La Dégringolade, Tome 1

XII

– Voilà ce que j’avais prévu, ce que jeredoutais… Oui je reconnais bien là mon Barban d’Avranchel.

Ainsi s’exprima Me SosthènesRoberjot, lorsque Mme Delorge lui eut rapidementraconté les incidents de la longue séance dans le cabinet du juged’instruction.

Car c’est chez Me Roberjot quela pauvre femme s’était hâtée de courir en sortant du Palais deJustice, toute vibrante encore de douleur et d’indignation.

Elle ne voyait que lui au monde capable de laconseiller.

– Et cependant, ajouta-t-il après unmoment d’hésitation, on ne saurait soupçonner d’Avranchel deconnivence…

– Ah ! vous ne diriez pas cela,monsieur, si vous aviez vu comme moi Grollet prêt à tomber àgenoux, prêt à demander grâce et à tout avouer…

Mais l’avocat hocha la tête.

– Ni vous ni moi ne sommes bons juges,madame, prononça-t-il, car nous sommes partie intéressée, et notreopinion est d’avance arrêtée et inébranlable. Mais prenez unarbitre impartial, exposez-lui les circonstances de la mort dugénéral Delorge telles qu’elles ont été exposées à M. Barband’Avranchel, produisez-lui tous ces témoins qui ont été entendus etdont les dépositions concordent si merveilleusement, et de même queM. d’Avranchel, cet arbitre vous dira : « Madame,toutes les probabilités sont en faveur deM. de Combelaine. »

Il s’accouda sur son bureau, et tout un mondede réflexions passa dans ses yeux, pendant qu’ilmurmurait :

– Ah ! il n’y a pas à le nier,l’évidence est là, ces gens-là sont forts… très forts, et ilspeuvent nous mener loin !…

Rien ne pouvait déplaire àMme Delorge autant que cet hommage rendu àl’habileté de ses ennemis.

– De telle sorte, monsieur, fit-elle,d’un ton d’amère ironie, qu’il n’y a plus qu’à s’incliner devantces gens si forts ?…

Une surprise profonde se peignit sur la figuredu jeune avocat.

– Est-ce pour moi que vous parlez,madame, interrogea-t-il.

Elle ne répondit pas, et son silence étaittrop significatif pour laisser l’ombre d’un doute àMe Roberjot.

– Ainsi, prononça-t-il d’un ton dereproche, vous m’estimez tout juste à la valeur du docteur Buiron.Pourquoi ? Je suis de ceux qui subissent un fait accompli, ille faut bien, mais qui ne l’acceptent jamais. Et la preuve, c’estque le régime nouveau, ce régime fondé sur l’attentat du 2décembre, ne trouvera pas d’adversaire plus obstiné que moi.

Il regardait Mme Delorge d’unair singulier, en disant cela.

Il y avait un léger tremblement dans sa voixquand, après une pause, il ajouta :

– Je ne me serais pas exprimé avec cetterésolution il y a huit jours… J’hésitais… vous êtes venue, et, sansle savoir, vous avez décidé de mon avenir…

Il se leva, visiblement ému, et, après deux outrois tours dans son cabinet :

– Et cependant, reprit-il, nul n’avaitautant de raisons que moi de se ranger dans l’armée, toujoursdocile des satisfaits. Qu’ai-je à demander à la vie qu’elle nem’ait généreusement donné !… Je suis jeune encore, j’aipresque de la fortune, j’ai réussi au barreau bien au delà de mesespérances…

Mais Mme Delorge était horsd’état de remarquer l’étrange agitation de l’avocat.

Et toute entière à l’idée fixe qui devaitobséder sa vie :

– Enfin, que faire pour le moment ?interrogea-t-elle.

Si Me Roberjot fut un peuchoqué d’être si brusquement interrompu, il eut le bon goût de ledissimuler.

– En ce moment, rien ! répondit-il…Il faut attendre.

– Quoi ?…

– Cette occasion qui jamais ne faitdéfaut à ceux qui savent la guetter patiemment.

Mme Delorge eut un gestedésolé.

