La Dégringolade, Tome 1

DEUXIÈME PARTIE – LE GÉNÉRAL DELORGE

I

Un soir, en un de ces rares moments où il sedépartait de sa réserve et de sa froideur accoutumée, RaymondDelorge avait dit au docteur Legris :

Celui-là est véritablement malheureux quin’espère plus rien. Voilà où j’en suis, moi qui n’ai pas trenteans. Et si je n’étais pas certain que la balle qui me tueraitfrapperait ma pauvre mère du même coup, il y a longtemps que je meserais fait sauter la cervelle…

Le passé de cet infortuné expliquait ce mornedésespoir et ce dégoût profond de la vie.

Son père, le général Pierre Delorge, avait étéce qu’on est convenu d’appeler un officier de fortune, c’est-à-direun de ces soldats qui n’ont d’autre recommandation que leur mériteet leur bravoure, d’autre richesse que leur épée, et dont chaquegrade est forcément le prix d’un service rendu ou d’une actiond’éclat.

Fils d’un menuisier de Poitiers, ancienvolontaire de 1792, bercé de la légende glorieuse des armées de laRépublique, Pierre Delorge, le jour même de ses dix-huit ans,s’était engagé dans un régiment de dragons.

Son éducation était des plus bornées, mais ilavait l’imagination pleine de récits de batailles, et il se sentaitde la trempe de ces soldats héroïques dont lui parlait son père, etqui, à trente ans, étaient morts ou généraux de division.

Malheureusement, on était alors en 1820.

C’était le beau temps de la Restauration, etles fils d’artisans révolutionnaires n’étaient pas précisément enodeur de sainteté.

En fait de guerre, Pierre Delorge ne vit quela guerre d’Espagne, où il n’eut même pas l’occasion dedégainer.

En revanche, il avait failli se trouvercompromis dans la première conjuration de Saumur, à la suite d’unedénonciation anonyme, qui l’accusait faussement d’avoir entretenudes relations suivies avec le brave et faible général Berton.

Du moins sut-il mettre à profit ces longuesannées de paix et les loisirs forcés de la vie de garnison.

Ayant reconnu l’insuffisance de son éducation,il entreprit bravement de la refaire, et obstinément il larefit.

Les longues heures que ses camarades passaientau café militaire, entre un jeu de cartes et un bol de punch, illes employait à travailler, réalisant sur ses maigres appointementsassez d’économies pour payer un professeur ou acheter deslivres.

D’aucuns essayèrent bien de railler ses étudesobstinées, son existence austère, sa rigide exactitude à remplirles devoirs de son état ; ils en furent pour leurstaquineries.

Et encore ne les poussèrent-ils jamais plusloin, Pierre Delorge n’ayant pas la prétention d’être ce quis’appelle endurant.

Puis, comme il était malgré tout le meilleuret le plus sûr des camarades, modeste et toujours prêt à rendreservice, comme d’un autre côté on le savait doué de la plus rareénergie, on s’accoutuma à reconnaître sa supériorité, à la célébreret à le désigner hautement comme un des officiers d’avenir del’armée.

La révolution de 1830 le trouva en Algérie,lieutenant de chasseurs.

Il avait été décoré lors de la prise d’Alger,à la tête de son escadron, qui faisait partie de la divisionLoverdo.

Les années qui suivirent, il les passa enAfrique, où l’œuvre de notre domination se poursuivait avec unperpétuel mélange de bien et de mal, de succès et de revers.

On peut dire que, pendant huit ans, il ne setira pas dans notre colonie un seul coup de fusil sans qu’il fûtprésent.

Il était à Constantine, où il fut blessé, àMostaganem, au col de Mouzaïa, où il fut laissé pour mort, et àMédéah et à Milianah…

Cité plusieurs fois à l’ordre de l’armée, faitofficier de la Légion d’Honneur sur le champ de bataille, il étaitchef d’escadron, lorsqu’en 1839 il rentra en France avec sonrégiment.

Il avait alors trente-sept ans.

Envoyé en garnison à Vendôme, il dut à lagrande réputation qui l’avait précédé, et à la curiosité qu’ilinspirait, d’être présenté à une personne qui tenait en ville lehaut du pavé, et qui passait pour y faire la pluie et le beautemps, Mlle de la Rochecordeau.

C’était une vieille fille d’une cinquantained’années, sèche et jaune, avec un grand nez d’oiseau de proie, trèsnoble, encore plus dévote, joueuse comme la dame de pique enpersonne et médisante à faire battre des montagnes.

