La Dégringolade, Tome 1

XVIII

Mais l’énergie de Mme Delorgen’était pas de celles que détrempe une déception ou que déconcerteun obstacle inattendu.

L’honneur lui défendant, pensait-elle, derecourir désormais au dévouement de Me Roberjot,elle se disait :

– Je saurai me passer de son assistance,et le meurtre de mon mari n’en sera pas moins vengé.

C’était là l’unique pensée qui lasoutenait.

Elle savait que toujours en éveil, puissammentet incessamment tendue vers un même but, la volonté centuple lesforces humaines et donne à l’être le plus faible le ressort d’ungéant.

– Il nous faudra peut-être attendre desannées, soupirait M. Ducoudray.

– Je saurais attendre des siècles,répondait Mme Delorge.

Son premier soin, avant de s’installer rueBlanche, avait été d’y transporter le cabinet de travail du généralDelorge, tel qu’il était à la villa de la rue Sainte-Claire.

C’est dans la pièce qui, d’après ladistribution du logis, devait servir de salon, qu’elle l’avaitreconstitué.

Meubles, tentures, rideaux, tout y étaitpareil, tout y était disposé semblablement avec les plusingénieuses précautions. À voir sur le bureau les papiers et lescartes, le livre ouvert, la lettre commencée, on eût cru que legénéral Delorge venait de sortir.

Une seule chose s’y voyait, qui ne se trouvaitpas à Passy, et qui étonnait les rares visiteurs de la pauvrefemme.

En travers d’un beau portrait du général,était suspendue une épée, celle qu’il portait la nuit de sa mort…Telle elle était qu’on l’avait rapportée, toujours scellée, dansson fourreau taché de boue, par le commissaire de police dePassy.

Et il ne s’écoulait guère de jour sans queMme Delorge la montrât à son fils, cette épée, luidisant que ce serait lui, Raymond, qui en briserait le scel et latirerait du fourreau, si jamais, lorsqu’il serait un homme, il luifallait une arme pour venger le meurtre de son père…

Elle n’avait rien changé aux ordres donnés aulendemain de la mort de son mari.

À chaque repas, qu’il y eût ou non desinvités, le couvert du général était mis.

Si bien que M. Ducoudray avait fini pars’accoutumer à ce cérémonial qu’il jugeait funèbre, et qui dans lescommencements lui coupait l’appétit.

– Car, disait-il, cette place vide entreMme Delorge et moi me fait l’effet d’une fosseouverte…

À part ces détails, tout intimes, jamaisdouleur ne fut, autant que celle de la malheureuse veuve, sobre dedémonstrations et de confidences.

À la voir passer pâle et froide, sous seshabits de deuil, donnant la main à sa fille, la petite Pauline,suivie de Raymond et de Léon Cornevin, les locataires de la maisoncomprenaient bien que quelque grand malheur avait dû frapper cettefamille, mais nul ne savait son histoire.

Et ce n’était pas Krauss, le fidèle serviteur,qui eût été raconter les secrets de ses maîtres ; ce nepouvait pas être la petite domestique, qui ne savait rien dupassé.

Mme Delorge, d’ailleurs, avaitadopté un genre de vie dont la simplicité et l’économie eussentvite lassé l’indiscrétion des voisins.

Levée de très bonne heure, elle initiait sapetite servante aux détails du service et l’aidait à tout mettre enordre et à préparer les repas.

Dans l’après-midi, elle venait s’asseoir dansle cabinet du général et donnait une leçon de lecture à sa fille,ou reprisait le linge de la maison et les vêtements desenfants.

Deux fois par jour, Krauss conduisait etallait chercher au collège Raymond et Léon Cornevin. Mais on ne lesentendait guère. Ils travaillaient l’un et l’autre avec tantd’acharnement, que souvent Mme Delorge étaitobligée d’y mettre ordre et de les arracher à leurs livres.

Le dimanche seul rompait la paisiblerégularité de cette existence.

Ce jour-là, si le fils d’adoption deM. Ducoudray, Jean Cornevin, n’était pas privé de sortie, cequi lui arrivait de temps à autre, le bonhomme l’amenait passer lajournée avec son frère et Raymond et, s’il faisait beau, il lesconduisait à la campagne.

