’il leferait. Le souvenir de la charge des lanciers de la veillerefroidissait singulièrement les ardeurs de sa curiosité.

Avant de s’aventurer, il eût voulu savoir cequi se passait, et toute la matinée, on le vit errer dans lequartier, quêtant des nouvelles chez ses fournisseurs.

Si loin que Passy soit du boulevard, l’émotiony était extrême. L’anxiété était dans tous les yeux, et sur toutesles lèvres cette phrase :

– Comment cela va-t-il finir ?

Dans les groupes, fort nombreux déjà, onretrouvait un écho de toutes les rumeurs qui, le même jour et à lamême heure, circulaient de la Madeleine à la Bastille.

On parlait, tantôt de l’évasion des générauxarrêtés, qui auraient réussi à rallier quelques régiments dans undépartement voisin, et marcheraient sur Paris ; tantôt de larésistance de plusieurs départements, triomphante, disait-on, àReims et Orléans.

Plus loin, c’était la nouvelle contradictoire,mais non moins avidement reçue, de l’exécution sommaire du généralBedeau et du colonel Charras.

Vers dix heures, cependant, M. Ducoudrayn’y tint plus.

Il se rappela qu’un de ses amis demeuraitboulevard Montmartre, à côté du passage, et, décidé à lui demanderune petite place à une fenêtre, il partit…

La foule était immense sur tous les pointsordinaires des rassemblements, et visiblement irritée de plus enplus.

Des hommes armés circulaient dans lesgroupes.

Des orateurs, hissés sur les épaules dupremier venu, lisaient d’une voix véhémente les appels aux armesimprimés dans la nuit, et la foule applaudissait.

Ailleurs, des groupes compacts se formaientdevant les affiches qu’on venait d’apposer. M. Ducoudrays’approcha :

C’était une proclamation du préfet de police,plus significative encore que celle du ministre de la guerre,placardée la veille.

Il y était dit :

« Les stationnements des piétons sur lavoie publique et la formation des groupes, seront, sanssommations, dispersés par la force.

« Que les citoyens paisibles restent àleur logis.

« Il y aurait péril sérieux àcontrevenir aux dispositions arrêtées.

« Paris, 4 décembre 1851.

« Le préfet de police,

« DE MAUPAS. »

– Diable !… murmuraM. Ducoudray sinistrement impressionné, diable !…

Positivement, l’idée lui venait de suivre lesconseils de cet excellent préfet, et de regagner son logis, encitoyen paisible qu’il était. Les ricanements qu’il entendaitautour de lui le firent changer d’avis.

– Évidemment, disait un jeune homme,c’est un expédient de conspirateurs aux abois. On dit ceschoses-là, mais on ne les fait pas…

« Il a raison, » pensaM. Ducoudray.

Et il se remit en route, hâtant le pas,cependant, autant que le lui permettait la cohue, lorsque sur leboulevard, au coin de la rue des Capucines, il fut arrêté net parun rassemblement.

Un grand vieillard, qu’on disait être un desreprésentants du peuple restés libres, expliquait, avec la dernièreprécision, la situation de la résistance.

Celui-là devait être bien informé.M. Ducoudray se hissa sur la pointe des pieds, allongeant lecou et tendant les oreilles.

– Toutes les troupes ayant été retirées,disait le vieillard, rien ne s’est opposé à la construction desbarricades, et nous en avons maintenant un grand nombre. La rue duPetit-Carreau en est toute coupée. Il y en a une rue des Jeûneurset rue Tiquetonne, et dans presque toutes les petites rues quidébouchent de ce côté sur la rue Montmartre. Partout, rue duTemple, rue Saint-Merry, rue Saint-Denis, à la pointeSaint-Eustache et autour de l’Hôtel de Ville, des retranchementsont été improvisés…

Mais il s’arrêta court, et soudainement ildisparut dans un remous de la foule, et de grandes huéess’élevèrent.

– Ah çà ! qu’arrive-t-il ?…interrogea M. Ducoudray.

Un grand garçon, dont les yeux étincelaient,se chargea de l’édifier.

– Vous êtes encore naïf, vous, le vieux,lui dit-il. Ne comprenez-vous donc pas que si l’attitude de Parisse prolonge quarante-huit heures encore, le coup d’État avortepiteusement au milieu des huées ? Le bruit des sifflets luiest plus malsain que celui des coups de fusil. Seulement, commepour combattre il faut des adversaires, il en cherche, il enréclame à tous les faubourgs… On me dirait qu’il en paye que jen’en serais pas surpris… J’étais aux barricades, ce matin, et j’aivu remuer les pavés par des particuliers qui avaient de drôles defigures…

– Parbleu ! dit un autre, derrièretoutes ces barricades élevées comme par enchantement, il n’y a pasmille combattants sérieux.

