La Dégringolade, Tome 1

II

Le soir, lorsqu’on arrive au haut de la rueFontaine-Saint-Georges, on voit briller en face de soi, de l’autrecôté du boulevard extérieur, au-dessus d’une porte immense, uneguirlande de becs de gaz.

C’est l’illumination du bal de laReine-Blanche.

À droite, se trouve un café-débit de vinsdivisé en quantité de salons de société par des cloisons deplanches légères, découpées à la mécanique.

À gauche, en contrebas, est une échoppe depâtissier, où les ouvrières des environs viennent acheter desfriandises qui font frémir, des tartes aux fruits et des choux à lacrème.

Ce n’est pas l’élite des salons de Paris quidanse à la Reine-Blanche, bien qu’une « misedécente » y soit de rigueur.

Les soirs de bal, c’est-à-dire le dimanche, lelundi et le jeudi, on rencontre aux environs nombre de messieurs àcasquette de toile cirée et à cheveux collés aux tempes qui n’ontrien de rassurant.

Or, il y avait « fête à laReine » comme disent les habitués, le soir où RaymondDelorge et le docteur Legris s’y présentèrent.

Deux immenses pancartes collées le long desmontants de la porte annonçaient, en l’honneur du dimanche gras, ungrand bal paré et masqué avec surprises et divertissements variés,tels que quadrille infernal, tombola et galop final éclairé auxflammes de Bengale.

– Allons, il faut entrer, dit le docteurà Raymond.

Ils entrèrent. Ils suivirent une assez longueavenue boueuse, plantée de chaque côté d’arbustes rabougris. Ilstraversèrent un vestibule où sont établis le contrôle et levestiaire. Et enfin, poussés par la foule, ils arrivèrent à lasalle de bal.

C’est quelque chose comme une vaste grange,fort étroite, très longue, avec un plafond excessivement bas,décoré de barbouillages surprenants. Au fond, se trouve une sorted’estrade, élevée de trois marches, où boivent les genssérieux.

Le parquet, c’est-à-dire l’espace réservé auxdanseurs, est protégé par une balustrade, et tout autour, destables sont rangées, à travers lesquelles circulent péniblement lessimples curieux.

La fête atteignait son apogée, quand entrèrentles deux jeunes gens.

Aux sons enragés des pistons et des trombones,deux cents danseurs, hommes et femmes, rouges, haletants,échevelés, se mêlaient, se démenaient et se disloquaient, en proieà une sorte d’épilepsie furieuse.

Et assis à toutes les tables, pressés,entassés, trois cents consommateurs des deux sexes buvaient de labière à pleine chopes, et tarissaient, d’une soif inextinguible,d’immenses saladiers de vin.

La chaleur était intolérable, le gaz brûlaitles yeux, mille senteurs âcres et nauséabondes saisissaient à lagorge. Et du parquet, incessamment battu en mesure, montaient desflots de poussière qui se résolvaient en pluie, après avoir planécomme un nuage au-dessus de la cohue.

En dépit de l’affiche qui promettait un balparé et masqué, on n’apercevait que de rares costumes ! Desoripeaux sans nom, des haillons immondes, passés, tachés, souillés,qui, depuis des années, de carnaval en carnaval, traînaient surl’échine des ivrognes, et s’éraillaient aux tables boiteuses descabarets de barrière…

Non sans peine, le docteur et Raymondtrouvèrent, sur l’estrade, à un endroit d’où ils dominaient tout lebal, une table libre et bien en vue.

Et ils étaient à peine assis qu’un garçons’approcha, demandant ce qu’il fallait servir à ces messieurs.

– Donnez-nous de la bière, commanda ledocteur.

Grâce à sa robuste carrure, au ton surtoutdont il criait : « Gare aux taches ! » cegarçon glissait comme une anguille à travers cette cohue.

Il ne tarda pas à reparaître, portant unebouteille et deux verres ; mais avant de verser :

– C’est vingt sous, dit-il, etd’avance.

Le docteur Legris paya sans sourciller.