Ce qui n’empêche qu’à tous ceux quiénuméraient la longue kyrielle de ses imperfections, il était àVendôme, de mode de répondre :

– C’est possible !… Mais elle est sibonne et si généreuse !…

Or, cette grande réputation de générosité etde bonté était venue à Mlle de la Rochecordeaude ce qu’elle avait recueilli et gardait près d’elle, depuis dixans, la fille de sa sœur défunte, Mlle Élisabeth deLespéran.

Et encore, cette belle action de la vieillefille n’avait-elle été ni spontanée, ni même absolumentvolontaire.

À la mort du marquis de Lespéran, mort un anaprès sa femme, et sans un sou vaillant,Mlle de la Rochecordeau avait fait des piedset des mains pour colloquer la petite – c’était son expression –aux Lespéran de Montoire, riches, dit-on dans le pays, à plus decent mille livres de rentes.

Mais ces bons et généreux parents n’étaientrien moins que disposés à s’embarrasser de la fille de leurfrère.

Il y eut des propos colportés.

Une des dames de Lespéran de Montoire passapour avoir dit :

– Cette vieille fée peut bien garder lecadeau pour elle.

À quoi Mlle de laRochecordeau répondit :

– Eh bien ! soit, je la garderai,moi qui suis pauvre, quand ce ne serait que pour faire rougir cesvilains de leur crasse.

Elle garda Élisabeth, en effet. Mais à quelprix !

Haineuse, acariâtre, n’ayant pas encore prisparti de son célibat, rongée de regrets et de jalousie, la vieillefille fit de l’enfant son souffre-douleur.

Jamais un repas ne s’écoula sans quel’orpheline ne s’entendît reprocher le pain qu’elle mangeait.Jamais elle n’essaya une robe sans avoir à subir les plushumiliantes réprimandes, et toutes sortes de jérémiades sur lacoquetterie des sottes qui se croient jolies et à propos de lacherté excessive des étoffes. Jamais elle ne chaussa une paire debottines neuves sans entendre le soir sa terrible parente dire auxdévotes ses intimes :

– Cette petite userait du fer ;Roulleau, le cordonnier de la Grande-Rue, n’a pas une pratiquepareille. Et, cependant, elle devrait savoir qu’à mon âge jem’impose des privations pour elle !

Et c’eût été pis, sans doute, siMlle de la Rochecordeau n’eût été contenue parun parent qui le venait visiter quelquefois, et qu’elle craignaitplus encore que son confesseur : le baron de Glorière.

Ce vieux et digne gentilhomme, célibataire etenragé collectionneur, avait pris Élisabeth en affection.

Elle lui dut l’unique poupée qu’elle eûtjamais, poupée adorée à qui elle confiait ses chagrins. Elle luidut plus tard deux ou trois jolies robes et quelques modestesbijoux.

Malheureusement il n’était pas riche, nepossédant que trois mille livres de rentes et son château deGlorière où il vivait.

Le château renfermait bien, disait-on, desobjets de la plus haute valeur, des meubles surtout et destableaux, mais le vieux collectionneur fut mort de faim avant de sedéfaire du plus humble d’entre eux.

– Soyez donc moins rude ! disait-iltoujours à Mlle de la Rochecordeau.

Elle l’eût été, si sa nièce eût été moinsjolie.

Mais l’éclatante, elle disait la révoltantebeauté d’Élisabeth la transportait de rage, et rien de ce qu’elleessayait pour en atténuer l’éclat ne lui réussissait.

La taille pleine et ronde de la jeune filleeût donné de la grâce à un sac. Ses cheveux, pour être privés depommade, n’en étaient ni moins abondants, ni moins fins, ni moinsbrillants. Ses mains contraintes aux plus rudes besognes et lavéesau plus grossier savon de Marseille, restaient blanches etdélicates. La forme exquise de son pied se trahissait sous deschaussures informes.

– C’est comme un sort ! se disaitMlle de la Rochecordeau, vous verrez qu’ellen’aura seulement pas la petite vérole !…

C’est cependant à une des soirées à gâteaux età sirop de groseille de cette charitable vieille que, pour lapremière fois, Élisabeth de Lespéran apparut à Pierre Delorge.

Et c’est bien « apparut » qu’il fautdire, car il fut tout d’abord ébloui comme d’une vision céleste,fasciné, ravi.

Ce n’est qu’après s’être remis un peu qu’ilfut frappé des grâces modestes de la pauvre orpheline, de soninaltérable douceur et de la noble simplicité dont elle rehaussaitles attributions serviles que lui imposait sa tante. Il souffrit dela voir traitée en subalterne par des invités sans délicatesse. Ils’attendrit, lui dont la sensibilité n’avait rien d’exagéré, àobserver en elle la réserve un peu hautaine de ceux à qui la vie aété rude.

