La Dégringolade, Tome 1

IX

L’excellent M. Ducoudray devait être bonprophète, cette fois.

Jamais, de mémoire d’homme, Paris n’avait étési triste et si morne que le vendredi 5 décembre, le lendemain dela sanglante catastrophe.

Les boulevards continuaient à être occupésmilitairement. La circulation des voitures y était interdite. Desfactionnaires, le fusil chargé, veillaient aux angles de toutes lesrues. De la Bastille à la Madeleine, maisons et magasinsdemeuraient fermés.

Et cependant, tel est le tempérament de Paris,que vers midi, la foule afflua de nouveau…

De distance en distance des groupes seformaient devant de larges couches de sable jaune répandues sur lachaussée… Là, il y avait eu la veille des mares de sang.

On s’arrêtait aussi en face de l’hôtelSallandrouze, tout mutilé par les boulets, et qu’il avait falluétayer, tant il menaçait ruine.

Mais c’est devant la cité Bergère, rue duFaubourg-Montmartre, que les rassemblements étaient le pluscompacts.

La grille de fer de la cité était fermée, maisà travers les barreaux on apercevait, rangés côte à côte sur letrottoir, la tête contre le mur, trente-cinq ou quarantecadavres.

C’étaient des malheureux qui, tombés la veillesur le boulevard, n’avaient été ni réclamés, ni reconnus encore. Laplupart portaient le costume de la bourgeoisie. Trois femmesétaient parmi eux.

– Spectacle salutaire !… murmuraientquelques apologistes du coup d’État, qui commençaient à se montrerdepuis que le succès n’était plus douteux.

Et, en effet, le peuple français eût étévraiment incorrigible, si après un tel spectacle il eût hésité à sedéclarer suffisamment sauvé.

Il n’hésita pas…

Et le plébiscite, auquel le sauveurLouis-Napoléon demanda s’il méritait une récompense, lui réponditpar plus de sept millions de oui contre moins de sept centmille non.

Désormais, la curée pouvait commencer. Onparlait de M. de Maumussy pour un portefeuille.M. de Combelaine, plus comte que jamais, était désignépour un poste éminent. M. Coutanceau annonçait la mise enaction d’un grand établissement de crédit, favorisé d’immensesprivilèges…

Cependant, nul ne suivait le cours naturel detous ces événements d’un œil plus inquiet queM. Ducoudray…

C’en était fait, depuis le 2 décembre, durepos du bonhomme.

Lui qui portait la tête si haute avant, quipossédait au superlatif cette belle assurance que donnent dix ouquinze mille livres de rentes légitimement gagnées, il allait lenez baissé depuis, arrondissant le dos, timide et l’œil toujours auaguets.

Ce secret qu’il possédait de la mort dugénéral Delorge, pesait sur son existence d’un poidsintolérable.

Et lorsqu’il voyait se succéder les mesuresarbitraires ou violentes des vainqueurs, lorsqu’il voyait à l’œuvreles commissions mixtes, ingénieux et expéditif perfectionnement descours prévôtales, il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os.

– Mon Dieu ! suppliait-il, faitesqu’on m’oublie !…

Certes, il eût été moins inquiet s’il eût puamener Mme Delorge à s’incliner sous l’immensemalheur qui l’avait frappée.

Mais c’est en vain qu’il épuisait sonéloquence à lui prêcher la résignation.

– Le triomphe des méchants ne sauraitêtre de longue durée, répondait-elle invariablement. Un édificedont la première pierre a été scellée avec du sang s’écroulera tôtou tard misérablement…

Alors le bonhomme lui conseillait d’attendre,de patienter, de remettre sa vengeance à des jours plusprospères.

Que gagnerait-elle à élever la voix en cemoment ? Rien. Sa voix ne serait entendue que de ses ennemis,c’est-à-dire de gens intéressés à lui imposer silence.

À ces perpétuelles remontrances,Mme Delorge ne répondait rien.

Seulement, à tous les repas, le couvert dugénéral était mis comme s’il eût été encore vivant et elle avaitdéclaré qu’il en serait ainsi jusqu’au jour où elle aurait obtenujustice.