Il avait fini par s’accoutumer à la turbulencede Jean, et autant il s’en était plaint jadis àMe Roberjot, autant il célébrait maintenant savivacité, sa hardiesse et son esprit moqueur, l’encourageant às’appliquer à l’étude du dessin, puisqu’il y réussissait si bien,et disant que ce garçon ferait certainement un artisteremarquable.

Parfois M. Ducoudray décidaitMme Delorge à les accompagner, et alors, comme ilfallait faire des économies et que les restaurants des environs deParis sont hors de prix, Krauss suivait, portant dans un grandpanier des provisions qu’on mangeait sur l’herbe…

Digne M. Ducoudray !… Il avait donnéà la veuve de son ami le général une de ces preuves d’affection quivalent des volumes de protestations.

Pour elle, il avait déménagé. Pour elle ilavait abandonné Passy.

Lui, le vieillard égoïste, il avait renoncé àsa jolie villa, à cette habitation qu’il avait fait bâtir pour lui,sur un plan choisi par lui, où il s’était ingénié à réunir tout cequi peut faire la vie plus douce et plus facile.

Et un beau matin, sans avoir rien dit de sonprojet, il était venu s’établir rue Chaptal, au troisième étage,dans un appartement de mille francs.

Dame !… il n’y avait pas toutes sesaises, comme à Passy. Mais il demeurait à deux pas deMme Delorge et pouvait continuer à lui rendre deuxvisites par jour.

Et comme il avait eu le bon esprit deredescendre au plus profond de son cœur ses espérancesmatrimoniales, il jouissait, sans arrière-pensée, de la plusconfiante des intimités.

Sans ce voisinage, l’isolement deMme Delorge eût été peut-être pénible.

Tous les amis de son mari avaient étédispersés par le coup d’État, exilés, réduits à fuir ou contraintsd’habiter la province. À peine en était-il resté à Paris deux outrois qu’elle voyait de loin en loin.

Me Roberjot était bien venu lavisiter ; mais, sans cesser de lui témoigner la reconnaissancequ’elle lui devait, elle l’avait reçu de façon à lui fairecomprendre que l’espoir qu’il avait caressé ne se réaliseraitjamais, et peu à peu ses apparitions rue Blanche étaient devenuesplus rares.

Après M. Ducoudray, la plus habituellesociété de Mme Delorge était doncMme Cornevin.

Sur les conseils de sa bienfaitrice, la femmedu pauvre palefrenier était descendue des hauteurs de Montmartre etétait venue s’établir rue Pigalle avec ses trois filles :Clarisse, Eulalie et Louise.

Son loyer y était beaucoup plus considérableque rue Marcadet. Elle payait quatre cents francs par an deuxpièces et une cuisine.

C’était énorme pour elle, maisMme Delorge lui avait tracé un plan d’avenir quirendait cette dépense indispensable.

Très habile ouvrière confectionneuse avant sonmariage, la femme de Laurent Cornevin, depuis la disparition de sonmari, s’était placée chez une couturière en renom.

Elle s’y refaisait la main, se mettait aucourant des modes et apprenait certains détails du métier qu’elleignorait.

– Et quand vous serez sûre de votrehabileté, lui disait Mme Delorge, vous travaillerezchez vous, et vos trois filles seront vos ouvrières. Soyeztranquille, M. Ducoudray et moi nous vous trouverons despratiques. Si vous réussissez complètement, ce sera presque lafortune.

M. Ducoudray approuvait.

– Et elle réussira, disait-il, et quandj’aurai découvert Laurent Cornevin, il sera tout surpris deretrouver sa femme à la tête d’un riche établissement.

C’est que, fidèle à sa parole, le dignerentier consacrait tout ce qu’il avait d’intelligence et aussibeaucoup d’argent à la recherche de cet unique témoin de la mort dugénéral Delorge.

Tâche ingrate, et bien autrement délicate etépineuse qu’il ne l’imaginait lorsqu’il s’y était si bravementengagé.

Retrouver de par le monde un individu dont latrace est totalement perdue est déjà difficile lorsqu’on peut agirouvertement, qu’on dispose de la publicité des journaux et qu’on apour soi la subtile armée des polices européennes.

Qu’est-ce donc, lorsqu’on est réduit à agirseul, obligé de dissimuler ses investigations et qu’on a tout àcraindre de la rue de Jérusalem ?…

C’était là précisément le cas deM. Ducoudray.