– Et il y a plus de soixante millesoldats sur pied.

– Et bien disposés, car leur ordinaire aété soigné, je vous le garantis, et le vin ne leur a pas étéépargné.

– Donc, pas d’imprudence !… Nedonner aucun prétexte à un coup de force, voilà le mot d’ordre…

Ce semblait être celui des innombrablescurieux qui encombraient le boulevard et qui, de la Madeleine à laBastille, se pressaient sur les trottoirs comme un jour de mardigras, lorsqu’on attend le passage de cette fantastique voiture demasques qui ne passe jamais.

Si la colère faisait place au mépris, c’étaitlorsqu’on voyait approcher quelque peloton de fantassins ou passerun officier d’ordonnance.

Alors on criait :

– À bas les traîtres !… À bas lesprétoriens !… Pas de dictateur !…

L’excellent M. Ducoudray jubilait.

– Eh ! eh !… disait-il à sesvoisins, ces messieurs du coup d’État doivent être dans leurspetits souliers.

Tout à fait rassuré désormais, le dignerentier arrivait à la rue de Richelieu, quand soudainement il vitse former un gros rassemblement d’où s’élevaient des clameursmenaçantes.

Il approcha.

Un officier d’ordonnance de la gardenationale, qui arrivait au galop du bas de la rue de Richelieu,avait voulu tourner bride en face du café Cardinal, et s’y était simal pris qu’il était tombé avec son cheval.

La foule l’avait entouré, et menaçait presquede lui faire un mauvais parti, lorsque plusieurs jeunesaccoururent, qui le dégagèrent et le firent entrer dans la cour dela maison Frascati.

– Cela se gâterait-il donc ? pensaM. Ducoudray. Ce serait vraiment dommage.

Heureusement il n’était plus qu’à deux pas dela maison où il comptait trouver une fenêtre.

Il traversa lestement la chaussée, etl’instant d’après il sonnait à la porte de son ami.

C’était un ancien marchand de draps, rentiercomme lui, et qui l’accueillit d’autant mieux qu’il était fortinquiet de la tournure des événements.

L’optimisme de M. Ducoudray lui parut onne peut plus déplacé.

– Je crois, comme vous, lui disait-il,que les gens du coup d’État reculeraient s’ils le pouvaient… Maisils ne le peuvent pas. Leurs vaisseaux sont brûlés. C’est un coupde Bourse encore plus qu’un coup d’État qu’ils tentent. Depuis leprésident jusqu’à M. de Combelaine et au vicomte deMaumussy, tous sont plus ou moins ruinés et endettés… Quevoulez-vous qu’ils deviennent s’ils reculent ?…

Une détonation, si violente que les vitres envibrèrent, l’interrompit.

M. Ducoudray devint tout pâle.

– Mon Dieu ! balbutia-t-il, ondirait presque un coup de canon…

– C’est bien un coup de canon, déclaral’ancien marchand de draps, et je l’attendais, par la raison quetout près d’ici, sur le boulevard, presque en face du Gymnase, on aconstruit une barricade très forte.

Mais une seconde détonation retentissait. Ilsse précipitèrent à la fenêtre…

Chose étrange !… la foule ne semblait pasplus émue de ces coups de canon qu’elle ne l’eût été del’artillerie des petites guerres du cirque Franconi. Pas un curieuxne paraissait songer à quitter la place… Les femmes et les enfantscirculaient comme en un jour de grande revue.

Et cependant, sur la chaussée, commençaient àpasser des civières portées par des infirmiers, précédées desoldats tenant à la main un bâton surmonté de cet écriteau :Service des hôpitaux militaires.

Il était alors deux heures, et on entendait,dans la direction de la Madeleine, des roulements de tambour.

– La troupe ! voilà la troupe !annonçaient des gens sur le boulevard.

Personne ne s’en alarmait. Loin de sedisperser, les promeneurs se tassaient sur le bord du trottoir,faisant la haie, comme d’habitude sur le passage des promenadesmilitaires…

Cette sécurité dura peu.

Une grande rumeur monta de la foule, et lesdeux amis distinguèrent une sorte de mêlée à la hauteur de la rueDrouot.

C’est que la troupe balayait la chaussée, etles curieux qu’elle refoulait se jetaient dans les ruestransversales ou se précipitaient dans les rares cafés quin’avaient pas encore fermé leur devanture.

Puis l’émotion se calma, et les troupescontinuèrent à défiler, dépassant le faubourg Montmartre etremontant le boulevard Poissonnière.

Il y en avait des masses, de toutes armes, entenue de campagne, infanterie et cavalerie, et entre chaquerégiment roulait, avec un bruit sinistre, une batteried’artillerie.