– Hélas ! dit-elle, chaque jour quis’écoule emporte une de mes espérances… Hier, j’ai rencontré unancien ami de mon mari, c’est à peine s’il m’a saluée. Dans sixmois il ne me reconnaîtra plus. Dans un an, il dira :« Delorge !… qui ça, Delorge ?… » Mon mari futun noble et vaillant soldat : est-ce cette renommée qui luisurvivra ?… Non. Seules, les calomnies qui se sont débitées etque vous m’avez répétées, resteront comme autant de taches à samémoire. Dans dix ans d’ici, lorsque mon fils, que voici, devenu unhomme, paraîtra dans le monde, si parfois on demande :« Qui donc est ce jeune Delorge ?… » Il se trouveratoujours quelqu’un de ces gens qui prétendent tout savoir, pourrépondre : « Eh bien ! c’est le fils de ce général,vous savez bien, qui fut tué en duel, à propos d’une vilaineaffaire d’argent… »

Mais Raymond bondit à ces mots.

– Non, mère, s’écria-t-il, je te le jure,personne jamais ne dira cela, lorsque je serai un homme !…

L’avocat prit les mains de l’enfant, et lesserrant dans les siennes :

– Bien ! mon ami, lui dit-il, c’esttrès bien, cela !…

Puis revenant àMme Delorge :

– Vous vous trompez, madame,prononça-t-il gravement, c’est du temps que vous devez toutespérer… Mort, le général est plus redoutable que jamais…

– Hélas ! monsieur, je voudraispouvoir vous croire…

– Il faut me croire, madame, et, àl’appui de ce que je vous dis, il me serait aisé de vous citer desexemples… Le proverbe qui dit : « Il n’y a que les mortsqui ne reviennent pas, » est un proverbe absurde. Enpolitique, il n’y a que les morts, au contraire, qui reviennent.Parbleu ! il serait trop aisé de gouverner si, pour sedébarrasser des gens gênants, il n’y avait qu’à les porter enterre. Triomphant, redouté, reconnu depuis des années, ungouvernement brave toutes les oppositions et se rit de toutes lesattaques : il a ses créatures, ses juges, ses gendarmes, sonarmée, il se croit et il trouve des gens pour le croire éternel…Mais voici qu’un beau matin un inconnu se rend au cimetière, épellesur une tombe un nom oublié et le crie à pleine voix… Et il suffitde ce nom pour que ce gouvernement si fort s’écroule en quelquesjours.

Mme Delorge soupira.

– Je ne verrai jamais ce que vous dites,fit-elle.

– Qui sait ? En vous disant qu’iln’y a rien à faire, je n’ai pas entendu vous conseiller une lâcherésignation… Non. Il nous reste Cornevin…

Ah ! cette fois l’avocat n’était quel’écho des pensées de la malheureuse femme.

– C’est vers cet homme, poursuivitMe Roberjot, que doivent tendre toute notreattention et tous nos efforts. A-t-il été assassiné ? Je ne lecrois pas. M. de Combelaine est trop habile pour risquerun crime qui n’est pas indispensable. Or, dans le tourbillon desévénements, il lui était aisé de faire disparaître Cornevin. Donc,c’est ce moyen qu’il a dû prendre. Cornevin, arrêté, a dû êtredéporté quelque part… Où ? c’est à nous de le découvrir.

Le visage de Mme Delorge,illuminé un moment par l’espérance, s’était assombri denouveau.

– Moi aussi, monsieur, reprit-elle, j’aisongé à Cornevin… Moi aussi, je crois qu’il est vivant encore etqu’il peut me fournir les armes d’une revanche terrible.

– Et alors ?…

– Alors, j’ai tout fait au monde pourm’attacher sa femme, pour l’intéresser à mes espérances.

– Vous avez fait cela !…

– Oui. Je me suis engagé à servir unerente à cette malheureuse, et l’aîné de ses fils sera élevé avecmon fils, et exactement comme lui…

Me Roberjot paraissait siconsterné qu’elle ajouta :

– N’était-ce donc pas un devoirsacré ?