– Cette place vide, disait-elle, nousrappellerait notre devoir, à mes enfants et à moi, si nous étionsassez faibles ou assez lâches pour l’oublier.

Positivement, M. Ducoudray finissait parprendre la pauvre femme en grippe.

Ah ! ils étaient loin, ces projetsd’union qui lui avaient tant tenu au cœur !

– Elle est folle à lier ! sedisait-il quelquefois. Jamais on n’a vu un entêtement aussiridicule !…

Il eût fallu à Mme Delorgebien peu de pénétration pour ne pas discerner ce qui se passaitdans l’esprit de son vieux voisin.

Cependant, elle ne lui en voulait pas…

Et si elle ne lui disait rien de ses desseins,c’est qu’elle n’en avait pas d’arrêtés.

Pour le moment, il ne lui paraissait paspossible d’obtenir justice par les voies ordinaires, et elleattendait que le calme fût rétabli pour déposer une plainte enrègle au parquet.

Qu’en résulterait-il ? Une enquête,vraisemblablement.

Eh bien ! une enquête, dût-elle aboutir àune ordonnance de non-lieux, aurait toujours cet avantage de luiapprendre, d’une façon positive et certaine, le nom del’adversaire, c’est-à-dire, selon elle, de l’assassin de sonmari…

Jusqu’ici, sa conviction de la culpabilité ducomte de Combelaine n’était appuyée d’aucune preuve matérielle.

Mais avant de la déposer, cette plainte, ilimportait de savoir s’il fallait renoncer définitivement à ladéposition de l’unique témoin de la mort du général…

Cornevin n’avait-il pas reparu depuis quinzejours que M. Ducoudray était allé chez lui ?…

Toutes réflexions faites,Mme Delorge écrivit à Mme Cornevin,pour la prier de venir lui parler…

C’était un samedi soir queMme Delorge avait envoyé le fidèle Krauss porter salettre à Montmartre.

Et dès le lendemain, sur les trois heures del’après-midi, la femme du pauvre employé des écuries de l’Élysée seprésentait rue Sainte-Claire.

M. Ducoudray s’y trouvait, comme tous lesjours à pareille heure.

N’ayant pas été prévenu, il bondit sur sonfauteuil et devint plus rouge qu’une pivoine, lorsque Krauss,ouvrant la porte du salon, dit :

– Mme Cornevin est là,qui demande à voir madame.

Ah ! si le digne bourgeois eût su commentfuir, comment s’esquiver !…

– Qu’elle vienne, fit vivementMme Delorge, qu’elle vienne…

Elle entra, l’infortunée, tenant dans ses brasson dernier enfant, et il n’y avait qu’à la voir pour être sûr queLaurent Cornevin n’avait pas reparu.

Peut-être M. Ducoudray ne l’eût-il pasreconnue, si on ne l’eût pas nommée, tant elle avait été écraséepar trois semaines de douleur et d’angoisses mortelles.

Celle qu’il revoyait n’était plus que lespectre de cette jeune et robuste mère de famille qu’il avait vuerue Mercadet, ménagère vaillante de cet humble intérieur sibrillant de propreté.

Sa maigreur était effrayante, énergiquementaccusée par les plis flasques de sa vieille robe d’indienne noire.Tout le sang paraissait s’être retiré de son visage.

Elle avait tant pleuré que ses paupièresétaient à vif, et que les larmes avaient tracé comme un sillonlivide le long de ses joues…

Quant à l’enfant si rose et si joufflu jadis,le sein maternel s’était tari, il n’avait plus que le souffle…

– Ah ! M. Krauss !…s’écria-t-elle.

Positivement, l’excellent M. Ducoudrayeût voulu être à cent pieds sous terre.

– Vous faites erreur, chère madame,balbutia-t-il, vous vous trompez…

La plus extrême surprise se peignit sur lestraits de Mme de Cornevin, et timidement,comme si elle eût craint de commettre une maladresse :

– Pourtant, monsieur, objecta-t-elle,c’est bien ce nom de Krauss que vous m’avez dit, et même, lorsquevous avez été parti, comme j’avais peur de l’oublier, je l’ai écritsur un bout de papier…

– Il suffit, interrompitM. Ducoudray, il suffit.