M. Ducoudray crut remarquer que lessoldats paraissaient fort animés. Beaucoup d’officiers fumaientleur cigare.

Pendant ce temps, les détonations continuaientdans la direction du Gymnase, et le digne bourgeois et son amidistinguaient la fumée de la batterie d’artillerie établie sur lahauteur du boulevard Poissonnière.

Ils se penchaient pour mieux voir, lorsquesoudain, de ce même côté et vers la tête de la colonne, une vivefusillade éclata.

Des milliers de cris y répondirent… Lescurieux, éperdus, levaient les bras au ciel, se jetaient à platventre et fuyaient affolés dans toutes les directions…

Ce ne fut qu’un éclair…

Rapide et terrible comme une trombe, lafusillade courait tout le long du boulevard dans la direction de laChaussée-d’Antin, furieuse, enragée, brisant tout, renversanttout…

– C’est à poudre que l’on tire !bégayait M. Ducoudray terrifié… Ce ne peut être qu’à poudre.On en tirerait pas à balle, à bout portant, sur une foule désarmée,sur des femmes, sur des enfants…

Le bruit strident d’une balle s’aplatissantcontre le mur, à deux pouces de sa tête, lui coupa la parole…

Plus morts que vifs, son ami et lui sejetèrent à plat ventre sur le parquet.

Il était temps… Une grêle de balles s’abattaitcontre la fenêtre, défonçant les jalousies, faisant voler lesvitres en éclats, et brisant dans l’appartement une glace et unependule…

Et au-dessus des détonations de l’artillerieet du crépitement de la fusillade, les voix furieuses des soldatss’élevaient, criant :

– Fermez les fenêtres !… fermezpartout !…

Ainsi, durant dix minutes, se déchaîna uneffroyable ouragan de fer et de feu…

Puis le silence suivit, profond, solennel,sinistre, coupé de moments en moments par un feu de peloton ou pardes hurlements terribles.

Puis plus rien.

Glacés d’une indicible horreur,M. Ducoudray et son ami se hasardèrent à ramper jusqu’à lafenêtre et à regarder.

Il n’y avait plus sur le boulevard que dessoldats, appuyés sur leurs fusils fumants, quelques-uns hébétés destupeur, d’autres interrogeant toutes les fenêtres d’un regardinquiet et furieux.

Beaucoup d’officiers paraissaientdésespérés.

Sur la chaussée, une cinquantaine de cadavresgisaient… plusieurs femmes, deux ou trois enfants.

Vers l’angle de la rue Montmartre, ondistinguait quelque chose de blanchâtre… C’était le corps d’unpauvre marchant de coco qui avait eu l’idée bizarre de venir offrirsa marchandise aux troupes du coup d’État. Il avait encore au dossa fontaine percée de plus de vingt balles.

Çà et là, de larges plaques de sang sevoyaient…

Timidement, et avec bien des précautions,quelques boutiques s’entrebâillaient. Des gens en sortaient, pâles,effarés, qui bondissaient jusqu’à un blessé, le prenaient entreleurs bras, et bien vite rentraient.

Des soldats, par petits groupes de huit ou dedouze, allaient de maison en maison… Ils disparaissaient, et on netardait pas à les voir reparaître successivement aux croisées detous les étages.

– Ils font des visites domiciliaires,murmura M. Ducoudray à l’oreille de son ami, ils vont venirici…

L’instant d’après, en effet, ils entendirentbattre de coups de crosse la porte d’entrée, puis des crisimpérieux :

– Ouvrez, ou nous enfonçons !…

Ils coururent ouvrir, et les soldats seruèrent dans l’appartement, furetant partout, ouvrant les portesdes cabinets et des armoires, lançant des coups de baïonnette sousles lits.

Il y en eut un qui prit les mains deM. Ducoudray, qui les examina et même les flaira, pours’assurer qu’elles ne sentaient pas la poudre.

Oh ! monsieur le militaire, balbutiait ledigne bourgeois, pouvez-vous supposer…

Mais le soldat semblait exaspéré.

– On a tiré sur nous des fenêtres,interrompit-il brutalement, et il faut que ceux qui ont tiré seretrouvent…

M. Ducoudray ouvrait la bouche pourrépliquer, un signe du sous-lieutenant qui présidait à cesperquisitions lui imposa le silence.

Cet officier, tout jeune encore, paraissaitaccablé de douleur.

– C’est une fatalité ! dit-il auxdeux bourgeois, pendant que les soldats se répandaient dans lamaison, c’est une catastrophe inconcevable !… Tout ce qu’ilétait humainement possible de faire pour arrêter le feu, nousl’avons fait… En vain, hélas !… Nos hommes étaient comme fous,ils ne voulaient rien entendre, ils nous menaçaient nous-mêmes…Obsédés par le souvenir de la guerre des fenêtres des journées deJuin, ils se croyaient environnés d’ennemis invisibles… Toutes lesmaisons leur semblaient pleines d’ennemis prêts à les fusiller…Quelques-uns avaient bu… Dès le premier coup de feu, ils ont étésaisis d’une terreur panique…

Il n’acheva pas.