– Oui, répondit l’avocat, oui. Seulement,il est des occasions, et celle-ci en est une, où le devoir devientune imprudence insigne…

– Oh ! monsieur, de telles parolesdans votre bouche ! Et moi qui supposais…

Mais il ne la laissa pas poursuivre, etvivement :

– Croyez-vous donc que je blâme votrebonne action, madame ! s’écria-t-il. Non, certes ! Maisil fallait vous en cacher comme d’une faute. Secourir la femme deCornevin était votre devoir et votre intérêt, mais vous deviez latenir à l’écart, ne la voir qu’en secret et employer, pour luivenir en aide, une main étrangère.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Pourquoi ? répéta-t-il ;pourquoi ?…

Et plus lentement :

– Parce que Laurent Cornevin, abandonnéde tout le monde, eût été vite oublié. Lui donner ouvertement votreappui, c’est rappeler l’attention sur lui. Pauvre, seul, sans amis,chargé de famille, il ne devait guère inquiéter des ennemis toutpuissants. Devenu l’allié de la veuve du général Delorge, ilconstitue un danger permanent. L’oubli était sa meilleure chance desalut et de liberté. On ne l’oubliera plus. Trois mots sur sondossier vont le condamner à une active et incessante surveillance.Le jour où vous avez admis sa femme chez vous, madame, vous avezdonné un tour de clef de plus à la porte de sa prison…

Mme Delorge baissait la tête,accablée d’un immense découragement.

Qu’objecter à de telles raisons ?…

L’expérience de Me Roberjot enarrivait à la même conclusion que jadis les terreurs égoïstes dudigne M. Ducoudray.

Veiller toujours, mais dans l’ombre,s’effacer, s’appliquer à se faire oublier, patienter, attendre…

Attendre !… quand son sang bouillait dansses veines, quand il y avait des instants où l’idée lui venait des’armer d’un poignard et d’en frapper cet homme qui, avec la vie deson mari, lui avait pris sa vie, à elle, tout son bonheur, toutesses espérances !…

– Malheureusement, dit-elle, ma faute estirréparable. Changer quoi que ce soit à ce que j’ai décidé seraitune faute de plus. Mais après…

– Après ?… Nous chercherons autrechose. Un homme qui traîne un passé comme celui deM. de Combelaine, ne saurait être invulnérable… On peutle connaître, ce passé, si mystérieux qu’il soit… Ma position va medonner de grandes facilités… Avec un peu d’adresse… en risquantcertaines démarches… Mais il me faudrait votre autorisation,madame, et je ne sais si je dois… si je puis…

Tout avocat qu’il était, accoutumé à toutdire, il s’embarrassait dans ses phrases, il hésitait, ilbalbutiait.

Mais Mme Delorge ne voyaitrien de ce manège, pas plus qu’elle n’avait remarqué certainesphrases, cependant bien significatives.

La femme était morte en elle, cette nuitfatale où on lui avait rapporté le cadavre de son mari…

L’idée qu’on pouvait l’aimer encore, avecl’espoir d’être un jour aimé d’elle, l’eût révoltée comme la penséed’un sacrilège…

Me Roberjot dut comprendrequ’il ne serait pas compris, car tout à coup, prenant, comme ondit, son cœur à deux mains :

– Mon petit ami, dit-il à Raymond, sur latable de mon salon se trouvent des albums superbes… Voulez-vousaller regarder ces gravures, pendant que je parlerai à votremaman ?…

L’enfant se leva, cherchant dans les yeux desa mère quelle conduite tenir.

– Va, mon enfant, lui dit-elle, non sansune visible surprise, fais ce que monsieur te demande…

Qui eût vu Me SosthènesRoberjot en ce moment, l’eût pris, positivement, pour le plustimide des hommes…

Il s’agitait sur son fauteuil, son regardvacillait, il toussait, il tracassait son couteau à papier pour sedonner une contenance…

Enfin, dès que Raymond fut sorti :

– Je vous l’ai dit, madame,commença-t-il, la première fois que j’ai eu l’honneur de vous voir,votre cause devint la mienne. Ne m’en veuillez pas de ce quiserait, sans cela, une indiscrétion… Vous ne m’avez pas parlé de ladéposition de M. de Combelaine, que cependant le juged’instruction a dû vous lire.