C’est sans arrière-pensée qu’il s’était mis àla disposition de Raymond.

Son concours accepté, il s’était promis debrider sa curiosité, si ardente qu’elle pût être, se jurant bien dene rien tenter, de ne pas adresser une question pour forcer ousurprendre les confidences de celui qui s’en remettait à sa bonnefoi.

Raymond Delorge, lui, devait être à millelieues de la situation présente. Accoudé sur la table vineuse, lefront dans la main, l’œil fixe, le visage contracté, il demeuraitabîmé dans les plus noires pensées. Avait-il conscience del’endroit où il se trouvait ? Assurément non. Il nes’apercevait pas que les polkas succédaient aux quadrilles, lesvalses aux mazurkas, et que le temps passait.

Le docteur s’en apercevait, lui : à toutinstant il tirait sa montre, jusqu’à ce qu’enfin, impatienté, ilsecoua son compagnon en lui disant :

– Savez-vous que la nuit avance et quenotre homme ne paraît guère ?… Si votre lettre allait n’êtrequ’une stupide mystification !…

Raymond tressaillit, comme le rêveur qu’onarrache à ses rêves :

– Impossible ! répondit-il.

– Pourquoi ? Serait-ce parce quecette lettre vous parle d’elle, c’est-à-dire d’une femme que vousaimez ?…

Une larme brilla dans les yeux de ce singuliergarçon, larme de douleur ou de colère :

– Non, prononça-t-il, ma certitude a uneautre cause. Vous vous rappelez, n’est-ce pas, la phrase dereconnaissance que doit prononcer celui qui viendra nous chercherici ? Eh bien ! c’est dans le jardin de l’Élysée que monpère, le général Delorge, a été tué, dans la nuit du 30 novembre au1er décembre 1851…

L’accent de Raymond, le feu sombre de sonregard, éveillaient dans l’esprit du docteur un monde deconjectures. Mais il les écarta.

Il venait de remarquer un des rares« déguisés » du bal qui, depuis un moment, lesépiait.

C’était un petit homme taillé en force, d’unephysionomie plutôt vulgaire que méchante. Il portait un costumed’ordre composite : un large pantalon de velours éraillé, àbandes de satin jadis blanc, et une veste espagnole dont la moitiédes boutons manquait. Sur la tête il avait une toque rouge, ornéed’un grand plumet.

– Serait-ce donc celui que nousattendons ? pensait M. Legris.

C’était lui.

Il s’approcha de Raymond, lui frappafamilièrement sur l’épaule, et d’une voix dont l’alcool avaitdepuis longtemps détrempé les cordes :

– Je viens du jardin de l’Élysée,prononça-t-il.

Comme s’il eût été mû par un ressort, Raymondse dressa tout d’une pièce et dit :

– Je suis prêt à vous suivre.

– En ce cas, arrivez vite, car noussommes en retard.

Ce n’était pas sans une intime et biennaturelle satisfaction que le docteur Legris avait pris la mesurede cet inconnu, à qui Raymond et lui allaient s’abandonner.

– Ou je n’ai jamais su ce qu’est unephysionomie, pensait-il, ou ce gros gaillard est absolumentincapable d’un crime.

Cependant le docteur songeait aussi :

– Ah çà ! est-ce dans ce costumequ’il va nous conduire Dieu sait où ?…

Pas tout à fait.

Arrivé au vestiaire, l’inconnu y prit un largemac-farlane qu’il jeta sur ses épaules et échangea contre unchapeau de feutre mou sa toque à plumet. Puis, d’un air content desoi :

– Hein ! fit-il, je ne suis pas longà changer de pelure, moi, et si vous avez de bonnes jambes…

Mais il s’interrompit, tout interloqué, enreconnaissant que Raymond n’était pas seul.

– Oh ! oh ! oh !gronda-t-il sur trois tons différents, et d’une voix toujours pluséraillée que le velours de son pantalon… On ne m’avait annoncéqu’une pratique.

Le docteur s’avançait pour intervenir ;Raymond le prévint.

– C’est possible, répondit-il, mais simonsieur ne peut m’accompagner, je renonce à vous suivre.

L’homme, évidemment perplexe, se grattait lenez avec une sorte de rage. Ce devait être un moyen à lui deprovoquer l’éclosion des idées. Et il lui réussit, carsoudain :

– Bête que je suis ! s’écria-t-il,je vais régler cela en un tour de main. Ne bougez pas, jereviens.

Et il se rejeta dans la mêlée du bal.

– Ah ! c’est nous qui sommes desniais ! fit presque aussitôt M. Legris. Cet homme rentrechercher des instructions ; donc celui qui l’emploie et lepaye, l’auteur de la lettre anonyme, est dans la salle. J’aurais dûme lancer sur ses talons, et si je savais qu’il fût encoretemps…

Non… l’homme reparaissait.

– Tout est arrangé, dit-il gaîment,arrivez tous deux ; ce sera le même prix…

L’instant d’après ils étaient dehors.

Il était bien près d’une heure, à ce moment.L’économe administration de la Reine Blanche avait éteintson illumination extérieure. Le pâtissier avait mis les volets deson échoppe. Tout était fermé aux environs. Il ne passait plus unchat sur le boulevard de Clichy, et c’est à peine si de loin enloin on apercevait un sergent de ville s’abritant sous quelqueporte cochère.

Le temps, après avoir menacé toute la journée,était devenu affreux. C’était une véritable tempête qui s’abattaitsur Paris, pliant comme des roseaux les jeunes arbres du boulevard,tordant les tuyaux de cheminées, faisant voler au loin les ardoisesdes toits.

Cependant la nuit n’était pas sombre, et parmoments, à travers les déchirures des nuages noirs chassés par unvent furieux, la lune apparaissait, accentuant la silhouette desmaisons et faisant resplendir comme des miroirs d’argent lesflaques d’eau des avenues.

Mais qu’importait le temps, au docteur et àRaymond ? Ayant relevé le collet de leur paletot, ilss’étaient pris par le bras, et, silencieux, ils marchaient derrièreleur guide.

Lui allait, d’une allure insoucieuse, lesmains dans les poches, sifflotant un air de valse.

En sortant de l’allée boueuse de la ReineBlanche, il avait pris du côté de la cité Véron, la cité parexcellence des jolis « cabinets à louer ».

Il fit ainsi cent cinquante pas, dans ladirection des Batignolles, puis tournant court, il s’engagea dansl’avenue du cimetière du Nord.

C’est une large avenue plantée d’arbres où sefait dans le jour un grand commerce de vins et d’emblèmesfunéraires, mais qui n’a d’autre issue que le cimetière dont onaperçoit, à l’extrémité, le large portail.

Aussi, le docteur s’arrêta-t-il net, etlâchant le bras de Raymond :

– Ah çà ! l’ami, demanda-t-il à leurguide, où nous menez-vous par là ?

– Où l’on m’a dit.

– Soit ! Mais la nuit, quand lecimetière est fermé, cette avenue est une impasse…

– Possible !… Allons,avançons-nous ?…

– Vous nous accorderez bien dix secondes,interrompit M. Legris.

Et attirant Raymond à l’écart :

– Si vous me connaissiez mieux, luidit-il très vite, je n’aurais pas besoin de vous affirmer que je nesuis pas un homme à reculer jamais. Seulement j’aime à merenseigner. Notre expédition me paraît prendre une tournuresingulière. Donc, excusez mes questions : neuf fois sur dix,quand on reçoit une lettre anonyme, on sait quel nom mettre aubas…

Raymond l’arrêta d’un geste :

– La lettre peut aussi bien venir d’unami dévoué que d’un ennemi mortel, répondit-il, voilà tout ce queje puis dire…

M. Legris ne broncha pas.

– Parfait ! dit-il, comme s’il eûtété satisfait de cette réponse évasive.

Et de ce ton goguenard dont les hommes fortsvoilent leurs impressions :

– Nous sommes à vous, l’ami, cria-t-il àleur guide : allez…

Il alla droit à la porte du cimetière, et ils’apprêtait à tirer la corde de la cloche, quand Raymond, d’ungeste rapide, lui arrêta le bras.

– Prenez garde, lui dit-il, ni mon ami nimoi ne sommes de ceux qu’on mystifie impunément.

Dédaigneusement l’homme haussa lesépaules.

– J’ai l’ordre, répondit-il, de ne vousdonner aucune explication. J’ai reçu une commission, je la remplis.Voulez-vous pousser la chose jusqu’au bout ? Laissez-moifaire. Avez-vous peur et désirez-vous en rester là ?Retournons d’où nous venons. Moi, je m’en bats l’œil ; arrivequi plante, je suis payé d’avance !

Et ce disant, il frappa sur la poche de sonpantalon de velours, qui rendit un son métallique.

– Cependant…

– Il n’y a pas de cependant, c’est oui ounon, et tout de suite, car je n’ai pas envie de moisir ici… Et,par-dessus le marché, je dois vous engager à brider votre langue,quoi qu’il arrive. Un mot seulement ou une exclamation pourraientnous coûter cher… Nous jouons plus gros jeu que vous ne pensez…

Le docteur Legris se pencha vers soncompagnon.

– Laissons-le faire, lui souffla-t-ildans l’oreille.

– Faites donc, dit Raymond, nous noustairons.

L’homme sonna et attendit.

Deux minutes s’écoulèrent, on entendit un pastraînant et quelques jurons étouffés, et enfin la porte ducimetière s’entrebâilla.

Un homme, un gardien, parut, portant unelanterne. Tiré de son lit par le son de la cloche, il était àdemi-vêtu et coiffé d’un bonnet de coton.

– Qu’est-ce que vous voulez ici ?demanda-t-il brutalement.

Pour toute réponse, le guide des deux jeunesgens tira de sa poche un papier et le lui tendit endisant :

– Savez-vous lire ? Lisez, et vousle saurez, mon brave.

Méthodiquement, le gardien accrocha salanterne à une des ferrures de la porte, et se mit à parcourir cepapier, examinant avec soin les timbres dont il était revêtu. Etquand il eût achevé :

– Que ne parliez-vous tout desuite ! fit-il. Combien êtes-vous ?

– Trois.

– Entrez.

Ils entrèrent, et quand le gardien eutsoigneusement refermé la porte :

– Puisque vous êtes là, dit-il, lesrondes seraient inutiles, n’est-ce pas ?

– Évidemment ! répondit du ton leplus tranquille l’homme au mac-farlane.

– En ce cas, je vais me payer un fameuxsomme ; et vous autres, bien du plaisir, et bonnechance !

C’est dans l’attitude d’un flegmeimperturbable, que l’étrange danseur de la Reine-Blanchesuivit de l’œil le gardien qui, sans défiance, regagnait samaisonnette.

Mais quand il l’eut vu rentrer et tirer laporte sur lui, ah ! alors il respira à pleins poumons, commeaprès un péril heureusement conjuré. Et dessinant du bras un gestemoqueur :

– Ni vu ni connu ! fit-il de sa voixla plus enrouée. Enfoncé le gêneur !…

Ses compagnons, Raymond et le docteur Legris,l’examinaient d’un air de stupeur immense ; mais il s’ensouciait bien, vraiment !

– Nous y sommes ! répétait-ilgaiement, nous y sommes !…

Ils étaient alors debout au milieu durond-point qui ouvre le cimetière Montmartre, à quelques pas dusocle de marbre où semble dormir de l’éternel sommeil le bronze deGodefroy de Cavaignac.

Devant eux, jusqu’au fond de l’horizon, sedéroulait l’immense champ du repos, devenu trop étroit.

Certes, ni le docteur ni Raymond n’étaientaccessibles aux terreurs superstitieuses qui hantent les cerveauxfaibles, et cependant, peu à peu, ils se sentaient envahis parcette vague et mystérieuse angoisse qui se dégage de la mort.

Seul, le guide gardait son insouciance.

– Le plus fort est fait, reprit-il, maissi nous restons ici à reverdir, nous arriverons trop tard. Allons,en avant trois !…

Et sans hésiter, en homme qui connaît saroute, il s’engagea dans une des allées de droite, une longue alléebordée d’une triple rangée de monuments funèbres.

Sans une objection, sans un mot, les jeunesgens le suivirent encore. Où ? Dans quel but ? Ils ne sele demandaient même plus eux-mêmes, tant ils étaient bouleverséspar l’étrangeté de la situation et saisis du spectacle quis’offrait à eux.

La pluie avait cessé, mais le vent redoublaitde furie et se déchaînait dans les arbres, emplissant l’air desifflements lugubres, qui semblaient, dans la nuit, desgémissements et des sanglots. Toujours plus pressés et plusrapides, les nuages volaient emportés par la tourmente. Lesténèbres, à tout instant, succédaient aux clartés indécises de lalune. L’ombre se peuplait. Tout revêtait des formes fantastiques.Les grands cyprès se dressaient, menaçants comme des spectres, et,pareilles à de blancs fantômes, apparaissaient les statues éploréesdebout sur les tombeaux…

Cependant, l’homme au mac-farlane allaittoujours à travers le dédale du cimetière.

Du même pas égal et sûr il traversasuccessivement plusieurs avenues, descendit un escalier, remontaune pente roide, et finalement s’arrêta devant une sorte declairière, non loin de la chapelle bâtie récemment par la famillede Champdoce.

– Halte ! prononça-t-il, nous sommesarrivés.

Très évidemment, toutes ses mesures étaientd’avance prises, et bien prises pour atteindre le but qu’il seproposait. Il avait dû venir dans la journée reconnaître leterrain.

Il attira les jeunes gens derrière un épaisrideau d’arbres verts, et leur montrant un banc vermoulu au milieudes broussailles :

– Asseyez-vous là, leur dit-il.

– Soit ! et ensuite ?

– Ensuite ? Il ne s’agit plus qued’ouvrir les yeux et les oreilles. Regardez…

De l’endroit où ils étaient postés, les jeunesgens apercevaient, à une vingtaine de mètres, la portion du mur declôture qui longe la rue de Maistre.

Entre eux et le mur, le terrain était plat etnu, et ils n’y voyaient rien qu’une tombe. Cette tombe était enréparation. La pierre tumulaire avait été déplacée, et ondiscernait l’ouverture d’un étroit caveau.

Les ouvriers avaient dû y travailler dans lajournée, et même, circonstance singulière, ils y avaient laisséleurs outils.

– Et maintenant… commença le docteur.

– Maintenant… dit rudement l’homme, vousallez me faire l’amitié de vous taire et de ne plus bouger…

Après avoir tant accepté, ce n’était plus lelieu ni l’instant de discuter. Les deux jeunes gens se turent etattendirent, troublés, anxieux, se demandant s’ils veillaient ous’ils étaient le jouet d’un cauchemar ; si c’était bien vraiqu’ils étaient là, en pleine nuit, dans ce cimetière, où ilsavaient été introduits ils ne savaient comment, par cet inconnu,rencontré dans un bal public, et encore vêtu de sa livrée decarnaval…

Mais cet inconnu, tout à coup, eut untressaillement et une exclamation sourde :

– Silence ! fit-il d’une voix qui,pour la première fois, trahit une émotion ; le mur, regardezle mur…

Au-dessus de ce mur, lentement,méthodiquement, une forme humaine s’élevait… C’était bien un homme,et il faisait assez clair pour reconnaître qu’il était coiffé d’unecasquette et vêtu d’une longue blouse de couleur sombre.

Ayant atteint le chaperon du mur, il s’y mit àcheval, et se penchant du côté de la rue, il attira à lui uneéchelle qu’il fit basculer avec précaution et glisser ensuite ducôté du cimetière.