Si bien qu’en sortant de chezMlle de la Rochecordeau, au lieu de regagnerson logis, il s’en alla tout seul se promener le long du Loir,quoiqu’il fût près de minuit et qu’il dût être à cheval à cinqheures du matin, pour la manœuvre.

Il sentait le besoin de réfléchir à une idéequi venait d’éclore dans son esprit, et qui l’eût bien fait rire laveille :

L’idée de mariage.

– Eh ! pourquoi, pensait-il, ne memarierais-je pas ?…

N’était-il pas sorti de l’ornière, à cetteheure, officier supérieur et certain d’être général avant dixans !

Ses appointements, qui iraient en augmentant,pouvaient déjà suffire à un ménage modeste et bien administré, etil possédait pour les frais de premier établissement six beauxmille francs économisés en Afrique.

Aussi, lorsqu’il rentra chez lui, alla-t-ilpour la première et sans doute pour l’unique fois de sa vie seplanter devant une glace, essayant de se rendre compte de l’effetque pouvait produire sa personne.

Grand, bien découplé, il atteignait ce degréprécis d’embonpoint qui accuse, sans l’alourdir, la perfection desformes. Des cheveux d’un noir de jais, fièrement plantés et taillésen brosse, faisaient ressortir la pâleur bronzée de son énergiquevisage. La loyauté de son âme étincelait dans ses yeux. Samoustache encore soyeuse ombrageait, sans les voiler, des lèvresspirituelles, aussi rouges que le sang qu’il versait silibéralement les jours de bataille.

Toute modestie à part, il lui sembla qu’ilréunissait toutes les conditions qui font le mari aimé et le bonmari.

Seulement, il se sentait le cœur déjà troppris pour courir l’aventure de quelque cruelle déception. Et dès lelendemain, il se mit en quête de renseignements.

D’un mot, un vieux bourgeois de Vendôme luidéfinit la situation de Mlle Élisabeth deLespéran :

– N’ayant pas le sou, elle mourra vieillefille comme sa tante !

Intérieurement ravi.

– Voilà, se dit le brave chef d’escadron,la femme qu’il me faut…

Et de ce jour il devint un des hôtes assidusdes réunions hebdomadaires de Mlle de laRochecordeau.

Dame ! elles n’étaient pas d’une gaîtéfolle, ces réunions, presque exclusivement composées de vieillesdemoiselles aussi nobles que dévotes, de hobereaux invalides desenvirons et d’ecclésiastiques de la paroisse.

Mais le commandant Delorge ne croyait pointacheter trop cher par d’interminables parties de boston, le droitde contempler à son aise Mlle de Lespéran…

Deux ou trois fois il avait trouvé l’occasionde s’entretenir avec elle, mais il n’avait pas osé aborder lagrande question qui était devenue sa plus chère, sinon son uniquepréoccupation.

Seulement, comme il voyait la jeune fillerougir dès qu’il paraissait, et se troubler dès qu’il lui adressaitla parole ; comme chaque fois qu’il passait à cheval dans larue, certaine persienne s’écartait imperceptiblement, il sesupposait deviné, et espérait n’être pas accueilli tropdéfavorablement.

Il ne cherchait donc plus qu’une occasion dese déclarer, quand, vers la fin de février, il crut remarquer quele teint si beau de Mlle de Lespéran sefanait, que ses joues se creusaient, et qu’un cercle de bistre,chaque jour plus accusé, cernait ses grands yeux bleus.

Inquiet, il s’informa, et apprit les raisonsde ce changement.

Une nouvelle fantaisie était venue àMlle de la Rochecordeau.

Sous prétexte d’insomnies pénibles, elleemployait sa nièce à lui faire la lecture une bonne partie de lanuit.

Le matin venu, la vieille égoïste serenfonçait bien douillettement sous son édredon et dormait jusqu’àmidi.

Tandis que la pauvre Élisabeth, obligée de selever en même temps que la servante dont elle partageait labesogne, n’avait plus que trois ou quatre heures au plus d’unmauvais sommeil.

À cette certitude, le commandant Delorge entradans une si effroyable colère, que son ordonnance en prit la fuiteblême de peur.

– Halte-là ! s’écria-t-il, cettevieille coquine finirait par me la tuer !

C’est pourquoi, dès le lendemain, par unebelle après-midi, ayant revêtu son plus brillant uniforme, il serendit chez Mlle de la Rochecordeau, et sansplus de phrases :

– Mademoiselle, lui dit-il, j’ail’honneur de vous demander la main deMlle de Lespéran, votre nièce…

Et, sans lui laisser le temps de placer unesyllabe, il lui exposa tout d’une haleine son origine, sa situationprésente et ses espérances pour un avenir prochain.

Surprise au-delà de toute expression, lavieille fille regardait cet épouseur de l’air dont on examine unphénomène.