– Il ne me l’a pas lue, monsieur.

– Est-ce possible ?…

– Je ne lui en ai pas laissé letemps…

L’avocat ne fut point maître d’un mouvement decontrariété :

– Eh ! madame, s’écria-t-il, cettedéposition était pour vous la plus importante… Elle vous eût apprisà quels motifs il plait à M. de Combelaine d’attribuerson duel avec le général Delorge.

Cette idée si simple ne s’était pas présentéeà l’esprit de Mme Delorge.

– C’est pourtant vrai, fit-elle, c’estune faute encore que j’ai commise. Mais celle-là, du moins, je puisla réparer, je puis demander à M. d’Avranchel communication dudossier…

Me Roberjot hocha latête :

– C’est inutile, prononça-t-il.

– Cependant…

– Loin de faire mystère de sa déposition,M. de Combelaine use de tous les moyens dont il disposepour l’ébruiter, pour la répandre.

– Quelle nouvelle infamie a-t-ilimaginée ?…

– Il attribue son altercation avec legénéral Delorge à une question toute personnelle, toute privée…

– Quelle ?

Positivement le futur tribun rougissaitpresque.

– C’est que, balbutia-t-il, je ne saistrop si je dois…

– Eh ! monsieur, je puis toutentendre !

– Eh bien ! madame,M. de Combelaine affirme que le général Delorge ne luipardonnait pas ses assiduités près d’une certaine dame…

Il s’arrêta. Il s’était préparé à uneexplosion d’indignation, de jalousie rétrospective, peut-être.

Quelle erreur !Mme Delorge ne sourcilla pas.

– C’est absurde ! prononça-t-elletranquillement.

– Voilà ce que j’ai répondu, se hâta dedire Me Roberjot. Cependant…

– C’est ridicule encore plus qu’odieux,insista Mme Delorge, avec cette confiance superbede la femme qui sait bien de quel amour profond et exclusif elle aété aimée. Et véritablement, M. de Combelaine est bienbon de prendre la peine d’inventer de pareilles histoires.

Elle sourit tristement, puis d’un tout autreton, – d’un ton indicible de mépris :

– Et sait-on, demanda-t-elle, quelle estcette dame ?…

– Oui. Ce serait une femme très connue,fort jolie, qui mène grand train et qui a, prétend-on, coûté dessommes énormes à M. de Combelaine…

– Je le croyais presque dans lebesoin.

– En effet. Aussi, les gens mieuxinformés assurent-ils que bien loin d’avoir été ruiné,M. de Combelaine a été secouru par Flora Misri.

Mme Delorge bondit sur sonfauteuil.

– Flora Misri ! s’écria-t-elle.

– Oui.

– Et cette femme est la maîtresse deM. de Combelaine ?

– Depuis bien des années, à ce que l’ondit, répondit l’avocat.

Et stupéfait de l’émotion deMme Delorge, ne sachant plus que croire, ne sachantplus ce qu’il disait surtout :

– Vous connaissez cette femme,madame ? interrogea-t-il.

Mais elle était bien trop troublée, pourremarquer l’étrangeté de la question.

– Je la connais, oui, monsieur,répondit-elle.

Et appuyant sur chaque mot, comme pour luibien donner toute sa valeur :

– Le vrai nom de cette femme,continua-t-elle, est Adèle Cochard. Elle est la sœur de la femme deLaurent Cornevin.

Me Roberjot n’en pouvaitcroire ses oreilles.

– Êtes-vous bien sûre de ce que vousdites, madame ? demanda-t-il.

– Aussi sûre qu’on peut l’être d’unrenseignement fourni à la justice par la préfecture de police.C’est dans le cabinet du juge d’instruction que, pour la premièrefois, j’ai entendu prononcer ce nom de Flora Misri. M. Barband’Avranchel faisait presque un crime à Mme Cornevind’être la sœur d’une telle femme.

