La Dégringolade, Tome 1

X

Lorsqu’une plainte a été déposée au parquet enbonne et due forme, par une personne ayant, selon l’expression dela loi, capacité ;

Quand cette plainte a été remise touterédigée, signée et paraphée à chaque feuillet par le plaignant etpar le magistrat qui l’a reçue ;

Après qu’un acte de réception en a étédélivré, rappelant la date du jour et l’heure du dépôt ;

Il est moralement et matériellement impossiblequ’il n’y soit pas donné suite, et qu’elle ne provoque pas uneenquête.

Or, la plainte de Mme Delorgeétait bien en règle, et même, sur le conseil deMe Roberjot, elle s’était portée partie civile.

Car décidément le jeune avocat avait épousé lacause de la veuve du général Delorge.

Cette ténébreuse affaire avait mis fin à sesperplexités, et avait été comme le grain de plomb qui fait pencherle plateau d’une balance.

Me Sosthènes Roberjotappartenait désormais à l’opposition.

Aussi est-ce avec le soin le plus extrême, etnon sans une habile perfidie, qu’il avait rédigé cette plaintecontre cet inconnu que la loi appelle « un quidam », etdont la recherche, précisément, est demandée à la justice.

Toutes les circonstances propres à démontrerqu’un crime avait été commis, il les avait groupées en unréquisitoire, insistant sur ce fait que l’épée du général n’avaitpas servi à un duel, produisant comme une preuve accablante ladisparition du malheureux Cornevin.

Et à la fin seulement, pour que la justice nes’égarât pas, il nommait M. le comte de Combelaine, en unepetite phrase bien innocente en apparence, plus terrible enréalité, qu’une accusation formelle.

– Et maintenant, avait-il dit àMme Delorge, toutes les herbes de la Saint-Jean ysont… nous n’avons plus qu’à attendre.

Elle n’attendit pas longtemps.

Sa plainte avait été déposée un mardi :dès le mercredi elle en eut des nouvelles par l’excellentM. Ducoudray, qui lui arriva sur les cinq heures du soir, toutde noir habillé, comme pour un enterrement, et la figurebouleversée.

– Voilà les persécutions qui commencent,lui cria-t-il dès le seuil, et avant même de la saluer ; jesors du Palais de Justice…

Mme Delorge rougitlégèrement.

Redoutant les éternelles remontrances de sonvieux voisin, et peut-être quelque discussion pénible, elle nel’avait pas averti de sa démarche.

– C’est hier, poursuivait-il, pendant mondîner, que j’ai reçu une assignation à comparaître par devantM. le juge d’instruction. Dois-je l’avouer ? J’ai étéfort troublé pour le moment. La justice m’a toujours fait peur.Cependant, comme il n’y avait pas à hésiter ni à faire défaut, j’enai pris mon parti. J’étais convoqué pour ce matin, onze heures… Àdix heures précises, je sortais de chez moi… À onze heures moinstrois minutes, j’arrivais à la galerie des juges d’instruction, etje priais un huissier de m’annoncer…

Selon son habitude, le digne bourgeoisrapportait tout à lui, et faisait de sa personne le pivot de tousles événements…

Mais Mme Delorge y était trophabituée pour essayer même de l’interrompre.

– On m’annonça, poursuivit-il, et je metrouvai en présence du juge d’instruction. C’est un homme de mataille, rouge de poil, avec une raie bien tirée au milieu de latête et de grands favoris lui descendant sur la poitrine ; lafigure très longue, pâle, avec un gros nez, des lèvres minces commeune feuille de papier et des yeux d’un bleu terne. Je ne sais pass’il répondit à mon salut. Le sûr, c’est qu’il me toisa pendant unebonne minute, jusqu’à me faire monter le rouge aux joues. Aprèsquoi, il me demanda mon nom, mon âge, ma profession, puis tout àcoup : « Que savez-vous, me dit-il, de la mort du généralDelorge ?… » C’était donc mon tour. Je le toisai, moiaussi, et croisant les bras : « Je sais, répondis-je,qu’il a été lâchement assassiné !… »

Mme Delorge tressauta sur sonfauteuil, et c’est d’un air d’ébahissement immense qu’elleconsidéra son vieux voisin.

Elle doutait presque du témoignage de sessens.

– Vous avez répondu cela !…fit-elle.