Et cependant il avait, dans l’espèce, unechance assez rare :

Cornevin, en admettant qu’il vécût, – et rien,en somme, je le prouvait que l’attitude de la maîtresse deM. de Combelaine, Flora Misri, – Cornevin vivant devaitêtre détenu quelque part et gardé à vue.

Libre, il se fût évidemment empresséd’accourir près de sa femme et de ses enfants, qu’il adorait etqu’il devait croire réduits à la plus affreuse misère.

Il était clair aussi qu’il devait êtresurveillé de très près, car il eût, sans cela, donné signe de vieet fait parvenir aux siens une lettre, un billet, un mot…

Donc, si on faisait tout au monde pour avoirdes nouvelles de cet infortuné, il y avait mille à parier contre unque, de son côté, il devait s’ingénier à trouver le moyen d’enfaire parvenir à sa famille.

– C’est même là le plus bel atout denotre jeu, disait à M. Ducoudray son agent principal.

Car le digne rentier avait des agents :une demi-douzaine de ces mauvais drôles que la police est forcée decongédier de temps à autre et qui « mouchardent » pour lecompte des particuliers.

Et chaque semaine il sortait de sonportefeuille quelques billets de cent francs uniquement pours’entendre dire :

– Nous sommes sur la trace !…

Alors, il se frottait les mains, sans songerque mille fois il avait ri de cette vieille formule policière, etles démarches de ses agents étaient le plus habituel sujet de sesconversations avec Mme Delorge.

En présence de Mme Cornevin,seulement, ils parlaient d’autre chose.

Mme Delorge n’avait pas vouluque la pauvre femme fût initiée aux démarches qu’on faisait pourretrouver son mari. N’eût-ce pas été aviver sa douleur, l’agiter detranses perpétuelles et l’exposer aux plus péniblesdéceptions !…

Et cependant, Mme Cornevin, deson côté, autant qu’il était en son pouvoir, avait agi.

Si cruellement qu’il lui en coûtât, elle avaitpris sur elle de revoir sa sœur et avait tout mis en œuvre pourl’intéresser à son malheur et obtenir qu’elle usât de son influencesur M. de Combelaine.

Mais, dès les premiers mots,Mme Flora Misri était entrée dans une grandecolère.

– C’est positif, s’était-elleécriée : Victor est très puissant, et la preuve, c’est qu’il aobtenu un bureau de tabac pour ma mère, et pour mon père une placeoù il n’y a rien à faire. Seulement Victor serait par trop bête deservir des gens qui ne cherchent qu’à lui nuire. Or que fais-tu,toi, s’il te plaît ?… Tu passes ta vie chez la femme de cegénéral que Victor a tué en duel, une folle qui mettrait le feu àla terre et au ciel pour nous faire arriver malheur. Quecomplotez-vous, toutes deux, avec l’aide de ce vieux rentier qui nevous quitte pas ?… Crois-tu que nous ne sachions pas toutesvos manigances !…

Ces propos rapportés àMme Delorge lui donnèrent singulièrement àréfléchir.

M. de Combelaine etMme Misri ont le secret de nos investigations,dit-elle à M. Ducoudray.

– C’est impossible, répondit-il, puisqueje n’en ai ouvert la bouche à âme qui vive.

Pour plus de sûreté, cependant, il se résolutà consulter Me Roberjot.

– Vous êtes joué, soyez-en sûr, luidéclara l’avocat sans hésiter. Ces drôles que vous appelez voshommes sont tout bonnement les hommes deM. de Combelaine. Qu’y gagnent-ils ? medemanderez-vous. Ceci : de se réconcilier avec la préfecture,si jamais ils ont été brouillés avec elle, et de continuer àempocher votre argent. Des mouchards qui ne recevraient pas desdeux mains ne seraient pas des mouchards. Méditez cette vérité…

L’excellent bourgeois était atterré… maisconvaincu.

– Dès ce soir, mes gaillards auront leurcongé ! s’écria-t-il.

Dans le fait, rien ne pouvait contrarierMe Roberjot autant que ces maladroites tentativesde M. Ducoudray.

Il s’occupait, lui aussi, de retrouver LaurentCornevin, et avec de bien autres chances de succès.

