La Dégringolade, Tome 1

XIX

Cela ne durera pas, soyez tranquilles !déclaraient toujours d’un ton d’admirable assurance certainsprophètes politiques.

Il est vrai qu’il leur eût été difficile,sinon impossible, de dire sur quoi, en ce moment, se basait leurcertitude.

Ces premières années de l’empire furent cellesoù il se débita le plus de choses ridicules, où les contes les plusabsurdes et les moins admissibles trouvaient de tous côtés debénévoles propagateurs.

À chaque moment, vous rencontriez des gensqui, vous tirant à part, vous disaient mystérieusement :

Eh bien !… vous savez la nouvelle ?L’empire n’en a pas pour un mois. L’argent manque… Le prochaincoupon de la rente ne sera pas payé.

Mais Mme Delorge n’était pasd’un caractère à s’abandonner à des illusions puériles et, siM. Ducoudray eût réussi à l’entraîner sur cette pente, elleavait pour la retenir Me Sosthènes Roberjot.

Or Me Roberjot était mieux quepersonne en situation de voir et de juger les événements.

Sa candidature avait réussi ; il venaitd’être nommé député.

Et, si ardent adversaire qu’il fût del’empire, ses rancunes n’allaient pas jusqu’à lui mettre sur lesyeux de ces lunettes qui empêchent de voir.

Aussi, disait-il en hochant tristement latête :

– Nous en avons pour des années, et, s’ilsurvient une guerre heureuse, l’opposition ne sera plus qu’unmot.

Car Me Roberjot, de même quetous les gens de quelque bon sens, comprenait bien que la guerre,essence même de l’empire, lui était nécessaire.

Napoléon III, à Bordeaux, avaitdit :

« L’empire, c’est lapaix !… »

Mais il était clair que ce n’était là qu’unmot officiel, véritable promesse de boniment qu’on ne risque rien àfaire d’abord, et qu’on tient après si on peut.

C’est dans le passé qu’il fallait allerchercher la pensée de l’empereur, dans ses proclamations deBoulogne et de Strasbourg ou encore dans ses réponses devant laChambre des pairs lors de son procès.

Là, parlant à ses juges, mais s’adressant à laFrance, il avait dit :

« Je représente devant vous un principe,une cause, une défaite.

« Le principe, c’est la souveraineté dupeuple.

« La cause, c’est celle de l’empire.

« La défaite, c’est Waterloo.

« Le principe, vous l’avez admis ; –la cause, vous l’avez servie ; – la défaite, vous brûlez de lavenger… »

– Et Napoléon III la vengera,disaient fièrement ses partisans et, en échange des stérileslibertés qu’il prend à la France, il saura lui rendre le prestigede la gloire militaire.

L’opinion était donc préparée à tout,lorsqu’on apprit que la France allait avoir la guerre avec laRussie.

L’Angleterre, cette fois, était notrealliée ; ses soldats allaient se battre à côté des nôtres.

S’il y eut quelque émotion à Paris, il n’y eutpas un moment de doute ni d’inquiétude. Nous ne pouvions être quevainqueurs.

Et, en effet, le second empire ne tarda pas àavoir une nouvelle victoire à enregistrer, et gagnée par un deshommes du coup d’État, par le maréchal de Saint-Arnaud.

Celui-là fut heureux. Il mourut peu après, etson linceul fut un drapeau.

Mais c’était peu pour l’impatience françaiseque cette victoire de l’Alma ; aussi tout Paris accueillit-ilcomme certaine, comme incontestable, une dépêche apportée,disait-on, par un Cosaque, et qui annonçait la prise deSébastopol.

Cette nouvelle, il faut le dire, avait étéenregistrée par le Moniteur.

La Bourse monta. Paris, le soir, futilluminé…

Et, le lendemain, on apprit que le Cosaquen’était qu’un canard financier et que Sébastopol tenait plus quejamais.

Cependant, cette fausse joie, qui eût dûservir à Paris de leçon pour l’avenir, n’eut pas d’inconvénients…L’impatience française n’avait fait que devancer les événements.Après une héroïque résistance, Sébastopol tomba en notrepouvoir…

Et, presque aussitôt que cette glorieusenouvelle, on apprit que l’empereur de Russie venait demourir ; qu’un congrès allait se réunir à Paris, et que lapaix serait sans doute signée contre le gré de l’Angleterre…

Mais pendant que les négociations sepoursuivaient, un événement avait lieu d’une bien autre importancepour la famille impériale, et qui devait emplir de confiance et dejoie tous les hommes qui devaient à l’empire ou qui attendaient delui leur fortune et leur situation.