Et, avec la stérile volubilité des gens quiprétendent expliquer une chose inexplicable, il entreprit dejustifier ce qu’il appelait un petit malentendu, entassant dans sontrouble les raisons et les arguments les plus contradictoires.

Mais qu’importait àMme Delorge !…

Elle se hâta de l’interrompre d’un gestebienveillant, et, ayant fait asseoir près d’elleMme Cornevin :

– Ainsi, ma pauvre femme,commença-t-elle, vous êtes toujours sans nouvelles de votremari ?…

– Toujours, madame…

– Avez-vous du moins essayé de vous enprocurer ?

– Hélas ! j’ai fait tout au monde,tout ce que je pouvais…

– Quoi ?…

– Eh bien ! sachant qu’on s’étaitbattu et qu’il y avait eu bien du monde de tué, j’ai été voir parmiles morts… Je suis allée partout où on avait déposé des cadavres,rue Montorgueil, cité Bergère, à la Morgue… rien. Et ce n’est pastout, le samedi, qui était donc le 6 décembre, une voisine me ditqu’on avait exposé beaucoup de corps au cimetière Montmartre. J’yai couru. C’était vrai. Il y en avait bien une centaine, côte àcôte, en ligne, enterrés jusqu’aux épaules, de sorte qu’il n’yavait que la tête qui sortait au ras de terre… Même, c’étaitterrible de voir tous ces visages, tellement bleuis et gonflés,qu’il y en avait de presque méconnaissables… Et cependant, il yavait autour bien des malheureux en peine comme moi, qui allaientde l’un à l’autre… J’ai vu une pauvre dame qui est tombée raideévanouie en retrouvant là son mari… Le mien n’y était pas…

Mme Delorge frissonnait.

– Vous êtes donc bien convaincue, mapauvre femme, que votre mari est mort ?

– On me l’a dit.

– Qui ?

– Un monsieur de la police. C’est que,voyez-vous, madame, quand j’ai appris qu’il y avait beaucoupd’hommes arrêtés, plus de vingt mille, à ce qu’on assure, j’ai euun moment d’espoir. « Si Laurent en était !… » mesuis-je dit. Et je pensais que, si on le déportait aux colonies,j’irais avec lui, et que tous deux ensemble nous ne serions pastrop malheureux… Je n’ai donc fait qu’un saut à la préfecture depolice, et on m’a adressée à un bureau qui est exprès pour lesrenseignements… Ce jour-là on a enregistré ma réclamation, et onm’a dit de revenir dans huit jours, qu’on ferait des recherches…Quand je me suis représentée, on n’avait rien trouvé encore… Enfinla troisième fois on m’a répondu que parmi les individus arrêtés,mis en prison ou déportés, il n’y en avait aucun du nom deCornevin…

Mme Delorge se taisait,réfléchissant.

Ce qui la frappait, c’était la persistance deMme Cornevin à croire que son mari avait succombédans la lutte.

Aussi, après un moment :

– Vous pensez donc, lui demanda-t-elle,que votre mari s’est battu ?

– J’en suis presque sûre…

– Cependant, lorsque monsieur est allévous voir, vous lui avez affirmé que jamais Cornevin ne s’étaitoccupé de politique ?

– C’est que je ne savais pas tout… Ilparaît que, dans ces derniers temps, mon pauvre homme avait fait laconnaissance d’une bande de mauvais sujets qui l’ont perdu. Ilétait toujours exact pour son service, il restait le même avec moi,mais en dessous il complotait avec les autres dans des sociétéssecrètes…

– Qui vous a dit cela ?

– Un de ses chefs…

– Vous êtes donc allée àl’Élysée ?

– Oui, madame, plusieurs fois.

À la physionomie de M. Ducoudray et à lafaçon dont il avançait la lèvre inférieure, il était aisé dereconnaître combien il tenait pour suspecte l’affirmation de cechef.

Et encore qu’il se fût bien juré de ne plus semêler à aucun prix d’une affaire qui avait empoisonnée sa vie,emporté par l’habitude :

– Voilà qui ne me semble guère clair,murmura-t-il en se penchant vers Mme Delorge.

Elle ne lui répondit pas.