Sa situation dans l’opposition l’avait mis enrelations avec un grand nombre d’exilés volontaires, de proscritset de déportés de Décembre : il les avait intéressés au sortdu pauvre palefrenier en leur expliquant l’importance de sontémoignage, et par eux il ne désespérait pas d’apprendre un jour oul’autre ce qu’il était devenu.

En attendant, ce gouvernement de Décembre,dont tant de prophètes annonçaient toujours la débâcle pour la findu mois, semblait s’affermir de plus en plus.

Les journaux se taisaient sous peine de mort,les députés étant condamnés au silence, nulle voix discordanten’avait troublé le concert de bénédictions payées comptant et deflatteries intéressées qui montait jusqu’au prince-président.

Son voyage dans les départements, réglé par unhabile metteur en scène, avait été une longue ovation.

Et en revenant à Paris, il avait, tout le longdes boulevards, marché sous une voûte d’arcs de triomphe et,au-dessus de la boutique d’un perruquier, il avait pu lire engrosses lettres sur un transparent : Ave, Cæsar.

Bientôt, c’était le Sénat qui était allésaluer l’empereur, et un plébiscite avait consacré l’empire.

Le règne de Napoléon III venait decommencer. Il se formait une cour sur le modèle de la cour de sononcle. Les courtisans se ruaient à la curée d’une formidable listecivile. On s’arrachait la clé de chambellan, la cravache d’écuyer,l’épieu de grand veneur…

M. de Combelaine avait une grandecharge, les traitements réunis de M. de Maumussydépassaient cent cinquante mille francs,Mme d’Eljonsen avait loué un palais en attendantcelui qu’elle se faisait bâtir, M. Verdale était un desarchitectes officiels, le docteur Buiron était un des médecins dela cour…

– Jusqu’où monteront-ils, mon Dieu !disait M. Ducoudray un peu effrayé.

Mais Mme Delorge restait calmeet confiante.

– Plus haut ils monteront, disait-elle,plus la dégringolade sera terrible… Dieu est juste…Patience !

Reconnu par toutes les puissances de l’Europe,appelé « cousin et frère » par le roi de Prusse, et« bon ami » par l’empereur de Russie, Louis-Napoléondevait croire inébranlable le trône de Décembre et songer à fonderune dynastie.

Un matin du mois de janvier 1853,M. Ducoudray arriva de meilleure heure que de coutume chezMme Delorge, son journal déplié à la main.

– Eh bien ! c’est décidé, luidit-il, nous allons avoir des noces superbes, l’empereur semarie.

C’était vrai.

À cette heure-là même, tout Paris commentaitle manifeste que Louis-Napoléon venait de faire afficher, et quicommençait ainsi :

« Je me rends au vœu si souvent manifestépar le pays en venant vous annoncer mon mariage… »

– Et qui épouse-t-il ? demandaMme Delorge.

– Une jeune Espagnole, répondit-il lebonhomme. Mlle Eugénie de Montijo, comtesse deTéba.

Mlle de Montijo n’étaitpas une inconnue pour les Parisiens.

Déjà, au temps de la présidence, l’attentiondes habitués de l’Opéra s’était souvent concentrée sur une loged’avant-scène où entraient, presque toujours après le lever durideau, une femme d’un certain âge et d’une physionomie peusympathique et une jeune fille d’une rare beauté malgré lapetitesse de ses yeux.

Ces deux dames étaient laMme la comtesse de Montijo et sa fille.

Bientôt, on avait remarqué que leur nom setrouvait toujours des premiers sur la liste des invités des fêtesprésidentielles, puis des fêtes impériales, soit à Compiègne, soità Fontainebleau.

Les chroniqueurs de la cour ne cessaient dechanter les mérites et les grâces de la jeune Espagnole, célébrantl’admirable abondance de ses cheveux blonds et la blancheur doréede son teint.

L’opinion n’avait pas tardé à s’inquiéter decette reine des fêtes impériales, et telle était la curiositéqu’elle excitait, que des groupes considérables se formaient en unmoment devant les magasins où sa présence était signalée, etqu’elle avait été obligée de renoncer aux représentations del’Opéra.

Et cependant sa situation à la cour était sipeu fixée que beaucoup de courtisans, bien intéressés pourtant àpénétrer les secrets du maître, croyaient à la probabilité d’uneunion morganatique entre elle et l’empereur.