Depuis longtemps la grossesse de l’impératriceavait été annoncée officiellement…

Le 15 mars 1856, le président du Corpslégislatif apprit à ses collègues que Sa Majesté entrait dans lesdouleurs de l’enfantement…

L’Assemblée, aussitôt, se déclara enpermanence.

Aussi bien, à cette heure-là même, les bruitsles plus contradictoires se répandaient-ils dans Paris.

On disait l’impératrice au plus mal, et quel’accoucheur de la reine d’Angleterre, arrivé dans la nuit,désespérait d’elle. D’autres assuraient que l’enfant, qui était unefille, venait de mourir.

La vérité, c’est que l’accouchement futlaborieux. Mais dans la nuit, sur les trois heures, l’impératriceaccoucha d’un garçon.

– Voilà la dynastie fondée àperpétuité ! s’écrièrent les journaux dévoués.

Tout, en effet, souriait à l’empereur, etl’empire arrivait à l’apogée de sa puissance.

Et, le jour où les plénipotentiaires ducongrès vinrent en grand uniforme présenter aux Tuileries le traitésigné par eux, Napoléon III parut l’arbitre de l’Europe…

– Que me parlez-vous de Providence et dejustice divine ! disait ce soir-là M. Ducoudray àMme Delorge.

Il est certain que, pour ne pas désespérer, ilfallait de plus en plus à la veuve du général Delorge cette foirobuste et inaltérable qu’on puise dans la conscience de son bondroit.

Si elle avait jugé ses ennemis hors de saportée au lendemain du coup d’État, que devait-ce donc être à cetteheure que leur fortune, liée à celle de l’empire, semblaitinébranlable comme lui !…

Après des années d’investigations incessantes,le sort de Laurent Cornevin demeurait un mystère, à ce point queMe Roberjot lui-même, découragé, disait :

Nous nous sommes mépris à la portée desparoles de Mme Flora Misri. Le pauvre Laurent a étébel et bien assassiné.

C’était devenu la conviction de sa femme.

Après avoir espéré longtemps, et bien aprèstous les autres, elle ne doutait plus de son malheur et, en tête deses factures, elle avait fait imprimer : madame veuveCornevin.

Car elle avait des factures, à cette heure.Suivre les conseils de Mme Delorge lui avait portébonheur. Son petit établissement de couture et confection avaitréussi de façon à dépasser les prévisions les plus optimistes.

À peine installée chez elle, après quelquesmois d’un nouvel apprentissage, elle avait vu ses clientes affluerde telle sorte que, l’aide de ses filles ne lui suffisant plus,elle avait dû s’adjoindre des ouvrières, deux d’abord, puis quatre.Puis il lui avait fallu prendre une première demoiselle poursurveiller le travail, car elle avait assez à faire à recevoir lespratiques, à prendre mesure et à essayer les robes.

Bientôt l’appartement de la rue Pigalles’était trouvé trop petit, et, après bien des hésitations et surles instances de M. Ducoudray et deMme Delorge, elle était allée en louer un, à unsecond étage de la rue de la Chaussée-d’Antin, dont le prix étaitde trois mille quatre cents francs.

C’est l’énormité de ce loyer qui avait causétoutes ces perplexités.

À l’exemple de gens qui ont été longtempsmalheureux, elle se défiait de la prospérité, prenant pour autantde pièges toutes les faveurs de la fortune.

– Et si j’allais ne pouvoir paspayer ! objectait-elle à ses amis. Pourquoi chercher le mieuxlorsqu’on a un bien inespéré ?…

M. Ducoudray n’entendait pas de cetteoreille.

Fût-il jamais parvenu à mettre cent mille écuset même plus de côté, s’il s’était confiné dans l’étroite boutiqueoù, pendant cinquante ans, ses parents avaient végété, joignant àgrand peine les deux bouts ?…

– Ainsi, allez de l’avant, disait-il àMme Cornevin. Que risquez-vous ? Je réponds detout.

Et il l’avait en quelque sorte contrainted’accepter un prêt de mille écus pour ses premiers fraisd’installation.

