La Dégringolade, Tome 1

IV

Sans encombre, sinon sans battements de cœur,Raymond et le docteur Legris franchissaient quelques instants plustard la porte redoutée du cimetière Montmartre.

Une fois dans l’avenue ils étaient sauvés.

Et cependant ils ne respirèrent librement queplus tard, lorsqu’ils eurent dépassé la place Pigalle, et qu’ilsarrivèrent au café de Périclès.

Ils s’y firent servir à déjeuner, dans unpetit salon au premier étage, que Justus réservait à ses clients deprédilection, autant pour causer librement que pour échapper auterrible journaliste Peyrolas, lequel, embusqué près de la ported’entrée, guettait les arrivants et leur lisait impitoyablement sonfameux article.

Une côtelette et un verre de vin de Bordeauxne devaient pas tarder à rendre au docteur Legris l’élasticité deson esprit, et tout en versant à boire à Raymond :

– C’est égal, disait-il, d’ici à quelquetemps, je m’abstiendrai d’aller rôder aux environs du cimetièreMontmartre. Je viens de recevoir une leçon dont je profiterai. Jesais, à présent, ce qu’il peut en coûter de ne se point vêtir commetout le monde, d’arborer des chapeaux d’une forme à soi et deporter des cravates blanches.

Mais il perdait son temps à essayer de dériderson convive.

Tant qu’il avait conservé l’espoir d’arriver àla vérité, tant qu’il avait entrevu un effort à faire ou unexpédient à risquer, tant qu’il y avait eu lutte, en un mot, etincertitude du résultat, Raymond avait su maintenir son énergie àla hauteur des circonstances.

Battu, il s’abandonnait sans vergogne à laplus incroyable prostration.

Aussi, répondant à ses intimes réflexions,bien plus qu’il ne s’adressait à son compagnon :

– Nous ne saurons rien, murmura-t-il,rien !…

Le docteur Legris achevait alors de déjeuner.Adonis avait versé son café et il venait d’allumer un cigare.

– Vous vous trompez, Raymond,prononça-t-il d’une voix ferme. Peut-être n’apprendrez-vous quetrop tôt le mot de cette lugubre énigme.

– Hélas !…

Sachant par expérience que Justus Pufzenhoferen bon Allemand qu’il était, avait la fâcheuse habitude de rôderautour des portes, et d’y coller selon l’occasion, l’œil oul’oreille, M. Legris s’était levé et s’assurait que personnen’écoutait du dehors.

Revenant ensuite s’asseoir en face de sonnouvel ami :

– Maintenant, commença-t-il, raisonnonsfroidement, s’il se peut, et tâchons de mettre de l’ordre dans nosidées, car en vérité depuis hier au soir nous pensons et nousagissons comme des enfants. Vous, cher ami, vous aviez sans doutedes raisons que j’ignore d’être profondément ému. Quant à moi, enme voyant brusquement jeté dans cette ténébreuse aventure, j’ai étéimpressionné d’une façon ridicule pour un homme de ma trempe,médecin, et qui se pique de scepticisme.

Raymond essaya de l’interrompre pourprotester ; il n’en continua que plus vite :

– De votre trouble et du mien, il estrésulté que nous avons abandonné la proie pour l’ombre, et que nousavons été joués. Le mal est fait, n’en parlons plus. Mais enfaut-il conclure que nous sommes incapables de soulever le voilequi recouvre ce mystère ? Non, certes, et je vais essayer devous le prouver…

Un geste sans signification précise fut laseule réponse de Raymond.

– Procédons donc méthodiquement, repritle docteur, et du connu tâchons de dégager l’inconnu. Tout d’abord,le mobile de cette intrigue est-il considérable ? Évidemment,oui. Ce n’est pas sans un intérêt immense que les gens tentent uneaventure aussi scabreuse que celle de cette nuit. Mais quel est cetintérêt ? Pour nous, voilà l’x, voilà la solution àtrouver. Ce que nous savons, par exemple, c’est que l’intérêt desprincipaux complices est identique. Si l’homme triomphait, la femmeétait folle de joie, comme lorsqu’on voit dépassées ses plusmagnifiques espérances. Quant au but qu’ils se proposaient, il nousest révélé par les faits mêmes. Ils voulaient savoir positivementsi oui ou non la tombe de Marie-Sidonie était vide…

Comme s’il eût attendu une objection, ils’arrêta.

Et cette objection ne venant pas :

– L’organisateur de cette audacieuseexpédition, poursuivit-il, l’homme aux vêtements élégants, savait àn’en pas douter que le cercueil était vide. Il l’avait affirmé à lafemme aux vêtements noirs, et la preuve, c’est qu’au moment deforcer la tombe, il lui a dit : « Vous allez voir, madamela duchesse, que je ne vous ai pas trompée. » Mais elledoutait, et je n’en veux pour preuve que sa joie en constatant lavérité.

Tout cela était si clair et si précis, et sibien exposé comme les termes d’un problème ordinaire, que Raymondcommençait à s’en étonner.

M. Legris, plus lentement,continuait :

– Pour nous, simples spectateurs quelleest la conclusion à tirer ? C’est qu’il y a de par le monde,vivante et bien vivante, une femme que l’on croit morte etenterrée : Marie-Sidonie…

Il disait cela d’un si singulier accent decertitude, que Raymond en tressaillit.

– Il faut donc croire, murmura-t-il, àquelque supercherie odieuse, abominable, à un simulacred’inhumation…

– Oui.

– Dans quel but ?Pourquoi ?…

– Eh ! si je le soupçonnaisseulement, s’écria le docteur, le problème serait bien près d’êtrerésolu… Mais ici, nul indice !… Une seule chose m’estdémontrée, c’est que la duchesse a tout à espérer, tout à attendrede l’existence de cette Marie-Sidonie…

Pendant plus d’une minute, Raymond garda lesilence.