Pour elle, le moment décisif de cette entrevueétait arrivé. C’est donc avec une visible émotion qu’ellepoursuivit :

– À votre place, je me serais adressée àun camarade de mon mari, plutôt qu’à un de ses chefs.

– Oh ! c’est ce que j’ai faitensuite, madame. J’ai envoyé demander à celui qui était son plusgrand ami.

– Eh bien ?…

– C’est un brave homme tout à fait, dansle genre du mien, un nommé Grollet. Il était aussi désolé que moi,et quand il m’a vue, il lui est venu des larmes plein les yeux…même il a voulu à toute force que je déjeune avec lui…

– Et quelle est son opinion ?…

– Que le chef ne se trompe pas… La veilledu 2 décembre, il a entendu mon mari tenir des propos… oh !mais des propos à se faire chasser immédiatement si un supérieurs’était trouvé là…

M. Ducoudray etMme Delorge échangèrent un coup d’œil, et en mêmetemps :

– Quels étaient ces propos ?…interrogèrent-ils.

– Grollet ne me les a pas répétés…

– Il ne vous a pas parlé d’un…duel ? demanda Mme Delorge.

– D’un duel ?…

– Oui… qui aurait eu lieu dans le jardinde l’Élysée et où un homme aurait été tué ?…

– Non…

Suspecter la sincérité parfaite deMme Cornevin n’était pas possible.

Elle ne savait rien…

Et cependant, Mme Delorge nepouvait se résigner à renoncer à cet unique et suprême espoir deconnaître la vérité.

– Voyons, ma pauvre femme, reprit-elledoucement, rassemblez bien vos souvenirs… La dernière fois que vousavez vu votre mari, il se disposait à venir à Passy pour unecommission importante dont on l’avait chargé ?

– Oui, madame, et je l’ai déjà dit àmonsieur qui est là…

– Il avait à parler à la femme d’ungénéral… Cette femme, c’est moi.

– Oh ! je l’avais compris…

– Eh bien ! il est impossible qu’ilne vous ait pas dit un mot de cette commission siurgente !…

– Pas un seul, madame, je vous le juresur la tête de ma petite fille que voici.

– Il ne vous a pas parlé d’un malheureuxhomme tué dans le jardin de l’Élysée pendant la nuit du 30 novembreau 1er décembre ?

Mme Cornevin se souleva dansson fauteuil.

– Qui donc a été tué ?interrogea-t-elle.

– Mon mari… le général Delorge.

– Ah ! mon Dieu !…

Un profond silence suivit.

Le visage de la femme du pauvre garçond’écurie trahissait l’effort énorme de sa réflexion… Évidemmentelle cherchait à saisir une relation entre la mort du général et ladisparition de Cornevin.

– Alors, fit-elle lentement, mon mariaurait assisté à ce duel ?…

– Si toutefois il y a eu duel, ce dontnous doutons fort, reprit M. Ducoudray, oubliant ses prudentesrésolutions.

Et appuyant sur chaque mot pour lui biendonner toute sa valeur :

– La scène, poursuivit-il, s’est passéeaux lueurs d’une lanterne d’écurie, et c’est Cornevin qui tenait lalanterne… Seul, il sait donc la vérité, et si à ses derniersmoments le général a prononcé quelques paroles, c’est lui qui les arecueillies…

Mme Cornevin s’était dressée…ses yeux noirs, si mornes l’instant d’avant, étincelaient.

– Ah ! je comprends tout !s’écria-t-elle. Oui, je m’explique maintenant la tristesse deLaurent, ses propos dont s’effrayait Grollet, ses répugnances àcontinuer son service. Il savait tout, et on a eu peur de sontémoignage…

Et d’un ton de menace véritablementeffrayant :

– Mais qu’il prenne garde,poursuivit-elle, le brigand qui a commis le crime, qu’il veillebien sur lui ! Je ne tiens pas à la vie, moi !…

Son exaltation était si grande queMme Delorge s’en épouvanta.