– Hélas ! cher monsieur, dit-elle,cette pauvre enfant n’a pas un sou de dot !

Mais le commandant s’étant écrié :

– Eh ! mademoiselle, je le savaisfort bien !

Elle fut tout à fait décontenancée, balbutia,et finit par déclarer qu’elle ne pouvait se décider ainsi, qu’elleconsulterait, qu’elle répondrait plus tard…

La vérité est que la bonne demoiselle sesentait devenir folle à la seule pensée de perdre Élisabeth.

Que deviendrait-elle, grand Dieu ! si onlui enlevait cette esclave soumise, cette victime résignée de sescolères et de ses caprices ? Qui donc la soignerait, ladorloterait, la veillerait au moindre rhume ? Qui lui feraitde ces lingeries admirables dont elle se paraît et qui semblaientsortir de la main des fées ? Trois servantes ne remplaceraientpas cette nièce incomparable, qui servait, elle, sans gages.

– Jamais ce mariage ne se fera !s’écria la vieille fille, dès que le commandant Delorge eut tournéles talons.

Et aussitôt, de toute l’activité de sonesprit, elle se mit à chercher pourquoi il ne se ferait pas…

Elle eut vite trouvé.

Quoi ! le fils d’un ouvrier de Poitiers,un officier de fortune, épouserait la fille du noble marquis deLespéran !…

– Jamais, s’écria-t-elle encore, ceserait monstrueux, la cendre de ma sœur en frémirait dans sontombeau !

Malheureusement pour les charitables projetsde Mlle de la Rochecordeau, son avis n’étaitpas du tout celui de sa nièce.

En voyant arriver Pierre Delorge chez sa tanteà une heure inaccoutumée et en grand uniforme,Mlle de Lespéran avait été prévenue par un deces pressentiments qui sont comme les anges gardiens de la femmequi aime, et ne la trahissent jamais.

– Il vient me demander en mariage !s’était-elle dit avec un effroyable battement de cœur.

Et dominée par un irrésistible besoin desavoir, elle était allée, elle, la fierté même, et que la penséed’une telle action eût révoltée l’instant d’avant, elle était alléese mettre aux écoutes à la porte du salon, et elle avait toutentendu.

Si grand était son trouble, qu’elle faillit selaisser surprendre par le chef d’escadron. Moins ému lui-même, ill’eût peut-être vue s’enfuir éperdue et regagner sa chambre, oùelle se barricada.

Elle se demandait :

– Que va décider ma tante ?… Quellesera cette réponse qu’elle promet pour plus tard ?…

Cette réponse, Élisabeth connaissait tropMlle de la Rochecordeau pour ne la pointprévoir.

– Ma tante va le repousser, pensait-elleen proie au plus violent désespoir ; il se croira dédaigné, jene le reverrai plus… Que faire ? Mon Dieu,inspirez-moi !

Elle réfléchit un moment, et le résultat deses réflexions fut ce laconique billet àM. de Glorière :

« Mon bon ami,

« Vous rendrez un immense service à votrepetite amie, si aujourd’hui même, et le plus tôt possible, vousveniez, par hasard, rendre visite à mademoiselle de laRochecordeau. Je m’en remets à votre prudence et à votrediscrétion.

« ÉLISABETH ».

Mais écrire ce billet n’était rien. Ledifficile était de le faire porter à l’instant au château deGlorière, situé, comme chacun sait, à une lieue de Vendôme, dans undes plus jolis paysages du Loir, sur la route de Montoire.

Devenue tout à coup audacieuse,Mlle de Lespéran envoya chercher par saservante le petit garçon d’une voisine, qui faisait à l’occasiondes courses pour la maison.

Bientôt il parut.

– Tu connais, lui dit-elle vivement, lebaron de Glorière ? Tu sais où il demeure ?

– Oh ! oui, mademoiselle, réponditl’enfant.

– Eh bien ! il faut qu’il ait cettelettre avant une heure… Tu ne la remettras qu’à lui… Allons, pars,dépêche-toi, cours…

Et, pour lui donner des jambes, elle lui mitdans la main une pièce de quarante sous, plus de la moitié de safortune !

– Pourvu, pensait-elle, quand le petitgarçon fut parti tout courant, pourvu que M. de Glorièresoit chez lui !…

Il y était.

Drapé dans une robe de chambre à grandsramages, le vieux collectionneur était en train d’épousseter sesmeubles rares et ses tableaux chéris, quand la lettre de saprotégée lui fut remise.

L’ayant parcourue d’un coup d’œil :

– Oh ! oh ! murmura-t-il,prudence, discrétion ! qu’est-ce que cela signifie ?