Car il voulait que tout fût très beau dans lenouvel établissement qu’elle fondait, bien disposé et en harmonieavec le quartier ; qu’elle eût un vrai salon, avec un tapis àterre, un lustre au plafond et des glaces tout autour.

Et le public avait fait honneur à la lettre dechange que tirait sur sa vanité l’expérience de l’anciennégociant.

Mme Cornevin avait eu beauaugmenter le prix de ses façons, ses anciennes clientes lasuivirent, beaucoup de nouvelles lui vinrent, et il n’eût tenu qu’àelle de prendre rang parmi les couturières à la mode que leschroniques, moyennant finance, appellent toutes « la bonnefaiseuse ».

Si bien que, la troisième année de soninstallation, lorsqu’elle fit son inventaire au 31 décembre, elleconstata qu’elle avait gagné dans ses douze mois plus de vingtmille francs et que, tous frais payés, il lui en restait huit milleà placer ou à mettre dans son commerce.

C’est que ses frais avaient bien augmenté.

Non seulement elle n’acceptait plus la rentede douze cents francs que lui avait servieMme Delorge, mais elle s’arrangeait de façon à ceque Léon, son fils aîné, celui qui était élevé avec Raymond,n’imposât pas une trop lourde charge à sa bienfaitrice.

Quoi que pût dire M. Ducoudray pour s’endéfendre, elle supportait de moitié avec lui les frais del’éducation de son fils Jean.

Enfin, tout en faisant travailler ses filles àl’atelier, elle les envoyait tous les jours chez une institutricedu voisinage, où elles recevaient cette instruction élémentaire quiest indispensable à la femme d’un négociant.

Pour elle-même, la courageuse femme nedépensait rien.

Elle en était presque à se reprocher lesquelques francs qu’elle remettait tous les mois à un vieuxprofesseur qui, chaque soir, après le départ des ouvrières, venaitlui donner une leçon.

Car elle avait senti la nécessité de sehausser au niveau de sa nouvelle situation. Elle ne voulait pas queses enfants, plus tard, fussent exposés à rougir d’elle et à n’oserpas montrer ses lettres.

Et elle était un exemple de ce que peut uneintelligence ordinaire, servie par une forte volonté.

Qui l’eût vue, dans son beau salon, recevoirses nobles et élégantes clientes, n’eût certes pas reconnu la braveet honnête mais un peu grossière ménagère de Montmartre, qu’onvoyait deux fois par semaine remonter la rue Marcadet, portant toutmouillé sur son épaule le linge du ménage, qu’elle venait de laverau lavoir et qu’elle faisait sécher à sa fenêtre.

À ses relations constantes avecMme Delorge, elle avait gagné un ton, des manières,des façons de s’exprimer, dont jamais on ne l’eût soupçonnéecapable.

Elle n’était pas déplacée dans le salon de saprotectrice. Tout au plus, par suite du silence qu’elle avait lebon sens de s’imposer lorsqu’il y avait du monde, pouvait-on laprendre pour une femme d’une extrême timidité.

Mais il n’était pas de prospérités capablesd’effacer de la mémoire de Mme Cornevin ce qu’elleavait souffert ni la perte immense qu’elle avait faite.

Six ans après la disparition de son mari, ellepâlissait encore et ses grands yeux noirs s’emplissaient de flammesau seul nom du comte de Combelaine.

Ceux qui prétendent que le temps efface tout,disait-elle, n’ont jamais su ce que c’est qu’aimer ou haïr.

Pour elle, en effet, il semblait que le tempsn’existât pas.

Un dimanche, – et c’était en 1857, – qu’elledevait dîner chez Mme Delorge avecM. Ducoudray et les enfants, elle arriva si bouleversée que,dès en entrant, elle se laissa tomber sur un fauteuil.

Elle venait de rencontrer Grollet, cet employédes écuries de l’Élysée, que M. de Maumussy etM. de Combelaine avaient si habilement substitué, lors del’enquête, à Laurent Cornevin.