– Mon Dieu ! oui, tout net…Ah ! je sais bien ce que vous pensez, chère madame : Vousvous dites : « Ce n’est pas possible, on m’a changé monpère Ducoudray ! » Non ! c’est toujours le même. Jene suis pas un héros, moi, je tiens à mon repos, et même je suis unpeu poltron… mais j’ai le sang vif, je me monte, je me monte… etquand je suis parti, rien ne m’arrête plus… Après, dame !c’est une autre histoire ; j’ai des regrets. Mais on ne serefait pas. J’ai passé la moitié de ma vie à me fourrer bravementdans de mauvaises affaires, et l’autre à trembler de peur de m’yêtre fourré…

M. Ducoudray avait du moins ce rareavantage de ne se point abuser sur son compte.

Satisfait de l’explication qu’il venait dedonner à Mme Delorge :

– Positivement, reprit-il, ma réponse neparut pas enchanter le juge d’instruction. Il me lança un mauvaisregard, et d’un ton à donner la chair de poule : « Vousvous avancez beaucoup, monsieur ! » me dit-il. Moi, pourun boulet de canon, je n’aurais pas reculé : « Si jem’avance, répliquai-je sèchement, c’est que j’ai despreuves. » Il fit seulement : « Ah !… »Puis, ayant consulté quelques paperasses : « Voyons cespreuves, » ajouta-t-il. Ah ! il n’eut pas besoin de lerépéter deux fois, et tout ce que je sais, et tout ce que je nesais pas, je me mis à le lui débiter carrément. J’allais si vitequ’à tout moment il était obligé de m’arrêter, pour laisser à songreffier le temps d’écrire… car tout ce que je disais étaitaussitôt couché sur le papier.

Il semblait au digne bourgeois qu’il étaitencore dans le cabinet du juge…

Il s’animait, il gesticulait, et son chapeaule gênant, il campa son chapeau sur sa tête, de côté, en mauvaisgarçon.

– Quand j’eus achevé, continua-t-il, lejuge parut réfléchir, puis froidement : « – Dans toutceci, monsieur, prononça-t-il, je vois très clairement votreopinion personnelle, mais je n’aperçois aucune preuve de nature àguider l’action de la justice !… » Je bondis à cesmots : « – Comment, vous ne distinguez pas depreuves ? » m’écriai-je. Et je recommençais monénumération, quand il m’arrêta. « – Il suffit, déclara-t-il,je suis éclairé. » C’était trop fort ! Son affectation desang-froid m’exaspérait. C’est pourquoi, perdant la tête :« – Ce qui m’étonne, m’écriai-je, c’est que la veuve dugénéral Delorge ait été obligée de déposer une plainte !… Cequi me dépasse, c’est que la justice n’ait pas ordonné uneinformation, quand elle a reçu le procès-verbal du commissaire depolice de Passy… car, enfin, il a dû faire un rapport, cecommissaire de police !… » Dame ! mon homme fronçaitle sourcil. « – Qui vous dit, interrompit-il, qu’une enquêten’a pas été commencée ?… » Mais ce n’est pas moi qu’onendort avec des sornettes pareilles. Prenant donc mon air le plusironique : « – Commencée, répliquai-je, c’est possible…Il est fâcheux que les événements politiques l’aient arrêtéecourt. » Cristi ! le juge se dressa en pied :« – Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il. – Rien,répondis-je, toujours goguenardant, rien… sinon que, sans le succèsdu coup d’État, le meurtrier de mon ami le général serait sansdoute à l’ombre à l’heure qu’il est… »

Le digne bourgeois, sur ces mots, poussa unsoupir énorme…

Il hocha sinistrement la tête, et laissanttomber ses bras le long de son corps d’un air désolé :