Et le petit commissionnaire étant sorti, il sehâta de s’habiller pour se rendre à Vendôme.

– Car il est évident, pensait-il, qu’ilarrive quelque chose d’extraordinaire. Qu’est-ce que cette satanéevieille fille aura fait encore à ma pauvre Élisabeth ?…

Cette satanée vieille ne fut pas ravie quand,moins de quatre heures après la démarche de Pierre Delorge, on luiannonça le baron de Glorière, qui arrivait tout cuirassé dediplomatie et voilant son inquiétude sous le sourire le plusamical.

Un instant, elle eut la pensée de luidissimuler la demande en mariage. Mais était-ce possible ?N’était-il pas parent de l’orpheline, son subrogé-tuteur et trèsinfluent dans le conseil de famille ?

Elle s’exécuta donc de très bonne grâce enapparence, bien à contre cœur en réalité, n’épargnant aucuneprécaution oratoire pour rallier le baron à son opinion.

Il ne la laissa pas longtemps poursuivre, etdès qu’il eut bien compris :

– Sarpejeu ! interrompit-il, Dieuest enfin juste… Voilà un parti comme je n’osais pas en espérer unpour ma petite amie…

– Un parti !… Un homme de rien, lefils d’un ouvrier !…

– Eh ! que monsieur son père soittout ce que vous voudrez, il n’en a pas moins un fils qui est ungalant homme et un homme de cœur…

Arborant son grand air de dignité première,Mlle de la Rochecordeau entreprit de chapitrerM. de Glorière… C’était perdre son temps.

– Parbleu ! vous me la baillezbelle ! interrompit-il. Si vous aviez seulement une vingtained’années de moins, et que ce beau chef d’escadron fût venu pourvous et non pour Élisabeth, vous ne trouveriez pas son audace sicoupable.

Le mot « impertinent » monta auxlèvres de la vieille fille. Elle ne le prononça pourtant pas.

Du reste, continuait le baron, je vais luidire deux mots, moi, à ce militaire… car, décidément, je passe deson bord.

Par le plus grand des hasards, juste au momentoù M. de Glorière quittait le salon,Mlle de Lespéran traversait le vestibule.

Il lui prit la main, et d’un ton d’indulgenteraillerie :

– Ah ! mademoiselle la rusée,fit-il, nous l’aimons donc bien notre commandant ?… Allons,allons, il ne faut pas rougir ainsi, vous avez bien fait de comptersur moi.

Sur quoi il sortit, et tout en cheminant lelong de la Grande-Rue de Vendôme :

– Parbleu ! grommelait-il, cettebonne demoiselle de la Rochecordeau est tout bonnement prodigieuse.Elle n’avait rien vu, rien deviné !… Supposait-elle donc quele seul agrément de ses soirées attirait ce digne chefd’escadron !… Mais me voici chez lui.

Pierre Delorge, en ce moment même, n’était passur un lit de roses.

Tout se sait, et se sait vite, dans une petiteville comme Vendôme. Déjà il avait recueilli quelque chose despropos tenus par la tante de Mlle de Lespéran.Il entrevoyait des difficultés de toutes sortes, peut-être un échecdéfinitif.

Il pâlit, tant était vive son anxiété,lorsqu’il vit entrer dans son modeste logis de soldat le baron deGlorière.

Et, sans le saluer, vivement et d’une voixaltérée :

– Eh bien ? interrogea-t-il.

– Eh bien ! répondit le baron, jeviens, mon officier, vous dire que Mlle de laRochecordeau ne me paraît rien moins que disposée à vous accorderla main de sa nièce.

Le pauvre commandant chancela :

– Ah ! mon Dieu !…balbutia-t-il.

– Mais en même temps, poursuivitM. de Glorière, je viens vous dire : « Nedésespérez pas. » Notre vieille demoiselle n’est pas maîtresseabsolue de la situation. Au-dessus d’elle, il y a le conseil defamille. J’ai voix au chapitre, et ma voix vous est acquise. À nousdeux, sarpejeu ! nous la ferons capituler.

Et comme Pierre Delorge se confondait enactions de grâces :

– Vous me remercierez en sortant del’église, lui dit-il. Pour l’instant, agissons et jouons serré, carla vieille est fine, et tout d’abord, il ne faut pas laissers’accréditer l’opinion d’un refus. C’est pourquoi nous allons,pendant qu’il fait encore jour, sortir ensemble et nous montrerbras dessus bras dessous dans toutes les rues de la ville. Ensuitevous viendrez dîner avec moi à l’Hôtel de la Poste.Après le dîner, vous me conduirez au cercle desofficiers, et je ferai une partie d’échecs avec votrelieutenant-colonel, que l’on dit de première force… Or, comme jesuis le subrogé-tuteur de Mlle de Lespéran, etque tout le monde le sait, dès demain il sera avéré que vousl’épousez. Nous aurons l’opinion pour nous, et l’opinion est lagrande marieuse des petites villes ; on ne défait pas lesmariages qu’elle a faits…

Exécuté de point en point, le programme duvieux diplomate de petite ville amena vite les résultats qu’ilprévoyait.