L’annonce officielle du mariage étonna donc,et, malgré toutes les raisons excellentes alléguées dans lemanifeste, jeta un froid.

Bien des gens le jugeaient si extraordinaire,qu’on ne pouvait l’expliquer, disaient-ils, que par un mouvement dedépit de l’empereur.

Ils racontaient, ceux-là, que Louis-Napoléon,en quête d’une épouse, avait expédié des ambassadeurs en Allemagne,l’inépuisable pépinière des princesses nubiles, qu’il avait faitpressentir différentes puissances, mais que nulle part on n’avaitparu comprendre ses ouvertures.

Ils assuraient qu’il avait en vain sollicitéla main de la fille du prince Wasa, fils de Charles XIII, deSuède, et qu’on lui avait refusé une princesse de Hohenzollern.

Tout cela peut être vrai, disaitM. Ducoudray, mais moi je ne vois pas pourquoi un empereurn’aurait pas, tout comme un simple citoyen, le droit d’épouser lafemme qui lui plaît.

Cet avis, très raisonnable, n’était pas, à encroire les cancans, celui des parents de l’empereur.

On affirmait qu’ils s’étaient opposés de toutleur pouvoir à son mariage avecMlle de Montijo.

On parlait de scènes violentes, à la suitedesquelles la princesse Mathilde se serait jetée aux pieds de soncousin, pour le supplier, au nom des intérêts les plus sacrés de lafamille, de ne pas contracter une telle alliance.

Les répugnances, si elles existèrent jamais,surent en tout cas se faire violence, car on ne tarda pas àannoncer que ce serait la princesse Mathilde qui, pendant les fêtesnuptiales, soutiendrait le manteau de la nouvelle impératrice.

Mais, bien plus que de ces détails, Pariss’inquiétait du trousseau de la mariée.

Une certaine robe de dentelle était surtoutl’objet des admirations ébahies des chroniqueurs de la cour, et lesDangeau du nouveau régime gémissaient de ce qu’on n’eût pas eu letemps de modifier la forme un peu surannée des diamants de laCouronne…

La ville de Paris avait bien voté une somme desix cent mille francs pour offrir un collier à l’impératrice, maisMlle de Montijo avait écrit au préfet pour leprier de consacrer cette somme à de bonnes œuvres. Enfin, le 29janvier 1853, le mariage civil de l’empereur eut lieu auxTuileries.

Le grand-maître des cérémonies était allé,avec deux voitures de la cour, chercher la fiancée impériale.

Le grand chambellan, le grand écuyer, lepremier écuyer, deux chambellans de service et les officiersd’ordonnance de service, l’attendaient au bas de l’escalier dupavillon de Flore, pour la conduire au salon de famille où setrouvait l’empereur, entouré du prince Jérôme, des princes de lafamille désignés pour assister à la cérémonie, des cardinaux, desgrands officiers de la maison civile et militaire, et enfin de tousles ambassadeurs et ministres plénipotentiaires présents àParis.

Napoléon III, en uniforme de général,portait la Toison d’or.

La future impératrice portait, sur une jupe etun corsage de satin blanc, la fameuse robe de point d’alençon, etavait autour du cou le collier commandé par la ville de Paris, quel’empereur avait acheté et lui avait offert.

À neuf heures, le grand maître des cérémoniesayant pris les ordres de l’empereur, le cortège se dirigea vers lasalle de Maréchaux, où devaient s’accomplir les formalités dumariage civil.

Elles furent longues… Tant de gens devaientsigner au contrat !

Mais, enfin, il n’y eut plus personne à quipasser la plume, et le cortège, reprenant sa marche, put gagner lasalle de spectacle, où les artistes de l’Opéra attendaient, pourexécuter une cantate dont Méry avait écrit les paroles et Aubercomposé la musique :

À notre impératrice aux doux climats choisie,

Chantez avec des voix qui sachent nous ravir,

Les airs que redira l’écho d’Andalousie

Aux collines du Tage et du Guadalquivir.

Espagne bien-aimée,

Où le ciel est vermeil,

C’est toi qui l’as formée

D’un rayon de soleil…

Le lendemain, 30 janvier, des milliers decurieux se pressaient le long des quais et s’étouffaient auxalentours du parvis Notre-Dame.

Le mariage religieux de l’empereur allaitavoir lieu.