– Mais moi, fit-il enfin, moi, où est monintérêt dans cette intrigue compliquée, et comment y suis-jemêlé ?…

Eh ! c’était là précisément la questionqui obsédait la pensée du docteur Legris, la question à laquelle ilcherchait en vain une réponse plausible.

– Comment le saurais-je, fit-il, lorsquevous-même l’ignorez !…

Et Raymond se taisant :

– Pourtant, ajouta-t-il, si vous nedeviez pas être un des acteurs indispensables de cetteincompréhensible scène, on ne serait pas allé vous chercher…

– On !… qui, on ?

– Quelqu’un qui vous connaît bien,puisque la lettre anonyme que vous m’avez montrée faisait allusionà la mort du général Delorge votre père, et aussi à une femme quevous aimez…

– Je pouvais jeter cette lettre aufeu.

– Mais vous ne l’y avez pas jetée, et sonauteur était certain que vous ne l’y jetteriez pas. Il comptait sibien sur vous, que toutes ses précautions étaient prises. Le fauxétait prêt qui devait vous ouvrir la porte du cimetière, etPotencier, ce complice subalterne qui nous a si subtilement glisséentres les mains, vous attendait. Et on jugeait votre présencetellement urgente, que pour vous décider à venir, on m’a admis entiers, moi inconnu, qui pouvais être dangereux, et qui n’ai pas lesraisons… que vous pouvez avoir… qu’on sait que vous avez… de garderle secret et de ne pas invoquer l’assistance de la police…

M. Legris jeta son cigare, que dans sapréoccupation il avait laissé éteindre, et poursuivant l’analyse dela situation :

– Maintenant, reprit-il, quellesconclusions tirer de tout ceci ?… C’est que l’auteur de lalettre anonyme ne peut être que l’homme qui dirigeait l’audacieuseexpédition de cette nuit…

– Je le crois, murmura Raymond, oui, jele crois…

– Et moi, j’en suis sûr, parce qu’ilm’est démontré que cet homme savait notre présence à deux pas,derrière les cyprès…

– Oh !…

– Il la savait, vous dis-je, et j’en aiune preuve qu’admettrait le jury le plus timoré. Rappelez vossouvenirs. Lorsque les agents subalternes de cet homme, les deuxcomplices en blouse, sont descendus dans le cimetière, qu’ont-ilsfait ?…

Lentement, et avec une certainehésitation :

– Autant qu’il m’en souvient, réponditRaymond, ils ont erré de ci et de là autour de la clairière,regardant, prêtant l’oreille…

– S’assurant, en un mot, qu’ils n’étaientpas épiés ?…

– Évidemment…

– Donc, j’ai raison. Comment admettre, eneffet, que des coquins exercés, et ceux-là le sont, qui risquentd’être surpris au moment de commettre un crime, et ils lerisquaient, n’aient pas mieux pris leurs précautions ?Représentez-vous le terrain. S’y trouvait-il un endroit plusfavorable à une embuscade que celui où nous étions blottis ?Non. Comment donc ces deux hommes ne l’ont-ils pas visité ?Comment ! C’est que leur chef, celui qui les payait, les avaitavertis. C’est qu’il leur avait dit : « Surtout,n’approchez pas du massif de cyprès, vous y trouveriez cachés desgens à moi qu’il ne faut pas déranger… »

À demi-voix et comme s’il eût répondu à sespensées, et non à M. Legris :

– C’est bien cela, murmura Raymond, c’estbien cela… Ce ne peut être que lui qui m’a écrit !…

Le docteur jubilait.

Faire étalage de ses facultés maîtresses estune disposition commune à tous les hommes, depuis le plus vulgairejusqu’au plus supérieur.

Et il éprouvait à montrer sa pénétration lemême plaisir naïf que ressent le robuste manœuvre qui lève à brastendu l’énorme poids que ses compagnons peuvent à peinesoulever.

– Lui ! s’écria-t-il, oubliant sonserment de ne pas questionner. Qui, lui ? Vous voyez bien quevous soupçonnez quelqu’un !…

Le front de Raymond s’assombrit.

– Docteur !… fit-il.

Mais l’autre :

– Et cette duchesse si audacieuse, est-ceque vraiment en cherchant bien vous ne trouveriez pas sonnom ?…

– Je connais plusieurs femmes qui portentce titre de duchesse…

– Ah !…

– La duchesse de Maumussy, la duchesse deMaillefert…

– Vous voyez donc bien…

Raymond eut un mouvement d’impatience.

– Mais qu’est-ce que cela prouve !fit-il brusquement. En sais-je mieux comment je puis me trouvermêlé aux événements de cette nuit ? Doutez-vous de maparole ? Faut-il que de nouveau je vous jure, sur tout cequ’il y a de sacré, que je ne comprends rien à tout ce qui m’arrivedepuis vingt-quatre heures, que jamais je n’ai connu personne dunom de Marie-Sidonie ?…

Une fugitive rougeur montait aux joues dujeune médecin.

– Ai-je donc été indiscret ? fit-il.Dites-le-moi franchement. Dois-je oublier tout ce dont j’ai ététémoin ? Parlez, et c’est fini, jamais plus il n’en seraquestion entre nous !…

Déjà Raymond se sentait tout honteux de sonirritation.

Saisissant la main du docteur :

– Assez, prononça-t-il d’une voix émue. Àun ami tel que vous, on ne marchande pas les confidences.Faites-moi l’amitié de venir partager ce soir notre modeste repasde famille. Et nous chercherons ensemble s’il est dans mon passéquelque événement qui explique le sombre mystère de cette nuit…

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