Mlle de la Rochecordeauétait encore au lit, le lendemain, que déjà une de ses confidentesaccourait lui apprendre ce qu’elle appelait les frasques deM. de Glorière.

Ç’avait été l’événement de la messe de sixheurs, d’où elle sortait. Tout le monde parlait du mariage deMlle de Lespéran et du commandant Delorge, lecroyait décidé et l’approuvait.

La vieille fille en pensa étouffer decolère.

– C’est la plus noire des trahisons,s’écria-t-elle d’une voix étranglée, un acte de félonie indigned’un gentilhomme. Je veux m’en expliquer avec lui, et certes je nelui mâcherai pas ma façon de penser.

C’est qu’elle ne s’abusait pas ; c’estqu’elle comprenait bien que le chef d’escadron, soutenu par toutela famille, aurait promptement raison de ses résistances.

N’importe ! elle n’était pas d’uncaractère à se rendre sans combat, en cette occasion surtout, où setrouvaient engagés les intérêts sacrés de son égoïsme.

Dissimulant donc, ou plutôt croyant dissimulertrès habilement à sa nièce, les affreuses perplexités qui ladéchiraient, elle se retira de meilleure heure que de coutume. Ellesentait le besoin d’être seule, pour réfléchir, pour chercher uneissue à son intolérable situation.

Certes, les avantages de ses adversairesétaient considérables, mais les siens n’étaient pas à dédaigner.Elle se voyait quelques jours encore de répit, etMlle de Lespéran était toujours en sonpouvoir.

Bientôt elle s’imagina avoir trouvé unesolution.

Qui l’empêchait de quitter Vendôme avecÉlisabeth ? Pourquoi n’iraient-elles pas s’établir dansquelque ville d’eaux jusqu’au changement de garnison du régiment dePierre Delorge ?…

Il en coûterait évidemment une grosse sommed’argent, car la vie est hors de prix dans les stations thermales,mais ce sacrifice lui semblait léger, comparé à un isolement dontla seule perspective la glaçait d’effroi.

Elle ne pouvait d’ailleurs s’empêcher de rireà l’idée de la singulière figure que ferait le baron de Glorièrelorsqu’il se présenterait chez elle et qu’on luirépondrait :

– Mademoiselle et sa nièce sont en voyagepour plusieurs mois.

Beau rêve !… rêve trop beau pour qu’il seréalisât. La vieille fille ne s’en aperçut que trop lelendemain.

Debout avant le jour, son premier mouvementfut de sonner sa nièce – car elle la sonnait – et de lui annoncerleur départ pour le jour même, lui ordonnant de tout préparer pourun long voyage et de se hâter de faire ses malles…

Mais, chose étrange et véritablement inouïe,au lieu de se précipiter dehors pour obéir :

– Excusez-moi, ma tante, répondit lajeune fille, mais en ce moment, je ne saurais, je ne puis quitterVendôme…

Positivement, la vieille demoiselle faillittomber à la renverse.

– Tu ne saurais quitter Vendôme !balbutia-t-elle ; et pourquoi, s’il te plaît ?…

– Vous le savez aussi bien que moi, matante.

– Non, explique-toi.

– Eh bien ! c’est que je doisattendre le résultat d’une… demande qui vous a été faite hier, et àlaquelle vous avez promis une réponse prochaine…

Mlle de la Rochecordeaueût vu s’animer et descendre de leurs socles les statues de saintesqui ornaient sa chambre, que sa stupeur n’eût pas été plus grande.Quoi ! sa nièce connaissait la démarche du chefd’escadron ! Et elle avait l’audace de l’avouer !…

– C’est une indignité !s’écria-t-elle, une impudence sans nom !… Ah !mademoiselle, vous tenez à rester pour connaître ma réponse !Eh bien ! la voici : « Jamais, moi vivante, vousn’épouserez ce grossier soudard ! » Est-ce assezcatégorique, êtes-vous satisfaite, et irez-vous maintenant préparernos malles ?…

Mais c’est bien inutilement que la vieillefille essayait de ressaisir l’empire qu’elle s’imaginait avoir surÉlisabeth.

Cette volonté, qu’elle pliait comme l’osier,au vent de ses moindres caprices, se redressait tout à coup,inflexible comme l’acier. Pâle, mais l’œil étincelant d’uneinébranlable énergie :

– Pardonnez-moi, ma tante, commença lajeune fille…

– Quoi ! encore ?