Épouvantés cette fois, Raymond et le docteurse rapprochèrent de leur guide pour l’interroger. Mais lui, leurprenant les poignets et les étreignant :

– Chut ! donc, tonnerre duciel ! fit-il. Ceci n’est encore rien.

En effet, sur le chaperon du mur, un secondpersonnage se glissait, vêtu comme le premier. Ils semblèrent tenirconseil puis descendant dans le cimetière, ils se mirent à rôder deci et de là, prêtant l’oreille…

Rassurés par leur inspection, ils revinrent àl’échelle et firent probablement un signal convenu, car presqueaussitôt un troisième individu apparut.

Ce dernier, autant qu’on en pouvait jugerd’après ses vêtements et ses façons, devait appartenir aux plushautes sphères sociales.

Il était, en tout cas, le maître des deuxautres, on en était certain rien qu’à son attitude et à la leur. Illes interrogeait, c’était visible, et satisfait sans doute de leurréponse, il fit un signe du côté de la rue.

Trois secondes après, la silhouette d’unefemme se dressait au-dessus du mur.

– Ah ! tonnerre ! grondal’homme de la Reine-Blanche, elle a de l’aplomb,celle-là !…

Elle était vêtue de noir et portait un voilesi épais que, même en plein jour, on n’eût pas distingué sestraits.

L’homme au vêtement élégant lui ayant tendu lamain pour l’aider à passer le mur, elle l’écarta, traversa seule etse laissa légèrement glisser dans le cimetière…

Aussitôt ces quatre complices s’approchèrentjusqu’à la tombe en réparation, si près de la cachette du docteuret de Raymond, qu’on y entendait distinctement leurs moindresparoles.

– C’est ici ! fit l’homme quisemblait diriger cette expédition.

– Eh bien ! dit la femme d’un tonimpérieux, faisons vite…

Comme s’ils n’eussent attendu que cet ordre,les deux hommes en blouse ramassèrent à terre un levier oublié, eten un instant, sans bruit, achevèrent de desceller les pierres ducaveau…

Cela fait, ils se baissèrent ensemble vers letrou béant, et réunissant leurs forces, ils remontèrent à fleur dusol un cercueil…

Debout, près de la femme voilée, l’homme quiles commandait avait suivi leur travail :

– Maintenant, madame la duchesse,prononça-t-il, vous allez voir si je vous ai trompée. Allez, vousautres…

Avec une rare dextérité, les deux hommesintroduisirent entre les planches le bout de leur levier, et,pesant ensemble, ils firent sauter le couvercle, qui éclata avec unbruit sinistre…

Aussitôt, cette femme que les autresappelaient Mme la duchesse, bondit jusqu’aucercueil, se pencha au-dessus, y plongea le bras avec uneprécipitation folle ; puis d’un accent de joiedélirante :

– Vide !… s’écria-t-elle, soncercueil est bien vide !…

Immobiles derrière le rideau de cyprès qui lescachait, le docteur et Raymond Delorge attendaient un mot qui leurrévélât le sens de cette scène inouïe, un mot qui leur apprît àquelles sources d’intérêt et de passion puisaient leur audace cesgens qui osaient ainsi en plein Paris escalader les clôturessacrées d’un cimetière et violer le secret d’un tombeau…

Ce mot ne fut pas prononcé…

C’est sans échanger une parole que l’homme auxvêtements élégants et la femme en noir, la duchesse, regagnèrentl’échelle et disparurent de l’autre côté du mur.

Les complices subalternes, les deux hommes enblouse, restaient seuls dans le cimetière.

Rapidement ils rajustèrent les planches ducercueil et le redescendirent dans le caveau, après quoi, tant bienque mal, ils remirent en place les pierres qu’ils avaientdescellées, effaçant vaille que vaille toute traced’effraction…

Cette besogne terminée, le plus tranquillementdu monde, ils regagnèrent le mur, retirèrent leur échelle etdisparurent…

De la scène dont le docteur et Raymondvenaient d’être témoins, nul vestige ne restait plus qui leur enattestât la réalité… Tout s’était évanoui comme une de ces visionsqu’enfantent les ténèbres et que dissipe le jour…

Il était d’ailleurs temps que tout finît.Raymond n’en eût pu supporter davantage, tant depuis un momenttoutes ses facultés s’exaltaient jusqu’à un degré presqueinsoutenable.