– C’est dans le bas de la rue Blanche queje l’ai rencontré, répondit-elle aux questions de ses amis. À vingtpas, je l’ai reconnu, quoique ne l’ayant pas vu depuis ce jourmaudit où, méditant déjà son infâme trahison, il voulut absolumentm’offrir à déjeuner. Et cependant il a bien changé. Il a l’air d’ungros bourgeois à cette heure, d’un richard. Il porte des chaînes demontre grosses comme le doigt, des bagues, une chemise à jabot avecdes boutons en brillant et une canne… Il m’a reconnue, lui aussi,car il est venu droit à moi et, après m’avoir toisée d’un regardimpudent :

« – Peste ! ma chère, m’a-t-il dit,nous voilà mise comme une duchesse… Nous faisons robe de soie,maintenant !… Je vois avec plaisir que nous avons trouvé dessuccesseurs cossus à ce pauvre Cornevin. » Son accent et sonregard étaient si insultants que des larmes de colère m’en vinrentaux yeux. Mais je me contins. Je voulais savoir ce qu’il étaitdevenu, et je l’interrogeai. Le crime lui a porté bonheur. Le prixdu sang de Laurent s’est multiplié entre ses mains.

Ayant quitté l’Élysée peu après le coupd’État, il s’est établi loueur de voitures et, comme il estconnaisseur, comme il est habile, comme il avait des protecteurstrès puissants, son commerce a prospéré, et il est maintenant à latête d’un des plus importants établissements de Paris. Et ce n’estpas tout, il s’est associé avec un architecte colossalement riche,nommé Verdale, pour acheter des terrains et des maisons sur leparcours des rues qu’on doit percer et, comme cet architecte esttrès renseigné, ils gagnent, paraît-il, tout ce qu’ils veulent.

Trop prudente pour confier à qui que ce fût lesecret qu’elle avait surpris, Mme Delorge étaitseule à connaître l’origine de cette grande fortune que Grolletattribuait à M. Verdale.

Seule aussi, à admirer cette loi mystérieusedes attractions qui fatalement rapproche et associe lesscélérats.

Mais l’architecte jadis incompris était-ilvraiment si riche que cela ?

Me Roberjot, qu’ellequestionna à sa première visite, ne lui laissa aucun doute à cetégard.

– Mon ami Verdale, lui répondit-il, de ceton de mordante ironie qui devait lui faire tant d’ennemis, moncher et excellent camarade doit être déjà plusieurs foismillionnaire. Grollet, sans doute, est son prête-nom. Depuis un anil risque timidement une particule devant son nom. Un de ces matinsil s’éveillera baron et décoré. On m’a remis sa carte,dernièrement, et j’y ai lu : A. de Verdale…

La plus vive surprise se peignit sur lestraits de Mme Delorge.

– Vous voyez donc encore cet homme ?demanda-t-elle.

– C’est-à-dire qu’il vient me voir,répondit l’avocat.

– Quoi !… malgré cette lettreterrible.

– À cause de cette lettre terrible,précisément. Tous les six mois à peu près, il vient me conjurer dela lui vendre, et à chaque visite il m’en offre un prix plus élevé.Nous en sommes restés, la dernière fois, à 500 000 francs.

L’énormité de la somme stupéfiaMme Delorge.

– Cinq cent mille francs !répéta-t-elle comme un écho.

Mon Dieu, oui ! Qu’est-ce que cela pource cher ami ? Ne spécule-t-il pas à coup sûr ? N’a-t-ilpas pour le conseiller, pour l’inspirer, Sa GrâceMme la princesse d’Eljonsen ? C’est du restebien connu. La princesse est fort sujette aux rêves. Dès qu’il luien est venu un, vite elle mande son architecte ordinaire quiaccourt.

« – Verdale, lui dit-elle, j’ai rêvécette nuit que je voyais une rue nouvelle, allant de tel point àtel autre, et passant par tels et tels endroits…

« – Très bien ! princesse !répond mon ancien copain. Et tout de suite, sans hésiter, il se metà acheter tout ce qu’on veut lui vendre de maisons sur le parcoursindiqué. Et bien il fait, car jamais la rue rêvée par la princessene manque d’être décrétée peu après. Mon Verdale est exproprié, iltouche des indemnités superbes dont il remet une partie àMme d’Eljonsen, et le tour est fait. Il iraitjusqu’au million pour avoir son autographe.

Ce n’est pas sans une sincère admiration queMme Delorge écoutait et regardaitMe Roberjot. Certes, considérée au point de vue dela morale pure, sa conduite n’avait rien de particulièrementhéroïque.

Mais elle avait trop vécu pour ne pas savoirqu’à notre époque de tels désintéressements sont rares, pour nesavoir pas que ce n’est point le premier venu qui refuse unmillion, cinquante mille livres de rentes qu’on lui offre et qu’ilpeut accepter sans risques, sans périls, sans nuire à qui que cesoit, sans même commettre une mauvaise action.