– Votre décision ne saurait êtredéfinitive… Vous ne m’avez pas consultée… Je suis orpheline, j’aiun conseil de famille…

La colère, à la fin, une de ces terriblescolères blanches de dévote, chassait des flots de bile au cerveaude Mlle de la Rochecordeau et blêmissait seslèvres.

– Ah ! taisez-vous,malheureuse ! interrompit-elle. Votre conseil defamille ! Est-ce lui qui vous recevrait, si je vous prenaispar le bras et si je vous mettais dehors, si je vous chassais decette maison que vous déshonorez ?…

Éperdue de fureur, on ne sait à quellesextrémités elle se serait portée, si le baron de Glorière ne fûtarrivé, dont la présence soudaine lui produisit l’effet d’unedouche glacée.

– Ah !… vous venez sans doute jouirde votre ouvrage ? lui dit-elle.

Il arrivait de Montoire. Il avait visité, l’unaprès l’autre, tous les parents qui composaient le conseil defamille, et il apportait de chacun d’eux une adhésion formelle aumariage de Mlle de Lespéran.

– Je sais que ce n’est pas absolumentrégulier, dit-il à la vieille fille ; mais, si vous l’exigez,je vais aller trouver le juge de paix et provoquer, comme c’est mondroit, une réunion dans les formes.

– C’est inutile ! gémitMlle de la Rochecordeau.

Écrasée sous les ruines de toutes sesespérances, elle s’était affaissée sur un fauteuil, et de grosseslarmes, larmes de rage, roulaient le long de ses joues livides.

Si grande semblait sa douleur, queMlle de Lespéran, profondément troublée,regretta sa fermeté… Toutes les humiliations dont on lui avait faitpayer une hospitalité de douze ans s’effaçaient… Elle ne voyaitplus que l’hospitalité elle-même.

Ah ! Mlle de laRochecordeau eut beau jeu un moment… D’un mot, d’une caressehypocrite, elle enchaînait de nouveau sa nièce et retardaitdéfinitivement le mariage. Mais au lieu de cela, voyant Élisabeths’avancer :

– Retire-toi ! lui dit-elle, del’accent de la haine la plus violente, retire-toi ! Ah !tu triomphes, aujourd’hui !… Ce n’est pas pour longtemps. Dieupunit les ingrats, et ton mari me vengera. Va ! tu ne serasjamais aussi malheureuse que je le souhaite. Pour ce qui est de mafortune, tu peux en faire ton deuil… jamais tu n’en auras uncentime.

Puis, se retournant vers le baron :

– Assurément, poursuivit-elle, les dignesparents d’Élisabeth ont le droit de consentir à son mariage… Maisje ne leur crois pas le pouvoir de m’imposer chez moi, dans mamaison, la présence du sieur Delorge… Je vous serai donc obligéed’aviser au moyen de me débarrasser le plus tôt possible de manièce.

Le baron s’inclina, et du ton le plusfroid :

– Je prévoyais ce dénouement,prononça-t-il, et j’ai donné des ordres en conséquence.

C’est donc à Glorière que Pierre Delorge etMlle de Lespéran passèrent toutes leursaprès-midi, pendant les quelques semaines qui les séparaient deleur mariage.

Semaines divines, dont le radieux souvenirdevait illuminer leur vie entière.

Chaque matin, après la manœuvre, – car c’étaitpour son régiment le temps des grandes manœuvres, – le chefd’escadron quittait Vendôme.

Jusqu’au pont, il maintenait son cheval aupas. Mais, dès qu’il l’avait dépassé et qu’il atteignait la granderoute, il se lançait à toute vitesse, et en moins de dix minutes ilarrivait en vue du château.

Au loin, sous les grands arbres, dont lescimes verdoyaient, il apercevait, comme une ombre blanche,Mlle de Lespéran.

Il sautait à terre, il lui offrait le bras,et, serrés l’un contre l’autre, palpitants, émus, recueillis enleur bonheur, ils gagnaient la maison.

Bientôt, une voix joyeuse lessaluait :

– Arrivez donc, lambins ! Voicitrois fois que mon pauvre François sonne le déjeuner.

C’était la voix amie du baron accourant à leurrencontre.

Il échangeait une large poignée de main avecle commandant et ils allaient se mettre à table dans la belle salleà manger de Glorière, une salle immense, tout entourée de dressoirset de buffets, où s’étalaient toutes sortes de faïences et deporcelaines de tous les pays et de toutes les époques, acquisespièce à pièce par le digne collectionneur.