L’avocat ne répondit pas. Il venait des’accouder à son bureau, le front entre les mains, et tout ce qu’ilavait d’intelligence et de pénétration, il l’employait à chercherquel parti tirer de cette découverte.

– Évidemment, murmurait-il, cette femmedoit savoir bien des choses sur le sire de Combelaine… Autant quela baronne d’Eljonsen, sinon plus… Mais comment la décider àparler ?… Quel charbon passer sur ses lèvres pour lesdesserrer ?…

Il parlait à demi-voix et en phrases hachées,et cependant Mme Delorge ne perdait pas un mot deson monologue.

– Ne pourrait-on pas, hasarda-t-elle,employer près de cette femme sa sœur,Mme Cornevin ?…

– Se voient-elles encore ?

– Je ne le crois pas…

– Diable !… une visite, en ce cas,donnerait peut-être l’éveil… Il faudrait tant de précautions, tantd’adresse…

– Oh ! la femme de Cornevin est trèsintelligente…

Et la disparition du mari serait un prétextetout trouvé de rapprochement. Mais M. de Combelaine saitque la femme Cornevin, c’est vous… Il ne doit pas ignorer que lafemme Cornevin et Flora sont sœurs, et je serais bien surpris s’ilne s’était pas mis en garde de ce côté…

Il demeura quelques moments absorbé parl’effort de ses réflexions, puis soudainement :

Mais je ne saurais prendre un parti ainsi,sur-le-champ. J’ai besoin de me consulter, de dresser un pland’attaque. Une démarche imprudente ne se rachète pas. Rien nepresse. Avant de m’avancer, je veux sonder le terrain, je veux êtreédifié sur le compte de M. de Combelaine. Un de mes amisest fort lié avec un intime de la baronne d’Eljonsen, il merenseignera…

– La baronne d’Eljonsen ? répétaMme Delorge, à qui ce nom n’apprenait rien.

– Oui… C’est la femme qui a élevéM. de Combelaine… Elle a été, dit-on, une des plusfidèles amies du prince-président lorsqu’il était en exil… Voicidix-huit mois qu’elle est fixée à Paris…

Puis, d’un accent résolu, et qui était bien,il n’y avait pas à s’y méprendre, l’expression sincère de sapensée :

– Quoi qu’il advienne, madame,ajouta-t-il, comptez sur moi et remettez-vous à mon dévouement.Tout ce que j’ai d’intelligence et d’énergie, je l’appliquerai àune cause que je considère comme mienne. Tout ce qu’il esthumainement possible de faire, je le ferai. Seulement…

Il hésita, et non sans embarras :

– Seulement, dit-il encore, je dois vousdemander la permission de me présenter chez vous. On peut prévoirtelle circonstance urgente…

Mais Mme Delorge ne le laissapas achever.

– Est-il donc besoin de vous dire,monsieur, interrompit-elle, que vous serez toujours lebienvenu ? J’ai la mémoire des services rendus, monsieur…

Elle se leva sur ces mots.

Déjà, depuis un moment, elle entendait marcheret tousser dans la salle d’attente qui précédait le cabinet del’avocat…

– Excusez-moi de vous avoir importuné silongtemps, monsieur, dit-elle.

Et ayant appelé Raymond, à quiMe Roberjot donna une large poignée de main, ellerabattit sur son visage son voile de veuve et sortit…

– Ah ! celle-là savaitl’aimer ! murmura l’avocat en étouffant un soupir.

Et comme s’il eût besoin d’air, il courutouvrir la fenêtre et explora la rue d’un rapide regard.

C’était Mme Delorge qu’ilcherchait, qu’il voulait revoir encore.

Elle ne tarda pas à paraître. Elle traversarapidement la chaussée et remonta dans le fiacre qui l’avait amenéeet qui s’éloigna au grand trot.

Des clients l’attendaient dans la piècevoisine, il le savait, il les avait entendus, mais il s’en souciaitbien, vraiment !

Appuyé au balcon de sa fenêtre, insensible aufroid qui devenait plus âpre avec la nuit, il s’oubliait en une deces rêveries qui absorbent toutes les facultés et suppriment enquelque sorte les circonstances extérieures.

Ce n’était pas un naïf queMe Sosthènes Roberjot.

De même qu’à tous les avocats, il lui étaitarrivé de s’éprendre d’une cliente venue pour le consulter.

Une femme jeune et jolie est si séduisante,lorsque, les yeux noyés de pleurs et le sein haletant, elle vousdit d’une voix émue :

Vous êtes mon seul appui et ma suprêmeespérance… Mon honneur, mon bonheur et ma vie sont entre vos mains…Je m’abandonne à vous, sauvez-moi…

Me Roberjot avait sauvé plusd’une cliente éplorée.

Mais jamais encore il n’avait ressenti cessensations profondes qui le remuaient en présence deMme Delorge. Sa vie était bouleversée depuis qu’illa connaissait. Il découvrait à l’existence des horizons nouveauxqu’il ne soupçonnait pas. Toutes ses idées se modifiaient. S’il eûttraduit ce qu’il ressentait, on ne l’eût pas reconnu… Il ne sereconnaissait plus lui-même.

– Serais-je donc amoureux ? sedemandait-il.

Sans songer que toujours cette question estrésolue lorsqu’on se la pose.

Amoureux, lui ! un vieux sceptique, unancien maître clerc d’avoué !… Cette idée, qui l’eût faitpouffer de rire quinze jours plus tôt, ne lui semblait alorsnullement ridicule.

Et pourquoi pas ?…

Mme Delorge n’avait-elle pasencore la fraîcheur et toutes les grâces pudiques d’une jeunefille ! Où trouver une âme plus tendre et plus énergique à lafois, un esprit plus ferme, une intelligence plusélevée ?…

Mais, tout à coup, il tressaillit.

– M’aimera-t-elle jamais !pensait-il.

Et avec un inexprimable serrement de cœur, ilse mit à examiner ses chances… Hélas ! elles étaient bienchétives, si même il en avait.

On triomphe d’un vivant, on le supplante, onl’efface, mais un mort !… Comment atteindre, aux plus secretsreplis de l’âme d’une femme, le souvenir brûlant d’un êtreimmatériel, paré de qualités surhumaines, divinisé par lesregrets ?

– Et cependant, songeait l’avocat, il estun moyen peut-être d’arriver au cœur de cette femme simalheureuse : la reconnaissance. Rien ne la peut plus émouvoirque l’espérance de venger son mari. Que n’accordera-t-elle pas àl’homme qui l’aidera dans cette tâche, et qui lui livrera sesennemis !…

Il s’exaltait à cette idée, et en ce moment,lui qui jamais ne s’était exercé qu’aux luttes oratoires, il eûtvoulu tenir à longueur d’épée le comte de Combelaine…

Mais un léger bruit dans son cabinet fitévanouir toutes les visions.

Il se retourna vivement, et se trouva enprésence de son domestique.

– Qu’est-ce que vous voulez ? luidit-il d’une voix irritée, et qui vous a permis ?…

– Monsieur, il y a là des clients…

– Ils reviendront demain.

– Il y a là aussi ce gros entrepreneur,monsieur sait bien ce que je veux dire, qui a tant d’ouvriers, etqui chauffe la candidature de monsieur…

– Qu’il aille au diable !…

Le domestique demeura béant de surprise.

Ce mot : candidature produisaitd’ordinaire un tout autre effet.

– J’ai besoin d’être seul, repritl’avocat, dites que je suis en affaire et pris pour toute lasoirée…

– Alors je vais congédier tout le monde,fit le domestique ; seulement, j’aurai du mal à renvoyer unami de monsieur, qui veut absolument lui parler,M. Verdale…

– Oh ! à celui-là vous n’avez qu’àrépondre…

Mais il s’arrêta court en se frappant lefront.

Cet ami était précisément celui dont il avaitparlé à Mme Delorge, et qui connaissait la baronned’Eljonsen.

– Faites-le entrer, dit-il.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer