La Dégringolade, Tome 1

XVI

À l’heure même où Me Roberjotcourait après sa fortune en péril, Mme Delorge,aidée de l’expérience de M. Ducoudray, s’occupait à voir clairdans la sienne.

C’était une femme de cœur, mais c’était aussiune femme de tête.

Ce qu’elle avait dit à l’avocat étaitexact.

Si dans le premier égarement de la douleur,elle s’était bercée de l’espoir d’une vengeance immédiate, ellen’avait pas tardé à reconnaître combien elle s’abusait.

Ce n’était pas d’un homme qu’elle avait àobtenir justice, mais bien d’un système de gouvernement dont cethomme se trouvait être solidaire.

Elle n’avait pas désespéré pour cela.

Non qu’elle crût tous les gens quil’approchaient et qui ne cessaient de lui répéter, comme c’était lamode à cette époque, que l’année ne se passerait pas sans emporterdans le tourbillon d’une révolution nouvelle le président et sonentourage.

Mais elle était fermement persuadée qu’ungouvernement établi sur un attentat tel que celui du 2 décembredoit mal finir, et qu’un jour viendrait fatalement où il glisseraitdans le sang innocent du boulevard Montmartre.

Or, précisément parce qu’elle était pénétréede cette foi en l’avenir, Mme Delorge n’en sentaitque plus vivement la nécessité de l’atteindre.

Et, pour cela, force lui était de descendredes sommets glacés de sa douleur jusqu’à des détails matériels,dont la négligence ou l’oubli renversent les plus beauxprojets.

Le général Delorge mort, sa veuve devaitretrancher de son budget les dix mille francs qu’il touchait chaqueannée.

Et depuis, ses charges s’étaient accrues dansdes proportions considérables.

Elle s’était engagée à servir àMme Cornevin une pension de douze cents francs.

Elle avait à pourvoir à l’éducation de sonfils et de Léon Cornevin, éducation qu’elle voulait aussi complèteque possible, et dont les frais, déjà importants, devaient aller enaugmentant chaque année.

Sa fille Pauline ne lui coûtait rien encore,mais trois ans ne s’écouleraient pas sans qu’il devîntindispensable de lui donner des maîtres.

Krauss encore était à sa charge. Parler deséparation à ce serviteur si fidèle et si absolument dévoué, c’eûtété le frapper au cœur. Déjà il avait donné à entendre qu’iln’accepterait plus de gages, et qu’au besoin il irait travaillerdehors, pour augmenter, du prix de son travail, les revenus de lamaison.

Enfin, Mme Delorge avait àfaire entrer en ligne de compte son entretien à elle, qui, simodeste qu’elle le supposât, coûterait toujours quelque chose.

Et qu’avait-elle, pour faire face à tantd’obligations ?

Onze mille livres de rentes, pensait-elle.

Mais elle s’abusait.

M. Ducoudray, avec sa vieille habitudedes affaires et des chiffres, ne tarda pas à reconnaître et à luidémontrer qu’elle s’exposerait à de cruels mécomptes, si ellebasait sa dépense sur un revenu moyen de plus de neuf millefrancs.

Il se pouvait qu’elle eût des annéesmeilleures, mais le mieux était de n’y pas songer.

C’est dans l’ancien cabinet du général que saveuve et M. Ducoudray agitaient ces graves questions.

Et il parut au digne rentier que jamaisoccasion plus propice ne se présenterait de planter le premierjalon des espérances matrimoniales qui ne l’avaient en aucun tempsabandonné, et qui l’agitaient plus que jamais, depuis qu’il avaitembrassé résolument la cause de Mme Delorge.

D’une voix très émue donc, car, en vérité, lecœur lui battait plus qu’à vingt ans, lorsqu’il faisait sadéclaration à la première Mme Ducoudray, ilentreprit une longue et fort entortillée homélie, destinée,déclarait-il, à éclairer la veuve de son excellent et cher ami.

Si elle avait raison, ainsi qu’il lereconnaissait, disait-il, de prendre toutes ses mesures pourl’avenir, elle avait tort de les prendre définitives et comme sielles eussent dû être irrévocables. Les déterminations humainessont sujettes à tant et de si impérieuses variations !Était-elle bien sûre qu’avant dix-huit mois ou deux ans, telévénement ne surgirait pas qui dérangerait et rendrait vains tousses calculs !…

N’était-elle pas très jeune encore ? Lasolitude lui paraîtrait pénible à la longue. Puis ses enfantsgrandiraient, ses trois enfants, puisque Léon Cornevin allait êtrepour elle un second fils, et elle sentirait combien la main d’unhomme est nécessaire à la bonne administration d’une famille.

Mais la voix du bonhomme, à peine intelligibledepuis un moment, expirait sur ses lèvres.Mme Delorge le regardait d’un air de stupeur siprofonde, qu’il en était épouvanté.

– Est-ce bien de la possibilité d’unsecond mariage que vous me parlez ? fit-elle.

Il se contenta d’incliner la tête, n’osantrépondre.

– Si une semblable pensée pouvait mevenir, reprit Mme Delorge, je la repousserais commel’idée du crime le plus dégoûtant…

L’excellent M. Ducoudray étaitcramoisi.

– Pourvu, mon Dieu ! pensait-il,qu’elle n’ait pas compris que je voulais parler de moi !…

Car il s’était fait, depuis trois mois, unedouce habitude de l’intimité de cette femme si véritablementsupérieure. Il s’était accoutumé à ne penser que par elle, pourainsi dire, à obéir à ses inspirations, à mettre tout ce qu’ilavait d’intelligence et d’activité au service des dessins qu’ellepoursuivait.

Et il frissonnait à la seule perspective deretomber dans son isolement d’autrefois, lorsqu’il vivaitrecroquevillé dans son égoïsme de veuf consolé, sans autredistraction que le caquet de sa gouvernante…

Mais Mme Delorge était à millelieues de soupçonner les châteaux en Espagne que s’était bâtis sonvieux voisin.

Loin donc d’attacher la moindre importance àses savants préliminaires, elle le ramena brusquement, et à sagrande joie, à la discussion du plan de conduite qu’elle devaitadopter.

Et d’abord, pouvait-elle continuer à habiterla villa de la rue Sainte-Claire ?

Non, malheureusement.

Cette habitation lui tenait au cœur, toutepalpitante qu’elle était encore des souvenirs du général ;mais le loyer dépassait deux mille francs, et le service y exigeaiten outre un assez nombreux domestique.

– Je savais si bien qu’il me faudrait laquitter, disait Mme Delorge, que j’ai déjà donnécongé. Mais où aller ?…

Le château de Glorière lui eût présenté deprécieux avantages.

Là, elle eût pu conserver un train convenable,les dehors et aussi les réalités de l’aisance, tout en réalisantles immenses économies du propriétaire campagnard qui vit sur saterre. Elle eût pu mettre Raymond et Léon Cornevin au collège deVendôme, dont les études ont une certaine réputation, et dont leprix est relativement peu élevé.

Mais ce n’était là qu’une des faces de laquestion.

Se réfugier en province, n’était-ce pas pourMme Delorge déserter le terrain de la lutte, sedésintéresser des événements ou, en tout cas, s’enlever lesfacilités d’en profiter ? N’était-ce pas renoncer à surveillerM. de Combelaine ?

– Je resterai donc à Paris, coûte quecoûte, prononça Mme Delorge d’un ton qui annonçaitune résolution irrévocable ; il le faut, c’est mon devoir.

Dès lors, il fut convenu que le dignebourgeois lui chercherait, dans le centre de Paris, un logement enrapport avec ses ressources.

Une petite servante d’une quinzaine d’annéeslui suffirait, calculait-elle, puisqu’elle gardait Krauss etqu’elle connaissait assez le vieux et fidèle troupier pour savoirqu’elle en eût fait, à son choix, une incomparable bonne d’enfantsou une cuisinière modèle.

Le digne M. Ducoudray avait toutes lespeines du monde à dissimuler une larme.

Son cœur, qui pourtant n’était pas des plustendres, se brisait de voir aux prises avec les tristes soucis dela gêne cette femme qui était devenue son culte.

Ah ! s’il l’eût osé, l’excellent rentier,de quel cœur et avec quelle joie il eût mis au service deMme Delorge tout ce qu’il possédait. Hélas !ce n’était pas possible.

De désespoir, il se mit, dès le lendemain, enquête d’un appartement, et, après avoir gravi des milliers d’étageset essuyé les rebuffades d’une centaine de portiers, il finit paren découvrir un, rue Blanche, qui lui parut réunir toutes lesconditions qu’on pouvait raisonnablement espérer pour neuf centsfrancs par an.

Il se composait de cinq pièces assez grandes,d’une cuisine, d’une cave et d’une chambre de domestique ausixième.

Mme Delorge, l’ayant visité,déclara qu’il lui convenait, et comme il était libre, elle l’arrêtaimmédiatement.

Dès lors, elle ne s’occupa plus que de sondéménagement, et par une belle après-midi, elle était occupée dansson salon, à emballer quelques menus objets, lorsque tout à coupKrauss entra, si pâle et si effaré, qu’elle crut à quelque grandmalheur…

– Qu’arrive-t-il, mon Dieu !s’écria-t-elle.

C’est à peine si le fidèle serviteur pouvaitparler.

– Il arrive, répondit-il, qu’un desassassins de mon général est en bas, dans le vestibule… Il voudraitparler à madame, et il m’a remis sa carte…

Cette carte que lui tendait Krauss,Mme Delorge la prit et lut :

VICOMTE DE MAUMUSSY

Elle aussi pâlit, comme si elle allaits’évanouir. Que pouvait lui vouloir cet homme ?…

Cependant elle rassembla tout son courage, etd’une voix étouffée :

– Qu’il monte, dit-elle à Krauss ;qu’il monte : je l’attends…

Le vieux soldat était à peine sorti pourexécuter ses ordres, que Mme Delorge ouvrit uneporte et appela Raymond et Léon Cornevin, qui travaillaient dans lapièce voisine.

Ils accoururent, et rapidement :

– Restez là, près de moi, leur dit-elleet écoutez.

Ils n’eurent pas le temps de l’interroger.

M. de Maumussy entrait, annoncé parKrauss.

C’était bien lui, correctement vêtu, commetoujours, à la dernière mode, ganté très juste de gris clair, lelorgnon battant la poitrine, badinant de la main droite avec unecanne légère, et affectant un aristocratique milieu entre laraideur britannique et la légèreté française.

Tel il se montrait qu’on devait le voirpendant des années, la barbe soignée, ses cheveux rares savammentéparpillés sur son large front, la physionomie insolemmentbienveillante, l’œil spirituel et la lèvre moqueuse.

L’attitude spectrale deMme Delorge, pâle et glacée sous ses voiles deveuve, debout contre la cheminée entre ses deux enfants, eûtpeut-être déconcerté un autre homme queM. de Maumussy.

Mais ce n’était pas pour rien queM. Coutanceau, le comte de Combelaine et une autre personneencore l’avaient surnommé « l’imperturbable ».

Il s’inclina dès le seuil, avec cetteaffectation de courtoisie qui était, disaient ses admiratrices, unede ses grâces :

– Ma visite vous étonne, madame,commença-t-il…

– Beaucoup, interrompit durementMme Delorge.

Il salua plus profondément que la premièrefois ; mais, continuant d’avancer jusqu’au milieu dusalon :

– Vous l’excuserez du moins, je l’espère,poursuivit-il, lorsque j’aurai eu l’honneur de vous en exposer lesmotifs.

– Parlez, monsieur.

L’œil expressif du vicomte ne cessait d’errerde fauteuil en fauteuil, disant clairement : Nem’inviterez-vous donc pas à m’asseoir ?

Et comme Mme Delorge semblaitne pas comprendre :

– C’est que ce sera un peu long, madame,ajouta-t-il.

– Oh ! vous saurez abréger,monsieur.

Son premier mouvement, à cette réponse, fut deprendre bravement le siège qu’on ne lui offrait pas, cela futmanifeste.

Pourtant, il n’osa pas, soit respect, soitplutôt qu’il craignît quelque mot terrible qui le forcerait de seretirer.

Il resta donc debout et toujoursimpassible.

– Vous me traitez en ennemi, madame,poursuivit-il, et si je m’en afflige, je n’en suis pas surpris. Jesais la profondeur du coup qui vous a frappée, moi qui savais toutela valeur de Delorge, sa haute intelligence et la noblesse de soncœur…

– Et c’est pour cela que vous l’avez faitassassiner ?…

Le vicomte ne sourcilla pas.

– Vous vous trompez, madame,prononça-t-il, le général a succombé en duel après un combatloyal…

– Personne plus que vous, monsieur, n’aintérêt à le soutenir.

M. de Maumussy hocha la tête.

– À vous, madame, dit-il, j’avouerai,quitte à le nier ensuite, que les explications qui ont été donnéesétaient fausses… mais nécessaires. La raison d’État prime tout.Delorge a été victime d’un malentendu. Si j’eusse été le maître desévénements, pas un cheveu ne serait tombé de sa tête. Mais lafatalité était sur lui. Tout ce qu’il m’était permis de faire, jel’avais fait. Il était prévenu. Il savait qu’un coup de balaiallait être donné, il ne tenait qu’à lui de se mettre du côté dumanche…

– Mon mari était un honnête homme,monsieur…

– Je le sais, madame, et c’est pour celaque je serais si heureux, aujourd’hui, de le voir à vos côtés. Caril y serait, n’en doutez pas, comme tant d’autres qui, le lendemaindu 2 décembre, nous chargeaient de malédictions. Il y serait, parcequ’il était trop intelligent pour ne pas reconnaître que legouvernement qui réunira le plus d’intérêts sera désormais le seullégitime… Enfin !… les malheur est venu d’une indiscrétion deM. de Combelaine…

Après cela, M. de Maumussy espéraitsi bien un mot d’encouragement, qu’il s’arrêta.

Mais Mme Delorge et les deuxjeunes garçons gardant un silence et une immobilité de glace, il sedécida à poursuivre :

– M. de Combelaine, quoi que jelui eusse dit à ce sujet, s’imaginait que le général Delorge seraitpour le coup d’État. C’est pourquoi, l’avant-veille, il luiécrivit, lui donnant rendez-vous à l’Élysée.

« Il arriva à l’heure dite, et toutaussitôt Combelaine l’entraîna dans un petit salon, et là, sanspréambule, niaisement, sottement, il se mit à lui expliquer tout leplan du mouvement qui se préparait et qui devait sauver lepays.

« Delorge écouta ces révélations sans motdire, mais lorsque Combelaine eut achevé :

« – Vous êtes un misérable, lui dit-il,et je vais de ce pas vous dénoncer !…

« Quel coup terrible ce fut pour le comtede Combelaine, vous devez le comprendre, madame… Il se vitdéshonoré, perdu ! Il vit compromis irréparablement par safaute le succès d’une partie sûre, ses amis arrêtés, leprince-président livré au bourreau.

« Assurément, on eût perdu la tête àmoins.

« Se précipitant donc sur legénéral :

« – Non, tu ne me dénonceras pas,s’écria-t-il, car tu ne sortiras pas vivant d’ici !

Un sanglot, aussitôt comprimé, gonfla lapoitrine de Mme Delorge.

– Et, en effet, il n’en est pas sortivivant ! prononça-t-elle d’une voix sourde…

– Oh ! mais non par suite d’uncrime ! reprit vivement M. de Maumussy. Écoutez-moi.C’est à ce moment qu’à mon tour j’entrai dans le petit salon. D’uncoup d’œil je compris la situation, et je fus épouvanté, moi qui nem’épouvante guère, de sa gravité. Vivement je me précipitai entreles deux adversaires, et je m’efforçai de faire entendre raison àDelorge, le conjurant de ne pas abuser des confidences d’unimprudent, lui offrant de le laisser se retirer s’il voulait nousdonner sa parole d’honneur de se taire quarante-huit heures… C’està quoi il ne voulait pas consentir.

« Il avait saisi Combelaine par le braset, le secouant avec une violence extrême, il lui déclarait que,s’il ne consentait pas à descendre au jardin se battre à l’instantmême, il allait l’y porter ou, en tout cas, ouvrir la porte et lefrapper au visage, et le rouer de coups de fourreau d’épée devantles cinquante personnes réunies dans le petit salon… Ce queCombelaine fit alors, tout le monde l’eût fait à sa place. Ilsuivit le général au jardin. Et si le hasard des armes l’afavorisé, on peut le plaindre ou le maudire, mais non pas l’accuserd’un lâche assassinat…

– Vous avez achevé, monsieur ?demanda froidement Mme Delorge, dès queM. de Maumussy s’arrêta pour reprendre haleine.

– Je vous ai dit l’exacte vérité,madame…

– Alors, monsieur, permettez-moi de vouscéder la place… Venez, mes enfants.

Elle ne sonnait pas pour le faire reconduiredehors par un domestique, elle se retirait pour l’obliger à sortir…C’était pis.

Déjà elle gagnait la porte, suivie de Raymondet de Léon Cornevin, M. de Maumussy l’arrêta.

– Un mot encore, madame.

Elle demeura en place, indiquant bien qu’ellen’accepterait ni explications ni discussion, et ditseulement :

– Faites vite, monsieur.

Tant de mépris devait finir par blesser au vifM. de Maumussy.

Mais il était de ceux qui savent toutsacrifier au succès de ce qu’ils entreprennent, professant cettemaxime qu’on est vengé lorsqu’on a réussi.

Il sut donc se contenir, et de l’accent leplus calme et le plus bienveillant :

– Madame, commença-t-il, le généralDelorge était un trop vaillant soldat pour que les amitiés qu’ilavait inspirées ne lui aient pas survécu…

– Ah !

– Ses amis se sont souvenus de lui,c’est-à-dire de ce qu’il avait de plus cher au monde, de safamille. Le général était le fils de pauvres artisans ; sondésintéressement est proverbial dans l’armée, il ne vous laissedonc aucune fortune.

– Il nous laisse un nom honoré, monsieur,et une épée sans tache…

Une faible rougeur colora les joues deM. de Maumussy.

L’impatience le gagnait.

Cette femme est stupide, avec ses airs deRomaine, pensait-il.

Puis tout haut :

– Vous avez raison, madame,approuva-t-il. Malheureusement, en notre siècle positif etcorrompu, un tel héritage, si glorieux et si enviable qu’il soit,ne suffit pas. Vous allez vous trouver aux prises avec les péniblesnécessités de l’existence…

– Que vous importe, monsieur !…

– Ah ! pardonnez-moi, il m’importe,je ne dirai pas de réparer, mais d’adoucir, autant qu’il est en monpouvoir, l’immense malheur que je n’ai pas su empêcher. Et si j’aiosé me présenter chez vous, c’est que je me faisais une joie devous apprendre que vous êtes inscrite pour une pension de six millefrancs…

Mme Delorge tressaillit.

– Mais je la refuse,interrompit-elle…

– Permettez…

– Je la refuse absolument.

Tout autre que M. de Maumussy se fûttenu pour battu, l’accent de la malheureuse femme ne semblant pasadmettre de réplique.

Lui, non.

– Avez-vous bien ce droit, madame ?insista-t-il. Vous n’êtes pas seule ici-bas. Vous avez des enfants,ces jeunes garçons que je vois à vos côtés… Pour eux, sinon pourvous, ne vous hâtez pas de prendre une détermination dont vous vousrepentiriez peut-être plus tard… trop tard.

C’en était trop pour queMme Delorge pût garder encore sonimpassibilité :

– Assez, monsieur, s’écria-t-elle d’unevoix frémissante, assez !… Pensez-vous donc que je ne pénètrepas les honteuses raisons du dernier outrage que m’inflige votreprésence !… Si faible que je sois, si désarmée que jeparaisse, je vous inquiète encore… Il ne faut qu’un fantôme pourépouvanter un assassin !… Pour vous, je suis plus qu’unremords, je suis une menace. Alors, vous vous êtes dit :« Offrons-lui de l’argent, elle l’acceptera et nous seronstranquilles… Elle l’acceptera, et si jamais elle élevait la voix,nous pourrions lui répondre : Eh ! que venez-vous nousparler de votre mari ! Nous vous l’avonspayé !… »

Positivement, il y avait bien plusd’admiration que de colère dans le regard dontM. de Maumussy enveloppaitMme Delorge.

Il se flattait d’être artiste et sensible àtout ce qui est beau, et jamais il n’avait vu le mépris et lacolère atteindre cette magnificence, cette intensitéd’expression.

– Elle est admirable !…pensait-il.

Et cependant elle poursuivait :

– Mais nous ne voulons pas être payés,monsieur de Maumussy ; nous ne voulons pas vendre les chancesque peut nous réserver l’avenir. Nous prétendons, mes enfants etmoi, garder notre haine et le droit de nous venger…

Un indéfinissable sourire glissait sur leslèvres fines de M. de Maumussy.

Ne devait-il pas, en effet, juger profondémentcomiques les menaces de cette pauvre veuve ?

– Et nous nous vengerons, insistacependant Léon Cornevin, rappelez-vous ce que je vous dis là, pourle jour où, moi étant homme, nous nous trouverons en face…

– J’espère, monsieur Delorge, commença levicomte…

Mais l’enfant, d’un geste de colère,l’interrompit :

– Je ne suis pas le fils du généralDelorge, prononça-t-il, je suis le fils du palefrenierCornevin…

– C’est moi qui suis Raymond Delorge,monsieur, dit l’autre jeune garçon, et je vous jure que, pour vousretrouver plus tôt, je saurai être homme avant l’âge.

M. de Maumussy fut-il ému de cettehaine étrange, et eut-il comme un pressentiment de l’avenir ?S’indigna-t-il, au contraire, parce qu’il se jugeait ridicule deprêter attention aux menaces d’enfants de onze ans ? Toujoursest-il que son imperturbable froideur se démentit.

– Merci de la leçon, madame, dit-il d’unton railleur à Mme Delorge, elle m’apprendra àvouloir jouer les rôles de la Providence… Il est heureux pour moiqu’il n’y ait pas près de vous un homme qui partage vossentiments…

– C’est ce qui te trompe, misérable. Il yen a un !… cria une voix terrible.

Vivement le vicomte se retourna.

Sur le seuil de la porte, Krauss était debout,le visage livide, l’œil injecté de sang, un pistolet dans chaquemain…

D’un bond, M. de Maumussy se jeta decôté.

– Oh !… fit-il seulement,oh !…

Mais déjà Mme Delorge s’étaitprécipitée sur Krauss et lui avait saisi les bras.

– Malheureux, que veux-tufaire ?

Lui, se débattait.

– Laissez donc, madame, disait-il avec unricanement sinistre, ce sera vite fait… Ah ! brigand !après avoir assassiné mon général, tu viens insulter sa femme…

C’est à peine si Mme Delorgeréussissait à le contenir.

– Partez donc, monsieur, criait-elle auvicomte, sortez…

Lui, hésitait… Peut-être craignait-il qu’on necrût qu’il avait eu peur… et il était brave – il faut lui rendrecette justice – si brave qu’il n’avait point pâli, alors que sa viedépendait d’un imperceptible mouvement du doigt de Krauss…

Cependant, il réfléchit, et gagnant uneporte :

– Adieu, madame dit-il, avant de sortir.Maintenant, que vous le vouliez ou non, la pension vous seraservie…

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