Des cris et des vociférations retentissant àl’étage supérieur, il s’élança dehors…

M. Ducoudray et son ami se retrouvaientseuls, mais chacun hésitait à communiquer à l’autre ses réflexions,et ils restaient face à face, consternés, silencieux…

Ce fut un locataire de la maison qui, entrantbrusquement, les tira de cette morne stupeur.

Il était fort pâle et avait un bras enécharpe.

Se trouvant dehors pour ses affaires, aumoment de la mitraillade, il avait été blessé légèrement.

– Et c’est une fière chance que j’ai,disait-il, d’en être quitte à si bon marché. Près de moi sonttombés deux pauvres diables qui ne se relèveront pas.

Et sur ce, il se mit à raconter ce qu’ilsavait des événements :

Comment, au boulevard Poissonnière, la maisonSallandrouze avait été littéralement bombardée presque à boutportant, comment les soldats s’y étaient élancés ensuite et avaientpassé par les armes cinq ou six malheureux qu’ils y avaient trouvésse cachant derrière des amas de tapis.

Comment, à l’angle du boulevard et de la rueMontmartre, un pauvre libraire qui essayait de défendre des curieuxréfugiés chez lui, avait été fusillé sur le seuil même de samaison, sous les yeux de sa femme et de sa fille.

Il disait encore toutes les scènes analoguesdont la ligne des boulevards jusqu’à la rue de la Paix avait été lethéâtre.

Au boulevard des Italiens, les lanciersavaient fait feu… Puis les soldats avaient pour ainsi dire pris lesmaisons d’assaut, et fouillé de vive force le café de Paris, laMaison d’Or, le café Tortoni et l’hôtel de Castille.

L’établissement de la Petite-Jeannette avaitété pareillement fouillé des caves aux combles, et aussi le café duGrand-Balcon, et de même le cercle du Commerce et la maison dutailleur Dussautoy.

Et partout il y avait eu des victimes plus oumoins gravement atteintes.

Chez Dussautoy, l’intervention seule dugénéral Lafontaine avait sauvé du peloton d’exécution plusieursouvriers.

Deux membres distingués du cercle du Commerce,le général Billiard et M. Duvergier, avaient été blessés, lepremier légèrement à l’œil droit, le second plus grièvement à lacuisse.

Il ajoutait certains détailscaractéristiques.

En face de l’hôtel Sallandrouze, il avait vuun officier d’artillerie se jeter à la bouche d’un obusier que sessoldats venaient de mettre en batterie en leur criant :

– Maintenant, tirez !… Le premiercoup du moins me tuera !…

Ce nouveau venu rapportait, enfin, tout cequ’il avait recueilli de nouvelles des autres quartiers deParis.

Partout la résistance était brisée, écrasée,anéantie… Peu de barricades avaient tenu. Le moment de les défendrevenu, ceux qui les avaient élevées avaient disparu comme parenchantement. La troupe n’avait eu qu’à paraître pour vaincre.

Et que pouvaient mille ou douze centscombattants sérieux contre toute une armée !…

Blême et les mains agitées d’un frissonnerveux, M. Ducoudray tamponnait de son mouchoir son frontmoite d’une sueur froide.

– Je veux rentrer, il faut que jerentre ! répétait-il avec une persistance idiote.

Et en effet, sur les six heures, il se mit enroute.

– J’étais tellement bouleversé, disait-ilplus tard, lorsqu’il racontait ses émotions en cette journéenéfaste, j’avais tellement peur, que je ne craignais plusrien !

Tout le long des boulevards, les troupesbivouaquaient.

Des feux avaient été allumés, dont les flammesmobiles projetaient sur la façade des maisons des ombresfantastiques.

Les soldats mangeaient et buvaient gaiement,comme un soir de victoire.

Le vin coulait. De ci et de là, on apercevaitles flammes bleues du punch…

Partout ailleurs, la vie était morne etlugubre.

Et tout en marchant de toute la vitesse de sesjambes, le long des rues désertes :

– Maintenant, pensait M. Ducoudray,qui donc oserait demander compte de la mort du général Delorge etde la disparition de ce pauvre Cornevin ?… Qu’est-ced’ailleurs que deux victimes de plus ou de moins lorsqu’il y en atant ?…

Et cependant, il jugea qu’il était de sondevoir, avant de rentrer chez lui, de passer chezMme Delorge.

Il la trouva, comme la veille, dans son salon,entre ses enfants, si calme qu’il pensa qu’elle ne savait rien.

Pauvre madame, lui dit-il, tout est fini pourvous. Le coup d’État est fait. M. de Combelaine, à cetteheure, est tout-puissant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer