La Dégringolade, Tome 1

III

C’est sur une circonstance bien futile enapparence, et qui avait totalement échappé à Raymond, quereposaient toutes les espérances du docteur Legris.

Pressé de questions, leur guide leur avaitrépondu avec un accent de regret dont il n’y avait pas à suspecterla sincérité :

« Ah çà ! croyez-vous donc que c’estpour mon plaisir que j’ai quitté le bal au plus beau moment, etjuste comme je venais de faire une connaissancecharmante ?… »

– Donc, concluait le docteur, il y a dixà parier contre un que cet ami de la gaîté est allé reprendre sonquadrille interrompu.

– À moins qu’il ne se défie, objectaRaymond.

– Et de qui, s’il vous plaît ? Denous ? Impossible ! Ne nous croit-il pas pris dans lecimetière comme dans un piège pour le reste de la nuit ? Moi,je ne crains qu’une chose : c’est que le bal ne soit fini.

Il ne l’était pas. En arrivant à l’alléeboueuse de la Reine-Blanche, les jeunes gens aperçurent aufond les reflets de l’illumination de la salle.

– Entrons ! fit Raymond.

Mais le docteur l’arrêtant :

– Plaisantez-vous ? dit-il.Oubliez-vous que si nous avons intérêt à rejoindre cet homme, il aun intérêt non moindre à nous éviter ?

– Ah ! si je le tenais,docteur !…

– Vous l’avez tenu, mon cher ami, et iln’a pas parlé. Croyez-moi, pas de violence. Laissez-moi agir, moiqui suis de sang-froid. Attendez ici, pendant que j’entrerai seulen prenant mes précautions pour n’être pas reconnu.

Ces précautions étaient indiquées par lescirconstances mêmes.

À la Reine-Blanche, comme à tous lesbals publics, est établi pendant le carnaval un magasin où on louedes costumes.

C’est là que se rendit tout droit le docteur.En moyennant trois francs dix sous, une vieille femme, qui avait unfaux air de sorcière, mit à sa disposition une longue souquenillede lustrine noire, qu’elle décorait du nom de domino.

C’était puant, malpropre, répugnant, et à toutautre moment le docteur eût reculé devant cette loque. Mais letemps pressait. Il l’endossa, rabattit, non sans dégoût, lecapuchon sur son visage, et se glissa dans la salle de bal.

Elle était vide, ou autant dire. De la cohuede la soirée, c’est à peine si soixante ou quatre-vingt enragésrestaient, les uns achevant de se griser autour des tablespoisseuses, les autres se ruant avec des gestes épileptiques en unesorte de galop échevelé.

Mais qu’importait au docteur Legris !

Il venait de reconnaître, assis à une destables de l’estrade, devant un bol immense de vin à la française,l’homme au mac-farlane. Près de lui, vêtue d’un costume debayadère, bien trop large et beaucoup trop court, buvait unesurprenante créature, d’une laideur et d’une maigreurinvraisemblables.

– Allons, la chance est pour nous !pensa le docteur.

En jugeant inutile un plus long séjour dans cebal, il courut se débarrasser de son domino, et rejoignantRaymond :

– Il ne s’agit plus, lui dit-il, que desavoir où demeure ce gaillard, ce qu’il fait et comment ils’appelle. Et pour y arriver, voici le programme : nous allonsmonter dans une voiture, d’où nous guetterons la sortie de notreinconnu. Dès qu’il paraîtra, nous commanderons à notre cocher de lesuivre, où qu’il aille, à pied ou en fiacre. Dame ! c’est unsingulier métier que nous ferons là, mais nous n’avons pas le choixdes moyens…

La décision prise, ils se hâtèrent del’exécuter, et bien ils firent, car ils étaient à peine blottisdans un fiacre, que l’homme sortit de la Reine-Blanche,traînant à son bras la bayadère maigre.

Il avait repris son mac-farlane, et sacompagne avait jeté sur ses épaules osseuses un flamboyant châle àcarreaux rouges et noirs.

Aussitôt le docteur baissa la glace de devantde sa voiture, et les montrant au cocher :

– Voilà, lui dit-il, les gens qu’ils’agit de suivre sans qu’ils s’en doutent. Si vous réussissez, il yaura vingt francs de pourboire.

– Connu ! répondit le cocher enclignant de l’œil.

Et d’un vigoureux coup de fouet, il réveillason pauvre cheval, qui partit en traînant la jambe…

Le jour se levait… Comme toujours au matin,après une tempête, le ciel était clair. Le vent avait déjà séché lebitume des trottoirs.

Les boulevards extérieurs s’éveillaient. Lesbalayeurs s’emparaient de la chaussée, les lourdes charretteschargées de pierres commençaient à circuler. Et par toutes les ruesdescendaient, des hauteurs de Montmartre, des groupesd’ouvriers…

Mais ni l’homme au mac-farlane, ni la bayadèrene craignaient les regards, et c’est le plus fièrement du mondequ’ils longeaient le boulevard Rochechouart.

Parfois, des ouvriers les interpellaient deloin, et les poursuivaient de quolibets assez peu flatteurs. Ils yrépondaient de la belle façon. D’autres fois, c’étaient eux quicommençaient à apostropher les balayeurs.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent chausséeClignancourt. Ils la remontèrent un moment, tournèrent à gauche,rue Saint-André, puis à droite, rue Feutrier…

Puis le fiacre où se cachaient le docteur etRaymond s’arrêta, et le cocher se penchant vers eux, leurdit :

– Le pourboire est gagné ! Vosmasques viennent de rentrer dans une maison à vingt pas d’ici.

C’était une maison garnie, de misérableapparence, et qui semblait presque inhabitée malgré ses nombreuxécriteaux annonçant des chambres et des cabinets meublésbourgeoisement.

Sur la porte, un gros homme, le ventre ceintd’un tablier bleu, à pièce, fumait sa pipe.

– Vous êtes le maître de la maison,monsieur ? lui demanda le docteur.

– Bien à votre service, répondit-il enretirant sa casquette de l’air le plus gracieux.

– Nous aurions besoin d’un renseignement…Il vient d’entrer chez vous un homme vêtu d’un mac-farlane…

– Et donnant le bras à une dame, n’est-cepas ?

– Précisément… Nous aurions, mon ami etmoi, à les entretenir d’une affaire excessivement importante, d’uneaffaire où il y aurait beaucoup d’argent à gagner…

Le maître du garni avait levé les bras auciel.

– Pas de chance !… s’écria-t-il.

– Pourquoi ?

– M. Potencier – c’est le nom de cemonsieur – n’est plus mon locataire depuis le quinze du moisdernier…

– Qu’importe, puisqu’il vient d’entrerchez vous…

L’hôtelier souriait.

– Il n’y est déjà plus, répondit-il…M. Potencier et sa dame n’ont fait que traverser la maison,qui a deux issues, comme vous pouvez le voir…

Et se dérangeant un peu, il montrait uncouloir interminable, au fond duquel on apercevait une autrerue.

Ce fut comme un seau d’eau froide tombant dehaut sur la tête de Raymond et du docteur Legris. Avoir pris tantde peine pour aboutir à un tel échec, c’était humiliant etirritant. Mais le docteur savait se contraindre :

– Si M. Potencier n’est plus votrelocataire, dit-il au maître du garni, il a dû vous laisser sanouvelle adresse…

– Lui !… jamais de la vie. C’est unhomme très caché, voyez-vous, qui n’aime pas qu’on se mêle de sesaffaires…

– De sorte qu’il vous est impossible denous dire où le trouver…

– Oh ! tout à fait impossible.

Le docteur avait tiré son portefeuille, ettout en semblant y chercher quelque chose, il remuait trois ouquatre billets de banque de cent francs qui s’y trouvaient, et illes maniait si habilement qu’ils paraissaient se multiplier etfoisonner sous ses doigts.

– C’est une belle occasion, fit-il, queM. Potencier perd de gagner une grosse somme… Mais tenez,voici enfin ce que je cherchais… faites-le tenir, s’il se peut, àvotre ex-locataire, en le prévenant que je désire lui parler…

Et ce disant, il tendait à l’hôtelier une deses cartes de visite :

LE DOCTEUR VALENTIN LEGRIS

Place du Théâtre, à Montmartre.

CONSULTATIONS TOUS LES JOURS, DE UNE HEURE À TROIS

(gratuites le lundi et le jeudi)

La vue de la quantité de billets de banque quelui avait paru remuer le docteur avait rendu fort sérieux le patrondu garni.

– Je ne pense pas, dit-il, que je puissejamais faire cette commission. Je garde pourtant cette carte, et sije venais à savoir où demeure M. Potencier…

– Vous la lui remettriez, c’est entendu.Et sur ce, au plaisir ! cher monsieur…

Assurément, le docteur n’espérait pas que sacarte lui attirât jamais la visite de M. Potencier. Mais ilétait de ceux dont l’avis est qu’il faut toujours aider le hasardet lui laisser ouvertes le plus de portes possible.

– Cet homme nous échappe, dit-il àRaymond, tandis qu’ils regagnaient leur voiture ; nous ne lereverrons plus désormais, que s’il le veut bien.

– Qui sait ? prononça Raymond.

Et s’arrêtant court au milieu de larue :

– Il m’est venue une idée, docteur.Pendant que vous parliez à cet hôtelier, moi je songeais. Comment,me disais-je, cet homme s’y est-il pris pour nous introduire dansle cimetière ? Il a présenté un papier que le gardien a lu etserré ensuite dans sa poche. Donc, ce papier devait être un permisdonné par l’administration supérieure, sous un prétexte quej’ignore, mais qu’il m’est aisé d’imaginer…

– Jusqu’ici très bien, approuva ledocteur. Cette opinion est si bien la mienne que j’en ai déduitl’expédient qui nous a rendu la liberté…

– Eh bien ! ce permis portenécessairement le nom de la personne à qui il a été délivré, desorte que si le gardien l’avait encore en sa possession, et qu’ilconsentît à nous en laisser prendre connaissance…

Le docteur se frappa le front.

– Comment, diable ! n’avais-je passongé à cela ! interrompit-il. Venez vite !

Mais le cocher qui les avait amenés n’étaitguère disposé à les reconduire.

Sa remise était à deux pas, disait-il, et sonpauvre cheval, qui avait passé la nuit, ne tenait plus debout.

Ils perdirent donc une heure à chercher unautre fiacre qu’ils ne trouvèrent pas. Ils mirent un bon quartd’heure à découvrir un commissionnaire qu’ils envoyèrent, rueBlanche, porter à Mme Delorge une lettre qui luiexpliquait l’absence de son fils.

Enfin, comme ils étaient exténués de fatigueet de besoin, ils entrèrent au café Périclès, où Justusleur servit une tasse de chocolat. Et ils y furent retenus un bonmoment par le journaliste Peyrolas, lequel était aux anges, ayant,l’avant-veille, publié un article qui allait, espérait-il, luivaloir un mois de prison, c’est-à-dire le poser dans le monde et leclasser parmi les homme d’État de l’avenir.

Si bien qu’il était plus de dix heures quandRaymond et le docteur tournèrent le coin de l’avenue du cimetièredu Nord.

– Avançons avec précaution, avait dit ledocteur, et avant de nous adresser au gardien, sondons un peu leterrain aux environs.

Jamais circonspection ne reçut plus vite sarécompense.

Ils avaient à peine dépassé la grande porte,qu’ils aperçurent, au milieu du rond-point, un groupe de gardienset de sergents de ville, causant et gesticulant avec une animationextraordinaire.

– Oh ! fit M. Legris en serrantle bras de Raymond, il y a quelque chose… Tâchons de savoir ce dontse préoccupent tous ces gens. Mais prenons garde…

C’est avec la plus sage lenteur, en effet, etpar une manœuvre tournante des plus habiles, qu’ils s’approchèrentdu groupe.

Un vieux gardien à barbe blanche avait laparole.

– Ma foi ! disait-il, j’y aurais étépris tout comme mon camarade. Comment soupçonner une scélératessepareille ? Trois hommes se présentent en pleine nuit à laporte du cimetière, ils montrent un papier de la Préfecture, où ilest expliqué qu’ils sont inspecteurs de la police de sûreté, et oùil est dit qu’il faut les laisser entrer, leur prêter main-forte aubesoin, et même leur obéir… Dame ! on leur dit :Donnez-vous donc la peine de passer !…

– Pas quand le permis est faux !objecta un brigadier.

– Comment le deviner ? Il y avait unen-tête de la Préfecture de police.

– C’est vrai, cet imprimé a dû être volédans les bureaux. Mais les signatures, les cachets, tout estcontrefait, et si grossièrement que la contrefaçon saute auxyeux…

– Aux vôtres, peut-être, qui êtes de lapartie… Mais non pas à ceux d’un pauvre diable qu’on éveille ensursaut…

Pour justifier leur présence et leurimmobilité près du groupe, au cas où on viendrait à les remarquer,Raymond et le docteur avaient pris chacun un cigare, qu’ilsfeignaient de ne pouvoir allumer, tout en brûlant forceallumettes.

Cependant, un sergent de villepoursuivait :

– Sait-on du moins ce qu’ils voulaient,ces brigands-là ?

– Voler, parbleu ! interrompit unautre.

– Qui sait ! fit un vieux gardien.Il y a des fous qui ont des folies si bizarres… Enfin, n’importe,nous allons passer une inspection soignée, pour voir si tout estbien en ordre et à sa place…

– Et que les gredins aient volé ou non,déclara le brigadier, ils peuvent être sûrs de leur affaire. Lapolice leur aura bientôt mis le grappin dessus…

– Oh ! quant à ça…

– C’est sûr et certain, je vous legarantis. Le gardien qu’ils ont trompé se souvient de leursignalement. Il y en a un surtout qu’il reconnaîtrait, m’a-t-ildit, s’il le rencontrait dans la rue. C’est un homme jeune, trèscomme il faut, de taille moyenne, portant toute sa barbe, légère etmolle, séparée en éventail au menton. Il était vêtu d’un grandpardessus à longs poils, et portait un chapeau large et une cravateblanche.

D’un brusque mouvement, le docteur entraînaitRaymond vers l’intérieur du cimetière…

Le signalement donné, c’était le sien propre,trait pour trait. Rien n’y manquait. Que le brigadier se retournât,ou un de ses auditeurs, et le docteur Legris se trouvait dans unesituation difficile.

– Me voici dans de beaux draps !fit-il, quand il se crut à l’abri.

Raymond était désespéré. Il avait pris la maindu docteur en la serrant :

Comment reconnaître jamais, lui disait-il,tout ce que vous avez fait pour moi, qui vous suis presqueinconnu ?… Jamais je ne me pardonnerai l’embarras où je vousjette. Eh ! je devais bien savoir qu’il y a sur moi comme unefatalité, et que je porte malheur ! Quand on se sait ainsi, onvit seul…

Mais déjà le sourire était revenu sur leslèvres du docteur.

– Quand on est ainsi, dit-il de sa bonnevoix sympathique, on accepte le dévouement d’un ami, et on est deuxà lutter contre la mauvaise fortune !

Dans la bouche du docteur Legris, ces grandsmots : amitié et dévouement, gardaient entière et intacte leuradmirable signification.

Il suffisait qu’il les eût prononcés pourqu’il s’estimât engagé d’honneur.

Mais, pour cela même, il détestait les phraseset l’emphase, fuyait les explications et les effusions.

Voyant donc Raymond sincèrement ému :

– Nous recauserons de tout cela plustard, reprit-il vivement. L’important, pour l’heure, est de nousremettre à notre besogne, laquelle, il faut bien l’avouer, secomplique terriblement. Encore un moyen d’arriver à la vérité quinous échappe, car il serait insensé d’aller demander communicationdu permis…

Puis, après quelques minutes de réflexion.

– N’importe, reprit-il, tout espoir n’estpas encore perdu d’avoir le mot de l’énigme. Ah ! je ne jettepas ainsi ma langue aux chiens, moi ! Marchons, tâchons deretrouver l’endroit où notre guide nous avait conduits.

Le cimetière, à cette heure, n’avait plus riendes mystérieuses terreurs de la nuit. Le mouvement et la viel’emplissaient. À tout instant des groupes passaient, les braschargés de fleurs ou de couronnes d’immortelles. Ça et là, dans desmassifs, on entendait le chant monotone d’un jardinier ou legrincement de la scie d’un tailleur de pierre.

À la tempête de la nuit, une journéeprintanière succédait. Une brise molle berçait les arbres gonflésde sève. Et tout le long des allées, aux tièdes rayons du soleil,les premières primevères ouvraient leurs feuilles d’un verttendre.

Et tandis que les jeunes gens erraient àl’aventure, à travers le labyrinthe des tombes, cherchant leurchemin qu’ils ne reconnaissaient pas :

– Voici, disait le docteur à Raymond,voici l’idée bien simple qui m’est venue. Les deux prénoms gravéssur la pierre : Marie-Sidonie, ne vous rappellent, m’avez-vousdit, personne que vous ayez connu ?

– Personne, docteur.

– Bien. Mais rien ne nous dit que le nomde famille, omis peut-être à dessein, ne réveillerait pas vossouvenirs !…

Il faudrait le savoir…

– Sachons-le. Il est inscrit au greffe ducimetière, évidemment.

Raymond tressaillit.

– Oubliez-vous donc, docteur,s’écria-t-il, la situation que nous fait ce faux permis ?Pouvons-nous raisonnablement nous présenter au greffe ?

– Non. Mais nous pouvons y envoyerquelqu’un, le premier venu, le commissionnaire du coin, si vousvoulez…

Mais il s’interrompit, et d’un autreton :

– Ah ! nous y voici ! dit-il.Cette fois, je ne me trompe pas.

Ils arrivaient, en effet, à l’endroit où lesavait postés l’homme de la Reine-Blanche. Ilsreconnaissaient le banc vermoulu où ils s’étaient assis, et lerideau de cyprès qui les avait cachés.

Devant eux, jusqu’au mur de clôture,s’étendait la clairière inculte et nue.

Ils revoyaient la tombe, si audacieusementprofanée, telle qu’elle leur était apparue à la pâle clarté de lalune.

Elle était toujours dans le même état,c’est-à-dire en pleine réparation, tout entourée de plâtras etd’éclats de moellons. La pierre tombale était toujours retirée, lesoutils des ouvriers étaient encore à terre.

À ce spectacle, le front du docteur seplissa.

– Oh ! murmura-t-il, qu’est-ce quecela signifie ?

C’est qu’il s’était attendu à trouver la tombeentièrement réparée.

C’était l’unique moyen de faire disparaîtretoute trace de l’odieuse profanation, et il pensait que ceux quiavaient tant osé ne l’auraient pas négligé, et que dès le matin ilsauraient envoyé des ouvriers, leurs complices de la nuit…

Mais non, rien.

Et les pierres du caveau, descelléesviolemment et replacées à la hâte, trahissaient le sacrilège.

Voilà ce que le docteur avait vu d’un coupd’œil.

Voilà ce que Raymond vit aussi, car répondantà l’exclamation de son compagnon :

– Et vous avez entendu les gardiens,docteur, dit-il d’une voix altérée : ils ont annoncé qu’ilsallaient visiter attentivement le cimetière.

– Oui, j’ai entendu. S’ils viennent ici,et ils y viendront, ces pierres, jetées là pêle-mêle attirerontleur attention… Ils les dérangeront et verront que la bière a étéforcée… Ils soulèveront les planches mal reclouées, etreconnaîtront que cette bière est vide…

Positivement, Raymond sentait sa raison setroubler.

– De sorte que, balbutia-t-il.

– De sorte que, si nous venions à êtrereconnus, nous serions arrêtés, emprisonnés, accusés d’un crimeincompréhensible, tant il est odieux, et en danger, qui sait !d’être condamnés…

– Ah ! vous m’épouvantez,docteur…

– Dame ! prouvez donc votreinnocence, s’il vous plaît ! Allez donc raconter la vérité àun juge d’instruction ! Allez donc lui dire que sur la foid’une lettre anonyme, nous sommes allés au bal de laReine-Blanche, attendre, sans savoir dans quel but, unhomme inconnu… que cet homme s’est présenté à nous vêtu d’uncostume de carnaval, et que nous avons consenti à le suivre ici,sans explications ; qu’il nous a fait cacher, et que nousavons vu quatre personnes dont une femme, que les autres appelaient« madame la duchesse », franchir le mur du cimetière etvioler cette tombe… Oui ! allez un peu raconter cela à votrejuge !… « À d’autres ! vous répondra-t-il, àd’autres ! Est-ce que de telles choses sont admissibles, enpleine civilisation, en plein Paris, une nuit decarnaval !… »

Et sans laisser le temps à Raymond de placerune syllabe :

– C’est que ce n’est pas tout, reprit-il.On nous demandera pourquoi cette bière est vide. On n’élève pas,que diable ! des tombeaux sur une bière vide. Nous redirons ceque nous avons vu, on haussera les épaules. On nous montrera sur lapierre tombale ce nom gravé : Marie-Sidonie ; on nousdemandera compte du cadavre…

Il se sentait pâlir en parlant ainsi, ilregardait de tous côtés s’il n’apercevait pas quelque gardien. Lapeur, cette peur qui ne discute ni ne raisonne, troublait sonjugement si net d’ordinaire, et il entrevoyait de si terriblescomplications, que saisissant le bras de Raymond :

– Partons, dit-il avec une violenceextraordinaire, sortons d’ici, fuyons !…

Par bonheur, ainsi qu’il arrive toujours, àmesure que se troublait le docteur, Raymond redevenait plus maîtrede soi.

– Fuir ainsi, répondit-il, ysongez-vous ?… Oubliez-vous que le cimetière est surveillé,que notre signalement est donné ?… Courir, marcher d’un pasrapide seulement, ne serait-ce pas nous dénoncer ?…

Il est sûr que, tout signalement à part, leurseul aspect devait éveiller des soupçons, et c’était miracle qu’onne les eût pas remarqués à l’entrée.

Leurs aventures de la nuit étaient tracées enquelque sorte sur leurs vêtements souillés et salis, sur leursbottes boueuses, sur leurs pantalons crottés jusqu’au jarret etmaculés de terre aux genoux, sur leurs paletots mouillés etéraillés par les broussailles où ils s’étaient blottis, sur leurschapeaux même, poudrés par la poussière du bal et hérissés ensuitepar la pluie. Rappelé au sentiment exact de la situation par lavoix de son compagnon, le docteur s’était arrêté court…

– Décidément, je perds la tête, fit-ilavec un sourire un peu contraint. Et cependant, la plus vulgaireprudence nous commande de quitter au plus tôt le cimetière… Plusnous attendrons, moins il y aura de monde aux portes et plus nousaurons de chances contre nous. C’est en ce moment qu’il y a foule,qu’il faut tenter l’aventure… Donc, réparons de notre mieux ledésordre de notre toilette, rapprochons-nous de l’entrée,mêlons-nous au cortège de quelque enterrement, et sortons la têtebaissée, comme des parents désolés.

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