Le café pris, ils se hâtaient de sortir et ilserraient au hasard à travers le domaine de Glorière. Humble domaineet d’un revenu presque nul, mais ombragé d’arbres admirables, lesplus vieux du pays, entrecoupé de vertes pelouses et de grandesroches moussues, et baigné par les eaux limpides du Loir.

Cependant M. de Glorière ne tardaitpas à rentrer, sous prétexte d’un ordre oublié, de fatigue ou desoins urgents à donner à ses collections.

Restés seuls, les jeunes gens s’asseyaient surquelque quartier de roche, et leurs heures s’écoulaient en doucesrêveries et en projets d’avenir.

Qu’avaient-ils à redouter désormais ?Rien. Tout souriait à leurs modestes ambitions. L’éclat, le bruit,les fièvres de l’orgueil, les vanités de la fortune, les heurts dela passion… que leur importait !

Parfois, pourtant, le commandant voyait commeun nuage passer sur le front si pur de sa fiancée.

– Qu’avez-vous ?… lui disait-il.Avouez que vous pensez à mlle de la Rochecordeau ?

Il ne se trompait pas.

Ce n’est pas sans des larmes amères, sans decruels déchirements que Mlle de Lespéran étaitsortie de cette triste maison de Vendôme, où elle avait été simalheureuse, mais où elle avait connu Pierre Delorge, et il luirestait au fond du cœur comme un vague remords d’en êtresortie.

Les derniers adieux deMlle de la Rochecordeau : « Vous neserez jamais aussi malheureuse que je le souhaite ! » luirevenaient à l’esprit et l’agitaient de vagues appréhensions.C’était une tache à son soleil, un ombre à son bonheur.

– Que ne donnerais-je pas, disait-elle àPierre Delorge, pour me réconcilier avec elle et obtenir qu’elleassiste à notre messe de mariage !

Ah ! s’il n’eût dépendu que du commandantque ces vœux fussent exaucés !

– Malheureusement, objectait-il fortjustement à sa fiancée, votre tante a rendu toute démarche de notrepart impossible, en nous accusant de convoiter sa fortune.Croyez-moi, oublions-la, comme sans doute elle nous oublie…

En cela, il s’abusait.

Ils étaient l’unique et constantepréoccupation de la vieille demoiselle, et si elle ne donnait passigne de vie, c’est qu’elle n’avait pas encore perdu tout espoird’une revanche.

Elle savait que, d’après les lois quirégissent l’armée, un officier n’est autorisé à se marier qu’àcondition expresse que sa future justifie d’un apport de vingtmille francs au moins…

– Or, se disaitMlle de la Rochecordeau, où mes amoureuxprendront-ils cette somme ? Élisabeth n’a pas le sou, et toutl’avoir de son soudard se borne, il me l’a dit, à six mille francs,qui suffiront à peine aux dépenses de la corbeille, du trousseau etde la noce.

Illusion vaine ! Le commandant n’étaitpas homme à se lancer dans une expédition sans s’être efforcé d’enprévoir toutes les conséquences.

Sachant Élisabeth plus pauvre encore que lui,il avait, fort longtemps avant de se déclarer, pris toutes sesprécautions.

Son père, après cinquante ans de travail et deprivations, possédait près de Poitiers un petit domaine, lesMoulineaux, loué quatre cent écus par an et estimé une soixantainede mille francs.

Il avait donc écrit simplement à sonpère :

« J’aime une jeune fille, orpheline etpauvre, et je serais heureux de l’épouser. Le grand obstacle estqu’elle n’a pas la dot qu’exigent les règlements militaires :20.000 francs. Consentirais-tu à les lui reconnaître, et à laisser,pour cela, prendre hypothèque sur les Moulineaux ? Ce neserait, tu m’entends bien, qu’une formalité qui ne diminuerait pasd’un centime ton petit revenu. »

À quoi, non moins simplement, le vieuxmenuisier avait répondu :

« Qu’est-ce que tu me chantes avec taformalité ? Les Moulineaux sont, fichtre ! bien à toi,puisqu’ils sont à moi, et tu es libre d’en disposer à ta guise.Ensuite, tu sauras que mon revenu n’est pas petit, puisque j’enéconomise tous les ans le tiers, que je place à ton intention.Embrasse ta future pour moi, et annonce-lui de ma part une paire deboucles d’oreilles en diamant, dignes de la femme d’un chefd’escadron. »

Voilà comment, le 23 mai 1840, par la plusbelle journée du monde, fut célébré le mariage de Pierre Delorge etde Mlle Élisabeth de Lespéran…

La veille, Mlle de laRochecordeau avait pris le lit.

– Plus d’espoir, disait-elle à une de sesamies ; je connais Élisabeth… Son mari la battrait, qu’elle neferait pas encore mauvais ménage.

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