– Hélas ! ma pauvre femme,prononça-t-elle, je suis aussi à plaindre que vous… Notre malheurest semblable…

– Oh ! vous… interrompit violemmentla femme du pauvre garçon d’écurie, vous…

Mais elle eut honte de son emportement, et sereprenant :

– Si j’étais seule au monde, dit-elled’un accent plus doux, oui, notre malheur serait le même… Lechagrin aurait bientôt fait fin de moi. Mais j’ai des enfants…

– J’ai des enfants aussi…

– Oui, mais ils sont votre consolation…et les miens sont mon désespoir. Les vôtres auront toujours lenécessaire… tandis que les miens !… C’était le travail deLaurent qui nous faisait vivre, les petits et moi, pauvrement maishonnêtement… Lui manquant, tout nous manque. Il faut du pain pourvivre. Où en prendre ? Est-ce moi qui gagnerai du pain, fût-cedu pain noir, pour six que nous sommes à la maison ? Entravaillant nuit et jour, sans arrêter, je n’y arriverais pas.Comment donc faire ? Irai-je me faire inscrire au bureau debienfaisance ? Oui, et je crois que je serai admise. Mais ilfaudra des démarches, des allées, des venues, du temps enfin. Etjusque-là ? Si le boulanger cesse de me faire crédit, querépondrai-je aux enfants quand ils me diront : « Maman, àmanger, j’ai faim ?… » Irai-je donc mendier de porte enporte avec les petits pendus à mes jupes, comme j’en vois ? Jene saurais pas ? Faudrait-il voler ? Je ne pourrais pas.Je sais bien qu’il y en a qui se vendent… mais c’est plus fort quemoi, je n’en aurais pas le courage !…

De grosses larmes roulaient, silencieuses, lelong des joues de Mme Delorge.

Elle qui, le matin encore, s’estimait la plusmisérable des créatures humaines !… qu’étaient sessouffrances, comparées aux tortures indicibles de cetteinfortunée ?…

Elle se leva donc brusquement, et lui prenantles mains :

– Rassurez-vous, lui dit-elle. Moivivante, vous ne manquerez de rien. Tant que mes enfants auront unmorceau de pain, il y en aura la moitié pour les vôtres.

Mais Mme Cornevin se dégageadoucement, et avec un sourire d’une tristesse navrante :

– Oh ! vous êtes bien bonne, madame,balbutia-t-elle, vous êtes trop bonne…

Il était clair qu’elle ne croyait pas.

Il était évident que ces promesses luiparaissaient de celles qu’on fait tous les jours, que la compassionarrache et qu’on oublie le lendemain.

Mme Delorge comprit cela, et,d’un accent solennel :

– Je vous jure, insista-t-elle, et par lamémoire de mon mari, que mon aide jamais ne vous fera défaut, tantque vous en aurez besoin… Jamais je n’oublierai que, si votre maria disparu, c’est peut-être parce qu’il avait à me rapporter l’adieusuprême du mien. Je ferai plus : si vous voulez me confierl’aîné de vos fils, il sera élevé avec le mien et comme lemien…

Une fois de plus, l’excellentM. Ducoudray devait être emporté par la situation.

– Comptez sur moi aussi, ma pauvre femme,s’écria-t-il, la larme à l’œil… Comptez sur moi…

La malheureuse ne doutait plus.

Elle se laissa glisser aux genoux deMme Delorge, et lui embrassant les mains :

– Merci ! balbutia-t-elle, mercipour les enfants… C’est la vie que vous nous sauvez… Hélas !nous ne pourrons jamais reconnaître tant de bontés.

– Qui sait ? fitMme Delorge.

Et d’un ton pensif :

– Un jour peut venir où l’occasion seprésenterait de venger mon mari et le vôtre !…

D’un bond, Mme Cornevin futdebout, l’œil enflammé de haine et toute vibrante d’énergie.

– Ce jour-là, madame, s’écria-t-elle,appelez-moi. Et quoi qu’il faille faire, entendez-moi bien, je leferai. Et les enfants aussi seront prêts à donner leur vie. Ilssauront comment ils ont perdu leur père, et pas un jour ne sepassera sans que je leur rappelle qu’il faut que justice soitfaite…

Elles étaient debout, l’une devant l’autre, lamain dans la main, et entre ces deux femmes si malheureuses, entrela veuve du pauvre garçon d’écurie et la veuve du général, c’étaitun pacte de haine qui se jurait.