Car j’ai dit cela, poursuivit-il, je l’ai dittextuellement, et même j’ai eu comme un frisson en m’entendantparler ainsi. Par exemple, le coup avait porté. Le masque de glacede mon homme tomba, et d’un ton menaçant : « – Prenezgarde ! monsieur Ducoudray, prononça-t-il, en scandant toutesses syllabes, prenez garde !… il est des peines pour lesimprudents qui manquent au respect dû à la justice… »Hum ! j’aurais bien eu quelques petites choses à répondre…mais ce juge vous avait des yeux… brrr !… Puis j’entendaisdans le corridor sonner les bottes lourdes des gendarmes. Je me tusdonc, baissant la tête, car je craignais l’éloquence de mesregards, et après un moment : « – Monsieur Ducoudray,reprit le juge, sachez qu’il n’est pas de puissance humaine capabled’entraver l’action de la justice… Je décernerais à l’instant unmandat d’amener contre le chef de l’État lui-même, si je le savaiscoupable !… » En moi-même, je pensais : « –Farceur !… ça se dit, ces choses-là, mais ça ne se faitpas !… » Seulement, je jugeai prudent de garder maréflexion pour moi. On me relut ma déposition, dont l’audace me fitfrémir, et quand je l’eus signée : « – Vous pouvez vousretirer, me dit le magistrat, et tâchez de mesurer vos paroles…Rappelez-vous que nous avons l’œil sur vous… » Je saluai… etme voilà.

Mme Delorge s’était levée.

Elle tendit la main à son vieux voisin, etd’une voix émue :

– Vous êtes un honnête homme, monsieurDucoudray, prononça-t-elle, et un bon ami… Pardonnez-moi d’avoirdouté de vous, de vous avoir mal jugé…

Mais c’est à peine s’il effleura du bout desdoigts cette main qui lui était tendue, et secouantmélancoliquement la tête :

– Vous me jugiez bien, murmura-t-il… Vousne me devez, pour ce que j’ai fait, aucune reconnaissance. C’est lesang qui m’a monté au cerveau… Si j’avais eu mon calme, comme en cemoment… Enfin, ce qui est dit est bien dit, et il n’y a pas à lenier, puisque c’est écrit et signé. Me voilà ennemi déclaré dugouvernement, on a l’œil sur moi… Faire de l’opposition, c’étaitcharmant, du temps de Louis-Philippe, on n’en était que mieux vu…Tandis que maintenant…

Il demeura pensif un moment et agité d’unesorte de tremblement nerveux, jusqu’à ce que tout à coup :

– Eh bien ! soit… On veut me pousserà bout… je ne reculerai pas d’une semelle. Et la preuve, c’est quej’irai ce soir même chez Mme Cornevin. Ce sera unsujet de rapport pour les espions dont je vais être entouré. Oui,j’irai, mille diables ! Et je lui porterai des secours. Etpuisque vous, madame Delorge, vous vous chargez de l’aîné des filsde cette pauvre femme, moi, Ducoudray, je prends à mon comptel’éducation du cadet… C’est dit, c’est conclu, ce sera. Et vouspouvez m’en croire, je ne ferai pas de ce garçon un admirateur ducoup d’État du 2 décembre…

Il se faisait tard, cependant…

Mme Delorge voulait retenirl’honnête bourgeois, mais il refusa obstinément.

– On m’attend chez moi, objecta-t-il,puis il faut que j’aille à Montmartre.

S’il fût resté seulement dix minutes de plus,il eût vu arriver à l’adresse de Krauss une citation pour lelendemain…

Une citation !… Ce chiffon timbré devaiteffrayer le digne serviteur plus qu’une douzaine de fusils braquéscontre sa poitrine.

Vite il courut la porter àMme Delorge.

– Que dois-je faire ? demandait-il.Que faudra-t-il répondre ?

Mme Delorge lui eût dit dedéclarer qu’il avait vu de ses yeux M. de Combelaineassassiner le général, qu’il l’eût fait sans hésitation niremords…

– Vous répondrez la vérité, Krauss,ordonna-t-elle, et rien que la vérité, selon que vous inspireravotre conscience…

– Madame peut être tranquille.

– Surtout, ne vous laissez pasintimider.

– Je n’aurai pas peur… Je songerai qu’ilfaut que l’assassin de mon général soit puni.

Cependant il n’était rien moins que rassuré,le lendemain, lorsqu’il partit pour le Palais de Justice.

Et lorsqu’il reparut le soir, il semblait onne peut plus triste et abattu.

– Que vous a-t-on dit, Krauss ?… luidemanda Mme Delorge, qui attendait son retour avecune anxiété fébrile.

– Presque rien…

– Avez-vous parlé de l’épée ?

– Le juge ne m’a parlé que de cela toutle temps… Il avait fait venir des fleurets, et, pour bien se rendrecompte, il a voulu se mettre en garde en face de moi. Il prétendaitqu’un combat peut avoir lieu sans que les épées se touchent, et ilessayait de me le prouver… Moi, naturellement, je lui ai prouvé lecontraire…

Mme Delorge eut untressaillement.

– Et alors, qu’a-t-il dit ?

– Alors, il a sonné, et deux messieurssont entrés, que j’ai reconnus pour deux maîtres d’armes… Il leur aremis à chacun un fleuret et leur a posé les mêmes questions qu’àmoi… Après bien des discussions, ils ont déclaré que, dans un duelrégulier, il est impossible que les fers ne se touchent pas, maisque cela peut arriver dans un combat imprévu où deux adversairesfurieux mettent en même temps l’épée à la main…

– Soit… Mais que pense le juge del’impossibilité où était mon mari de se servir du brasdroit ?

– Il m’a dit que c’était une questionréservée…

Mme Delorge ne savait plus quepenser… Ces investigations éloignaient toute idée d’un parti pris,et cependant, d’après ce que M. Ducoudray lui avait dit de cejuge :

– Mon Dieu ! se disait-elle, nem’interrogera-t-il donc pas, moi ?…

C’est que sa conviction était absolue,inébranlable.

– Que ce juge d’instruction m’entendeseulement dix minutes, répétait-elle, et il ne restera pas dans sonesprit l’ombre d’un doute.

– Mais il ne vous entendra pas, soutenaitM. Ducoudray. À quoi bon ! C’est une affaire toutepolitique. Nous sommes parmi les vaincus, tant pis pour nous…

En quoi il s’abusait.

Le vendredi suivant,Mme Delorge à son tour recevait une assignation quila citait à comparaître le lendemain à une heure très précise… Mêmeun paragraphe spécial lui recommandait d’amener son fils.

Pourquoi ?… Quel renseignementespérait-on obtenir d’un enfant de onze ans ? Se flattait-ond’arracher à sa simplicité quelque déposition contre sonpère ?

Cette préoccupation empêcha la malheureuseveuve de s’endormir, et sa nuit se passa à récapituler toutes lescirconstances de la mort de son mari, à les coordonner et à enformer comme un faisceau de preuves, démontrant jusqu’à l’évidence,estimait-elle, qu’un crime avait été commis.

Mais les circonstances étaient trop gravespour qu’elle ne souhaitât pas un conseil.

Le samedi matin donc, elle se mit en routebien avant l’heure, avec son fils, et avant de se rendre au palaisde justice, elle fit arrêter sa voiture rue Jacob, à la porte deMe Sosthènes Roberjot.

Le valet de chambre qui vint lui ouvrir luirépondit que Me Roberjot était bien chez lui, maisqu’il était en grande conférence avec des messieurs, desjournalistes et d’anciens représentants.

– N’importe ! dit-elle, prévenez-le…j’attendrai.

Le domestique, n’y voyant pas d’inconvénient,la fit entrer et la laissa seule avec Raymond, dans une petitepièce qui servait de salle d’attente.

Une mince cloison séparait cette pièce ducabinet de l’avocat, et la porte étant entrebâillée,Mme Delorge ne pouvait pas ne pas entendre ce quise passait de l’autre côté.

On y discutait fort chaudement.

Et à tout moment revenaient, dans ladiscussion, ces grands mots de « résistance, d’oppositionconstitutionnelle, de revendication de la liberté, des droitsimprescriptibles du peuple… »

Il était évident queMe Roberjot s’occupait des élections prochaines etposait les bases de sa candidature…

Au milieu de tels soucis, daignerait-il sesouvenir d’un client ? C’était douteux. Non, pourtant. Il netarda pas à congédier ses amis politiques, et l’instant d’après ilparut, s’excusant près de Mme Delorge de l’avoirfait attendre…

À peine sut-elle lui répondre, tant sautaitaux yeux la métamorphose qui en huit jours s’était opérée enlui.

À l’avocat qu’elle avait vu la première fois,heureux de la vie, satisfait du présent et sans souci d’avenir,l’homme politique succédait.

Il avait dû s’exercer à prendre la physionomiede son rôle, et il n’avait pas trop mal réussi.

Il semblait vieilli de dix ans. Son fronts’était plissé, le sourire s’était envolé de sa lèvre charnue.Quelques coups de ciseaux donnés à sa barbe et à ses cheveux par unperruquier habile avaient mis son visage d’accord avec sesopinions.

Lui, si soigné jadis, il avait dû rechercherdans sa garde-robe des vêtements usés et hors de mode, desvêtements de déshérité…

De toute sa personne se dégageait cemot : ambition !

Il n’y avait que son œil dont il n’avait pucorriger l’expression, qui riait toujours et qui semblait se moquerdes longues et creuses phrases qui sortaient de la bouche…

Cependant, il se hâta de faire passerMme Delorge dans son cabinet, et ayant pris lacitation qu’elle lui présentait, il se mit à la parcourir…

Presque aussitôt ses sourcils sefroncèrent.

– Hum ! grommelait-il, comme s’ileût répondu à certaines objections de son esprit, c’est à Barband’Avranchel que nous avons affaire…

Ce nom, que Mme Delorge avaitlu au bas de la citation, était celui du juge d’instruction devantqui elle allait comparaître.

– Est-ce donc une chance malheureuse pourmoi, monsieur ? demanda-t-elle avec inquiétude.

– Je ne sais, réponditMe Roberjot…

Et après un moment de réflexion :

– M. Barban d’Avranchel,continua-t-il, est certainement un orléaniste. Il doit être furieuxdu coup d’État.

– En ce cas, monsieur, il me semble…

– Oh ! attendez, madame, avant devous réjouir… L’ambition peut amener une conscience à d’étrangescompromis… Cependant M. d’Avranchel passe pour un homme d’uneprobité antique…

– Que puis-je souhaiter demieux ?…

L’avocat branlait la tête.

– Le danger est ailleurs, prononça-t-il.Comme magistrat, M. Barban d’Avranchel est peu et mal connu.Étant froid et raide comme un verrou de prison, il a joui jusqu’icide la respectueuse estime que nous autres, Français, nous accordonssans examen à tous les hommes graves et taciturnes. Mais est-ce unjuge d’instruction habile ?… D’aucuns le prétendent. Moi jejurerais que ce n’est qu’un solennel imbécile à qui on ferait voirdes étoiles en plein midi… Nous en avons quelques-uns comme celadans la magistrature…

Mme Delorge sentait son cœurse serrer.

De tous les malheurs, il n’est est pas de pireque de dépendre d’un homme inintelligent, entêté d’opinionspréconçues…

– Une autre chose encore me tourmente,monsieur, reprit-elle ; cet ordre d’amener mon fils. Il est siaisé de tirer parti du propos inconsidéré d’un enfant…

– Oh ! ceci n’est rien, fitl’avocat.

Et examinant le jeune homme, dont l’œilbrillait d’intelligence :

– Monsieur Raymond, ajouta-t-il, est déjàtrop fin pour M. d’Avranchel… Je vais d’ailleurs lui faire laleçon…

Il lui prit les mains en lui disant cela, etl’attirant près de son fauteuil :

– Êtes-vous brave, mon petit ami ?demanda-t-il.

– Je ne suis pas peureux, monsieur.

– Alors, tout ira bien. Uninterrogatoire, voyez-vous, ne doit effrayer que les gens qui ontquelque chose à cacher.

Me Roberjot était redevenului-même et, son regard allant de Mme Delorge àRaymond, il était aisé de comprendre que c’était pour la mère,encore plus que pour le fils, qu’il parlait.

– Donc, poursuivit-il, ne vous troublezpas quand vous serez en présence du juge, et, au lieu de baisserles yeux, regardez-le bien en face. Écoutez attentivement sesquestions et, avant d’y répondre, prenez le temps de réfléchir… Sivous ne les comprenez pas parfaitement, faites-les répéter… N’allezjamais au devant, attendez… Et que vos réponses soient aussiconcises que possible. Quand on vous demandera une chose dont vousêtes sûr, dites oui ou non, sans phrases, sans détails oiseux. Sivous doutez, dites simplement : « Je ne sais pas. »Point de si, ni de mais, ni de suppositions. Des affirmations,toujours. Et surtout, évitez les controverses et lesdiscussions…

C’est munis de ces renseignements d’un maîtreque Mme Delorge et son fils arrivèrent au Palais deJustice.

Dès qu’elle eut montré sa citation àl’huissier de service à l’entrée :

– Veuillez me suivre, madame, lui ditpoliment cet homme, M. Barban d’Avranchel vous attend.

Ainsi elle était l’objet d’attentionsspéciales, d’une faveur… Était-ce d’un heureux ou d’un sinistreaugure ?… Pour les condamnés aussi, on a des ménagementsparticuliers…

Telles étaient ses pensées, lorsqu’elle entradans le cabinet du juge d’instruction.

La pièce était petite et triste. Un méchanttapis recouvrait le carreau. En face de la porte était un bureaud’acajou, et à droite une étroite table où écrivait legreffier.

Près de la cheminée, un homme se tenaitdebout, le juge, M. Barban d’Avranchel…

Comment Mme Delorge nel’eût-elle pas reconnu, après le portrait qui lui en avait ététracé par M. Ducoudray et parMe Roberjot ?

Il s’inclina tout d’une pièce, et montrant unfauteuil à Mme Delorge et une chaise à Raymond, iltint rivés sur eux, pendant plus d’une minute, ses yeux mornes etsans expression.

Enfin :

– Vous êtes Mme veuveDelorge, née de Lespéran ? demanda-t-il à la pauvre femme.

– Oui, monsieur.

– Veuillez me dire vos noms de fille etde femme, vos prénoms, votre âge, la date et le lieu de votremariage, combien vous avez d’enfants, et la date de leurnaissance.

Puis se tournant vers son greffier :

– Écrivez, Urbain, lui dit-il.

M. d’Avranchel avait regagné sonfauteuil ; tant que durèrent ces préliminaires obligés de toutinterrogatoire, il ne prononça pas une syllabe.

Mais dès que Mme Delorge eutdonné les dernières indications :

– Approchez-vous, mon petit ami, dit-il àRaymond… là, devant moi.

Et le jeune garçon ayant obéi :

– Votre papa, commença-t-il, souffraitdonc beaucoup d’un bras ?

Placé de façon à ne pas voir sa mère, Raymond,instinctivement, se retourna vers elle… mais le juge lerappela :

– Ce n’est pas dans les yeux de votremaman, prononça-t-il, que vous devez chercher vos réponses, maisbien dans votre mémoire… Vous m’avez entendu : parlez.

– Eh bien ! monsieur, papa souffraitbeaucoup du bras droit.

– Comment le savez-vous ?

Il lui était impossible de s’en servir… Quandil me donnait des leçons d’armes, c’était toujours du brasgauche.

– N’était-ce pas pour vous apprendre àvous défendre, au besoin, contre un gaucher ?… C’estdifficile, dit-on. Peut-être était-il gaucher lui-même ?…

– Non, monsieur, j’en suis sûr.

– Et pourquoi ?…

Le jeune garçon réfléchit un moment. Iln’oubliait pas les conseils de Me Roberjot.

– J’en suis sûr répondit-il lentement,parce que cinq ou six fois papa a voulu se forcer et tenir lefleuret de la main droite, mais toujours il a été forcé de lereprendre de l’autre, en disant : « Je ne peux pas, ça mefait trop de mal ! »

– Très bien !… Se mettre en garde etmanœuvrer le fleuret du bras droit lui était une cruellesouffrance.

– C’est cela.

Où tendait le juge,Mme Delorge ne le comprit que trop, etvivement :

– Permettez-moi, monsieur,commença-t-elle, de vous expliquer…

Mais, non moins vivement, le jugel’interrompit.

– Je vous prie, madame, de garder lesilence, c’est votre fils que j’interroge et non vous.

Et revenant à Raymond :

– Donc, reprit-il, voici le fait :votre papa ne se servait pas habituellement du bras droit, parcequ’il en souffrait. Mais rigoureusement et en surmontant unecertaine douleur, il eût pu s’en servir…

La conclusion, le jeune garçon la devinait… Illui parut que le juge tirait de ses réponses un sens qui ne s’ytrouvait pas. Aussi, se révoltant :

– Je n’ai pas dit cela, monsieur,fit-il.

– Ah !…

– Je n’ai pas dit que papa s’était servide son bras droit devant moi, j’ai dit qu’il avait essayé de s’enservir et qu’il ne l’avait pas pu, ce qui n’est pas la mêmechose.

M. Barban d’Avranchel gardait le silence.Il feuilletait des papiers placés sur son bureau.

Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il fitsigne à Raymond de regagner sa place, et s’adressant àMme Delorge :

– Votre domestique, madame, reprit-il, lesieur Krauss, m’a dit que les douleurs que ressentait au bras legénéral étaient plus ou moins vives, selon les saisons.

– Cela est vrai, monsieur, et aussi selonla température. Ainsi, le jour où mon mari a été… tué, il souffraitplus que d’ordinaire.