Saisissant par le bras, rudement, l’homme dela Reine-Blanche :

– Maintenant, lui dit-il, tu vas nousexpliquer pourquoi tu nous as fait assister à cet abominablesacrilège. Qui sont ces gens qui violent les tombeaux ?Qu’est-ce que ce cercueil qui est vide ? Que veut-on demoi ? Parle ! Des faits, des noms, et vite…

Tranquillement, l’homme s’était dégagé.

– Vous vous trompez d’adresse, bourgeois,répondit-il de son accent d’insouciance narquoise. Les gens quim’ont payé pour vous amener ici ne m’ont pas dit leurs secrets. Jene sais rien… Mais j’ai idée que tout ce que vous demandez doitêtre écrit sur la pierre tombale…

Le docteur et Raymond eurent le mêmemouvement :

– C’est pourtant vrai !…

Et abandonnant l’homme, ils bondirent jusqu’àla pierre.

Elle était petite et humble, comme si elle eûtété marchandée sou à sou au marbrier funèbre. Au milieu, onlisait :

MARIE SIDONIE

MORTE À VINGT-SEPT ANS

Priez pour elle !

– Eh bien ? demanda le docteur.

Raymond semblait abasourdi.

– Pas de nom de famille !murmurait-il, et ce nom de Sidonie n’éveille en moi aucun souvenir…J’ai beau chercher, rien !…

Le docteur, par bonheur, gardait presque sonsang-froid accoutumé.

– Ce n’est pas la peine, mon cher,prononça-t-il, de vous creuser la cervelle. Retournons rejoindrenotre guide.

Mais quand ils revinrent au banc vermoulu,derrière les cyprès, l’homme au mac-farlane n’y était plus.

Ils appelèrent… pas de réponse. Ilsécoutèrent… nul bruit. Ils cherchèrent aux alentours… rien.

– Nous sommes joués ! fit ledocteur, d’un ton qui annonçait plus de colère que de surprise,joués comme des enfants !

– Mais cet homme…

– Il doit être dehors à cette heure… Maissoyez tranquille, nous le retrouverons, je le veux… Seulement ilfaudrait pouvoir sortir d’ici à l’instant.

– Oui, mais comment ? En escaladantle mur ? C’était à peine praticable, et en tout cas, bienimprudent.

– Si encore ils avaient eu l’idée dumoyen employé par leur guide pour les introduire dans lecimetière !

– N’importe ! s’écria le docteur,j’ai un plan, et précisément parce qu’il est hardi, il doitréussir. Regagnons la porte.

Le malheur est qu’ils ne connaissaient pas lecimetière, qu’ils ne savaient même pas dans quelle partie ils setrouvaient. Longtemps ils errèrent à travers le dédale des tombes.La peur, par moments, les prenait presque…

– Si on nous trouvait ici, disaitRaymond, comment expliquer notre présence !

Enfin le docteur crut reconnaître l’alléeprise la première par leur guide. Il ne se trompait pas. Bientôtils aperçurent le rond-point et la maisonnette du gardien.

– Maintenant, dit le docteur, à la grâcede Dieu !

Et il alla frapper au carreau de lamaisonnette.

– Qui va là ? dit une voix del’intérieur.

– Nous, parbleu ! répondit ledocteur, nous voudrions sortir.

– Déjà ! votre camarade qui vient departir m’avait dit que vous resteriez jusqu’à l’ouverture…

– Nous avons réfléchi.

– Alors, attendez une minute, et je suisà vous, dit le gardien.

Il ne fut pas long à paraître, en effet, etayant ouvert la porte, il mit les deux jeunes gens dehors, en leurdisant :

– À une autre fois !…

Le docteur se frotta les mains.

– Eh ! eh ! fit-il, quand laporte fut fermée, peut-être tenons-nous notre homme !

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