M. Ducoudray en frémit, regrettant sesbons mouvements de tout à l’heure.

– Car elles sont aussi folles l’une quel’autre, pensait-il, et moi je suis vraiment bien malheureux d’êtresi impressionnable et si peu maître de moi !…

C’est pourquoi, dès queMme Cornevin se fut retirée, emportant le premiertrimestre d’une rente de douze cent francs, le digne bourgeois prittexte de l’ignorance de cette infortunée pour conjurer une foisencore Mme Delorge de ne rien tenter.

Elle ne discutait plus avec lui, elle parutpresque l’approuver, mais dès le lendemain, de bon matin, elle sefaisait conduire rue des Saussayes, chez le docteur Buiron.

Il n’était pas sorti, et dès qu’elle entra, illa reconnut.

– Madame Delorge !…s’écria-t-il.

Et tout aussitôt, il se mit à l’accabler deprévenances, dissimulant ainsi son embarras, et préparant peut-êtreses réponses, car il était trop fin pour ne pas soupçonner le butde cette visite matinale.

Mais elle coupa court à ces politessesaffectées, et posément :

– J’ai l’intention, monsieur, luidit-elle, de déposer une plainte au parquet, et de provoquer uneenquête… Mon mari, vous le savez, a été assassiné…

Il fit un saut en arrière, à ce mot, etvivement :

– Pardon ! pardon !bredouilla-t-il, je ne sais rien, moi…

Eh bien ! Mme Delorge nefut pas surprise.

Les aménités outrées de l’accueil du docteurBuiron lui avaient fait pressentir quelque chose de semblable.

– Cependant, monsieur, la relation quevous avez écrite des événements prouverait, au besoin, qu’ils vousont paru fort étranges…

Autant Mme Delorge était pâleet froide, autant le médecin était rouge et animé.

– Je ne sais trop, madame,interrompit-il, jusqu’à quel point vous avez le droit d’invoquercette relation que j’avais confiée à la discrétion deM. Ducoudray !… Mais n’importe ! Queprouve-t-elle ? Que j’ai été très impressionné des incidentsde cette nuit si douloureuse pour vous. Depuis, j’ai réfléchi, etj’ai reconnu l’inanité de mes conjectures. Rien de plus naturel, deplus simple, de plus…

Il balbutiait, il se tut, écrasé positivementsous le regard terrible d’ironie et de mépris deMme Delorge.

– Parleriez-vous ainsi, monsieur,prononça-t-elle, si le coup d’État du 2 décembre n’eût pasréussi ?…

– Madame ! fit-il, comme s’il eûtété révolté de l’accusation, madame !…

Puis, brusquement, prenant son parti, etsautant, comme on dit, à pieds joints dans la boue :

– Eh bien ! oui, s’écria-t-il, lesévénements ont changé mon point de vue. Cette affaire est toutepolitique. Suis-je un homme politique, pour m’en mêler ? Jesuis jeune, je débute dans la vie, je ne possède aucun patrimoineet j’ai une mère à soutenir. Pourquoi me créer des ennemis ?Arriver est assez difficile sans se créer des difficultés…

Mme Delorge s’était levée.

– C’est votre dernier mot,monsieur ? demanda-t-elle d’un ton glacial.

– Oui, madame.

– Adieu alors… Je ne vous adresserai pasde reproches ; c’est un soin que je laisse à votreconscience.

Et elle sortit… Son cœur se soulevait dedégoût.

– Quel misérable !… pensait-elle.A-t-il peur ? A-t-il été acheté par le meurtrier de monmari ?… Qui saurait le dire !…

Cependant, elle ne se décourageait pas, etplus résolue que jamais à provoquer une enquête, elle remonta dansla voiture qui l’avait amenée, et se fit conduire rue Jacob, chezun avocat, Me Roberjot, qui avait autrefois plaidéune affaire pour le général.

Jeune, – il venait d’avoir trente ans, – bienposé dans le monde, assez riche pour pouvoir trier ses causes,M. Sosthènes Roberjot était de ces avocats dont la place estd’avance marquée à la Chambre, et qui en attendant font du dos deleurs clients le tambour de leur renommée naissante.