Un peu avant midi, les grilles des Tuileriestournèrent sur leurs gonds, et des carrosses dorés sortirent, queles vieux Parisiens reconnurent pour les avoir vus lors du sacre deNapoléon Ier et lors du baptême du roi de Rome…

L’empereur et l’impératrice occupaient lepremier. Dans le second étaient le prince Jérôme et le princeNapoléon.

Quelques vivats se firent entendre, lorsqueles deux époux, au retour de la cérémonie, se montrèrent au grandbalcon des Tuileries.

Le soir, le repas de famille terminé, unecantate de Mme Mélanie Waldor fut chantée par desartistes en costume espagnol.

Célestes concerts,

Douce harmonie,

Glissez dans les airs.

Chantez la grâce unie

Au génie.

Chantez Eugénie

Et les amours

Durant toujours.

C’est par M. Ducoudray queMme Delorge, au fond de sa retraite, était informéede tous ces détails.

Parisien jusqu’aux moelles, le digne bourgeoismettait son amour-propre à ne rien ignorer de ce qui se passaitdans la ville.

Partout où cinq cents badauds s’assemblaientpour un spectacle quelconque, on était sûr de le voir au premierrang.

C’est ainsi que, depuis tantôt cinquante ans,il avait fait la haie sur le passage de tous les pouvoirs qui sesont succédés en France.

Il avait vu l’entrée des alliés et le retourde l’île d’Elbe. Il avait vu passer successivement Louis XVIIIet Charles X, Louis-Philippe et la République de 1848.

Et pour cela, précisément, il se disait, enregardant défiler le cortège de Napoléon III et de la nouvelleimpératrice :

Baste ! ceux-là passeront comme lesautres…

Ce qui l’avait frappé, à cette solennité, cen’était pas la vue de M. de Combelaine et du vicomte deMaumussy, graves et solennels dans leur carrosse, c’étaitl’attitude singulièrement réservée de la population.

Pour cette fois, les metteurs en scène desovations départementales et des enthousiasmes officiels étaientrestés au-dessous de leur tâche ou avaient été mal servis par leurscomparses.

La foule était immense ; les chemins defer, depuis la veille, avaient amené deux cent mille curieux ;Paris et sa banlieue s’étouffaient dans les rues, sur lesboulevards et sur les quais. Mais cette foule restait de glace,étonnée en quelque sorte et défiante.

De ci et de là, des groupes habilementdisséminés sur le passage du cortège, des acclamations s’élevaientbien… Elles ne trouvaient pas d’écho. La claque officielle neréchauffait pas la multitude.

C’est que, en dehors des poésies de commande,il en avait circulé d’autres, d’une saveur terriblementrelevée.

C’est à l’heure où la presse est bâillonnéeque les récits anonymes, que les pamphlets honteux et les calomniesindignes ont beau jeu. Ce qui eût fait le sujet d’un article dontl’auteur eût gardé nécessairement une certaine mesure devient lethème d’une chanson qui ne respecte rien. L’article eût été oubliéle lendemain de son apparition, la chanson reste dans la mémoire,et sur l’aile d’un air populaire vole jusqu’aux extrémités de laFrance et pénètre dans les moindres villages.

C’est qu’aussi le passé deMlle de Montijo, par ses côtés romanesques etun peu aventureux, offrait beaucoup de prise à la calomnie et à lamédisance.

Sa mère, aimant le mouvement, le changement,le voyage, la vie des eaux et des bains de mer, les fêtes, lesspectacles, l’avait, pendant des années, traînée à sa suite, àLondres, à Paris, à Pau, en Allemagne…

Or on est bourgeois en diable, en France, etinfecté de préjugés ; on n’y admet que très difficilement leslibres allures des jeunes filles étrangères.

Il n’y avait guère que sa beauté qu’on necontestât pas à la femme de l’empereur, et encore y trouvait-on destaches.

Ceux qui se proclamaient ses tenants ladisaient d’une inépuisable bonté, mais peu intelligente ;ferme, mais entêtée ; très simple, mais non moins coquetteenfin, dévote bien plus que religieuse, dévote à la façon desfemmes du peuple espagnoles, sans discernement.

– Elle rappellera Marie-Antoinette, pourqui elle professe un véritable culte, disaient d’elle quelques-unsde ces amis dangereux dont tous les éloges cachent une perfidie,voulue ou non.