– Et la preuve, ajouta Raymond, c’est quele matin même nous avons tiré le pistolet, et qu’il ne pouvait mêmepas soulever son arme de la main droite.

Si peu expérimentée que fûtMme Delorge, elle voyait bien que cette questionétait, comme on dit au palais, le nœud de l’affaire, et que de sasolution, en un sens ou en l’autre, dépendait la décision dumagistrat.

Se hâtant donc d’intervenir :

– Lorsque sur ma demande, dit-elle, lecommissaire de police est venu chez moi, il était accompagné d’unmédecin qui a examiné le corps de mon mari… Ce médecin a dû voirles blessures que le général Delorge avait reçues au bras, à cettebataille d’Isly, où il fut, pour son courage, porté à l’ordre dujour de l’armée.

– Il les a vues, madame, répondit lejuge, il les a même décrites, et je vais vous donner lecture de cepassage de son rapport… Il tira, en effet, un papier d’un dossiervolumineux et lut :

« … Au bras droit, trois cicatrices déjàanciennes, provenant de blessures d’armes blanches, et qui doiventgêner les mouvements, sans qu’il soit possible de déterminerjusqu’à quel point. »

Mme Delorge eut un gesteindigné.

– Et c’est là tout !…s’écria-t-elle. Mais, monsieur, ces cicatrices étaient effroyables…Il y en avait une qui, partant de l’épaule, descendait jusqu’à lasaignée… Ah ! que ne les avez-vous vues !… Je demanderai,s’il le faut, l’exhumation du corps de mon mari…

Mais le juge lui imposa le silence.

– Il suffit ! prononça-t-il, laquestion est maintenant élucidée… Le général, comme tous lessoldats, portait son épée du côté gauche… De quelle maindégainait-il ?… De la droite. Donc il pouvait se servir dubras droit. J’ai là les dépositions de trois officiers de sonancien régiment qui l’ont vu maintes fois, depuis sa blessure,accomplir ce mouvement, et l’accomplir à cheval, ce qui en doublaitla difficulté… Son bras droit était raide, c’est évident, et dansun duel ordinaire, il se fût servi du bras gauche… Mais dans unmoment où la colère l’avait jeté hors de lui, ayant tiré son épéede la main droite, c’est de cette main qu’il a dû tomber en gardeet attaquer son adversaire. Et si je dis attaquer, c’est qu’ilm’est démontré qu’il a été l’agresseur.

À cette accusation inouïe, un flot de pourpreinonda le visage de Mme Delorge.

– Mon mari a été assassiné, monsieur,s’écria-t-elle, assassiné, entendez-vous, et je connaisl’assassin.

M. Barban d’Avranchel avait froncé lessourcils :

– Plus un mot, madame, interrompit-il,plus un mot… Vous oubliez qu’il est un malheur plus grand que delaisser un crime impuni… c’est d’accuser un innocent. La justicen’a rien négligé pour arriver à la vérité, elle la sait, et je puisvous la dire…

S’étant levé sur ces mots, il alla s’adosser àla cheminée, et de sa voix monotone :

– Votre plainte, madame, était superflue,il est bon que vous le sachiez. C’est le 1er décembreque le commissaire de police de Passy s’est présenté chez vous…

Mandé par moi, monsieur…

Ceci importe peu… Ce commissaire et le médecinqui l’accompagnait ont dressé un procès-verbal, et, dès le 3, lajustice était saisie et ordonnait une enquête. Cela paraît voussurprendre. C’est que la justice ne s’endort jamais. C’est qu’auxjours les plus troublés, et tandis que les passions humaines sedéchaînent autour d’elle, la justice veille, la main sur songlaive, impassible autant que le rocher battu par la tempête…

M. Barban d’Avranchel était tout entierdans cette période prétentieuse.

En conséquence, madame, dès le 5 je commençaisl’instruction de cette mystérieuse affaire, et aujourd’hui, aprèssix semaines d’investigations laborieuses, j’ai soulevé le voilequi la recouvrait.

Il dit, et se retournant vers songreffier :

Urbain, commanda-t-il, passez-moi mon rapport,celui que j’ai rédigé pour moi, et que je vous ai donné à recopieravant-hier.

Le greffier lui remit un cahier assezvolumineux. Il l’ouvrit, et après avoir recommandé sévèrement àMme Delorge de ne le point interrompre, illut :

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