Fort bien de sa personne, il ne manquait pasde talent, lançait heureusement le mot et n’arrondissait pas plusmal qu’un autre une période à effet. Il brillait surtout par unflair de premier ordre qui jusqu’alors l’avait bien servi.

Il s’était retiré sous sa tente, depuis le 2décembre, attendant les événements, cherchant ce qui lui serait leplus avantageux : d’attacher son canot au vaisseau tout neufdu gouvernement, ou d’arborer l’étendard de l’opposition.

Me Roberjot ne fut pas maîtrede l’étonnement que lui causa la visite deMme Delorge et, tout en lui avançant un fauteuil dechêne sculpté, il ne cessait d’attacher sur elle des regards grosde questions.

C’est donc avec la plus extrême attentionqu’il l’écouta, et lorsqu’elle lui eut exposé lasituation :

– Je dois vous déclarer, madame,commença-t-il, que vos conjectures doivent être exactes. Vosexplications éclairent d’un jour tout nouveau cette obscure etmystérieuse affaire du général Delorge…

Elle le regardait d’un air de stupeur.

– Comment ! d’un journouveau ?… interrogea-t-elle. Vous en aviez donc déjà entenduparler, monsieur ?

À plusieurs reprises il baissa la tête.

– Oui.

Cette circonstance devait paraître à la pauvrefemme une raison d’espérer.

– On s’en préoccupe donc ?demanda-t-elle encore.

– On s’en est occupé, du moins. Non pasdans le gros public, tout ahuri par les derniers événements, maisdans le monde où je vis, et où toujours quelque chose transpire detout ce qui arrive à Paris… Mais je ne sais trop si je dois vousrépéter ce que j’ai entendu dire…

– Vous le devez, monsieur.

Il parut se recueillir, etlentement :

– Tout d’abord, madame, reprit-il, jevous déclare que je reconnais maintenant absolument fausses lesdiverses versions qui ont couru de la mort de votre mari. On acommencé par dire qu’il s’était suicidé…

– Lui !… Et pourquoi ? grandDieu !

– Ah ! voilà ! On prétendaitqu’il avait pris des engagements très compromettants de diverscôtés, qu’il avait écrit certaines lettres… très imprudentes ;qu’il jouait un double jeu en un mot, et que, menacé d’êtredémasqué publiquement, il avait perdu la tête et s’était passé sonépée au travers du corps…

Mme Delorge s’était levée.

– Mais c’est une infâme calomnie !s’écria-t-elle. Quel misérable a pu inventer et répandre une telleinfamie ?

– Eh ! madame, sait-on jamaisl’auteur des milles calomnies qui chaque jour circulent dansParis !

– Quelles sont les autres versions,monsieur ?…

– D’après une autre, le général Delorgeaurait succombé dans un duel, dont le motif était… une questiond’argent. Une forte somme avait, disait-on, disparu du cabinet duprésident de la République.

Deux larmes de douleur et de colère jaillirentdes yeux de Mme Delorge.

– Assez ! monsieur,interrompit-elle, assez !… je ne saurais en entendredavantage. D’où partent ces bruits ? je le devine maintenant.Assassiner mon mari ne suffit pas, on veut déshonorer sa mémoire.Mais elle ne le sera pas, j’écrirai aux journaux…

Me Sosthènes Roberjot hochaitla tête.

– Hélas ! madame, fit-il, je douteque vous trouviez un journal qui consente à insérer votrelettre.

Cependant, sur les instances de la pauvrefemme, il consentit à la conduire près d’un journaliste qui faisaitprofession de haïr d’une haine implacable tous les nouveauxgouvernements.

C’est avec des imprécations terribles qu’ilécouta le récit de Mme Delorge ; mais quandelle eut fini, il lui avoua que les journaux étaient, sous peine demort, condamnés au silence, qu’une allusion à cette affairecompromettrait l’existence de son journal… Or il étaitpropriétaire, s’il était homme d’opposition ; il avait desopinions, mais il avait aussi des actionnaires.

Bref, il ne pouvait rien.

– Voilà donc les hommes ! se disaitMme Delorge en regagnant Passy…

Et cependant, le lendemain, sa plainte futdéposée au parquet.

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