Elle lui tendit donc la main, et d’une voixémue :

– C’est beau, ce que vous faites là,monsieur, dit-elle. Merci !…

Mais c’est à peine si l’avocat osa effleurerdu bout des doigts cette main que lui tendait la noble femme.

Lui aussi, il avait résisté à l’actiondissolvante du temps. Il avait pu renoncer à l’espoir d’être jamaisaimé de Mme Delorge ; cesser de l’aimer,non.

Et il lui avait fallu des mois, des années,pour s’accoutumer à la visiter, à causer, à ne pas rester court,lorsqu’elle le regardait d’une certaine façon.

Au moins avait-il cette satisfaction de voirque les événements l’avaient servie mieux qu’il n’eût osé lesouhaiter.

Les cruels soucis d’argent et d’avenir quitroublaient le sommeil de Mme Delorge aux premierstemps de son veuvage avaient disparu. L’aisance et la sécuritéétaient revenues s’asseoir à son foyer.

Tout d’abord elle s’était trouvée allégée dela rente de douze cents francs de Mme Cornevin.Léon ne lui coûtait presque plus rien. Enfin, deux héritagessuccessifs avaient plus que doublé son capital.

Le premier de ces héritages avait été celui dupère de son mari.

Le pauvre bonhomme n’avait pu survivre à lamort de son fils, sa joie et son orgueil. Il avait bien parlé devenir demeurer avec sa bru, mais au moment de quitter la petiteferme où il vivait depuis tant d’années le courage lui avaitmanqué. Il avait traîné sept ou huit mois encore, et enfin ils’était éteint, laissant une soixantaine de mille francs.

Le second héritage fut celui deMlle de la Rochecordeau.

Bien inattendu, certes, celui-là ; car,deux fois par jour au moins depuis quinze ans, la rancunièrevieille fille jurait qu’elle jetterait toute sa fortune dans leLoir plutôt que d’en laisser un centime à sa nièce.

Malheureusement pour ses charitablesintentions, elle avait, quoique dévote, une si effroyable peur dela mort, que jamais elle ne put prendre sur elle de faire untestament.

– Il sera toujours temps, disait-elle,d’appeler un notaire quand je sentirai ma fin s’approcher.

Elle ne la sentit pas.

Un soir qu’elle avait dîné plus que decoutume, s’étant mise dans une de ces colères blanches qui luiétaient habituelles, elle fut foudroyée par une attaqued’apoplexie.

Elle n’eut que le temps de s’écrier, et Dieusait avec quelle rage :

– Je suis morte ! Élisabeth auratout.

Presque tout, en effet.

Mme Delorge, née Élisabeth deLespéran, se trouvant être la plus proche parente deMlle de la Rochecordeau, eut pour sa part lessept dixièmes de la succession : un peu plus de cent cinquantemille francs.

Elle les accepta, mais non sans bien expliquerà son fils quelles raisons la déterminaient.

J’ose croire, Raymond, lui avait-elle dit, quecette fortune qui nous échoit ne te fera jamais imiter ces jeunesgens dont le plaisir est le seul mobile, ni oublier les devoirssacrés que tu as à remplir.

C’était presque mot pour mot ce queMme Cornevin répétait à ses fils chaque foisqu’elle se trouvait avec eux.

– Souvenez-vous que votre père a étélâchement assassiné par des misérables dont il avait surpris lecrime, et que nous ne savons même pas ce qu’est devenu soncorps.

Peut-être eût-on beaucoup surprisM. de Combelaine et M. de Maumussy, si on leureût dit ce qu’était devenue en huit ans la situation deMme Delorge et de Mme Cornevin.

Pour eux, ce devaient toujours être deuxpauvres femmes veuves, bien impuissantes, bien délaissées, pauvreset chargées d’enfants.

Non ; il n’en était plus ainsi.

Maintenant, elles étaient presque riches l’uneet l’autre, assez riches en tout cas pour payer des défenseurs.

Leurs enfants, qui autrefois étaient peut-êtreune charge, allaient être désormais un soutien.

Raymond Delorge, Léon et Jean Cornevinallaient être des hommes, de ces adversaires avec qui oncompte…

L’heure était proche où les espérances jadischimériques de Mme Delorge pouvaient devenir desréalités…

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