Les gens sensés attendaient avant de formulerun jugement de l’avoir vue à l’œuvre, et ils n’attendaient pas sansinquiétudes, sachant quelle influence doit fatalement exercer surles mœurs l’exemple d’une souveraine jeune et belle.

Assurément le rôle de la nouvelle impératriceétait bien difficile au milieu d’une cour datant d’hier, peupléed’ennemis, semée d’embûches, et composée en tout cas de gens bienétonnés de s’y voir, et qui devaient avoir de la peine à seregarder sans rire.

Passer de la liberté de la vie de voyage auxinexorables obligations d’un trône, et cela du jour au lendemain,quelle épreuve pour une jeune femme !

Se trouver tout à coup le point de mire detous les regards, être toujours en scène, parler à tous et de tout,s’occuper de modes et de politique, se montrer sérieuse ou frivole,être femme du monde et femme d’intérieur, garder le secret de sesimpressions, dissimuler ses sympathies, surmonter ses aversions,quelle tache !…

L’impératrice Eugénie n’y réussit pas.

Si les courtisans lui racontaient qu’elleétait populaire, ils la trompaient. Elle ne le fut jamais.

En vain elle multiplia les œuvres debienfaisance, les institutions charitables, les fondations pieuses.Elle n’alla jamais au cœur de la foule.

Sceptique et moqueuse, la France ne respecteque ce qui est solennel.

On n’y comprend une reine qu’en robe debrocard à traîne, marchant d’un pas majestueux, la couronne aufront.

On s’étonnait de rencontrer l’impératrice enrobe à volants écourtés, chaussée de bottines à hauts talons, etcoiffée d’un élégant et frais chapeau tel qu’on en voyait sur latête de toutes les autres femmes.

– C’est d’une admirable simplicité !s’écriaient ses partisans.

– Hum ! grommelaient les autres.

Il est vrai de dire que les maris dont lesfemmes adoptaient cette simplicité admirable la trouvaientcoûteuse.

Ils voyaient bien que toutes ces joliespetites robes de quatre sous tailladées, découpées, échancrées,écourtées, véritables déjeuners de soleil, finissaient par revenir,vu leur nombre, dix fois plus cher que les robes de prixd’autrefois.

On objectait à ces maris que c’était la mode.Que répondre à cela ?

Ils grognèrent dans les commencements, puisils s’habituèrent. Il faut bien faire comme les autres…

Le temps devint bon pour les modistes et lescouturières. On put voir un tailleur pour dames se donner les mêmesairs d’importance que jadis la couturière de Marie-Antoinette, quidisait si fièrement : « J’ai travaillé ce matin avec SaMajesté… »

Jamais pareille émulation de dépense ne sevit, ruinant les familles d’abord, les corrompant ensuite. Personnene voulait rester en arrière. Toutes les grenouilles se mirent às’enfler pour égaler le bœuf… Beaucoup en crevaient.

Ce qui n’empêchait pas de se ruer à laconquête du million. Des fortunes énormes surgirent tout à coup.D’où ? On ne savait. Ce luxe subit donnait d’étrangessoupçons.

À voir passer dans son coupé, attelé de deuxmagnifiques chevaux, Combelaine, qu’on avait connu sans souliersaux pieds ; à voir faire courir Maumussy, que ses créanciersavaient chassé du boulevard ; à voirMme d’Eljonsen, devenue la princesse d’Eljonsen,donner des fêtes où se précipitait tout le Paris officiel,involontairement on portait les mains à ses poches et, inquiet, onse disait :

Où diable ces gens-là prennent-ils tout cetargent ?…

Si bien que le Moniteur officiel enarrivait à être forcé de démentir, comme « autant d’infâmescalomnies, les bruits répandus à la Bourse sur les opérationsfinancières qu’on accusait d’avoir faites des fonctionnaires d’unordre élevé ».

Si bien que le prix de tout croissait avec lesgoûts et les habitudes de dépense, et que l’argent semblaitdiminuer de valeur.

Et le digne M. Ducoudray, qui jadiss’estimait très riche avec ses douze mille livres de rentes et savilla de Passy, commençait à trouver qu’il avait été bien imprudentde se retirer avec si peu de chose.

Si cela dure, disait-il parfois, je finiraipar n’avoir plus de quoi manger.

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