La Fabrique de crimes

Chapitre 10L’EAU QUI CHANGE LES PHYSIONOMIES

 

Grâce à la précaution qu’il avait prise defaire un turban épais avec les rideaux du lit, le noble Mustaphaentrant ainsi chez ses voisines à travers le châssis brisé d’unefenêtre, n’éprouva d’autre mal qu’un léger étourdissement, et mêmeson oreille de vieillard récemment collée, ne bougea pas.

Pour expliquer la soudaineté désespérée de sonacte, il nous est indispensable de retourner un peu en arrière.

Après le récit d’Elvire de Rudelame, bru de laCondamnée, la gérante avait fait le thé, beurré les tartines et misle couvert. Pendant cela, Boulet-Rouge, toujours perplexe,repassait dans sa tête les divers moyens de détruire lenouveau-né.

Carapace et Arbre-à-Couche tournaient leurspouces en causant des multiples événements de cette journée.

Tout à coup, l’odeur du thé pénétra dans lachambre par les fissures de la porte. Boulet-Rouge ouvrit de largesnarines et dit :

– Je vais mettre l’enfant vivant dans lecercueil. M. le duc aimera peut-être mieux l’avoir ainsi, pourjouir de ses souffrances. Allons prendre une tasse de thé.

– Y penses-tu ? s’écria Lina, nos visagessont connus…

– As-tu oublié l’eau qui change lesphysionomies ? interrompit Boulet-Rouge en haussant lesépaules. Elle ne me quitte jamais. Approchez, je vais vous rendreméconnaissables.

Il tira de son gousset un flacon clissé etversa dans le creux de sa main quelques gouttes d’un liquidejaunâtre, dont rien ne saurait dire l’odeur. Il passa cettepréparation sur son visage qui prit aussitôt l’expression d’unmaraîcher.

Arbre-à-Couche et Carapace ayant subi uneopération semblable ressemblèrent incontinent, le premier à sonconcierge, le second à une poire tapée.

Boulet-Rouge remit son flacon clissée dans sapoche et dit :

– La pharmacie fait d’étranges progrès. Onvend maintenant des pilules graduées et numérotées de 1 à 43. Cen’est pas cher. Le numéro 1 tue en une seconde, le numéro 2 en deuxjours, le numéro 3 en trois, le numéro 8 en une semaine, le numéro30 en un mois, et ainsi de suite. Chaque boite est accompagnéed’une cédule werrant[13] quiassure le remboursement et une indemnité, en cas de retard…Êtes-vous prêts ?

– Que faudra-t-il dire ?

– Il faudra dire comme moi…marchons !

Les Piqueuses de bottines réunies et surtoutla jeune accouchée tressaillirent, à la vue des trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée entrant ainsi dans l’atelier par unechambre qui n’avait pas d’issue. Mais l’eau qui change lesphysionomies avait produit un si merveilleux effet qu’Elvire ne lesreconnut point. Néanmoins, à tout événement, elle couvrit sonvisage d’un voile très épais.

Messa, Sali et Lina saluèrent poliment.

– Qui êtes-vous ? demanda la gérante avecdéfiance.

– Des passants, répondit Boulet-Rouge d’un airaimable.

– Êtes-vous venus par la fenêtre ?

– Précisément !

Et alors Boulet-Rouge raconta, avec une grandeaffectation de bonhomie, comme avaient été lancés par l’explosion Àtrente-deux mètres au-dessus des toits, comme quoi s’étaientaccrochés au balcon, etc., etc.

C’était aussi vraisemblable, pour le moins queles aventures consignées quotidiennement dans les œuvresd’imagination dont les Amanda les Irma et les Anaïs nourrissaientleur jeune intelligence en lisant le feuilleton d’un des cent milleexemplaires du Petit-Canard. Elles trouvèrent cela toutsimple, et la gérante se leva pour ouvrir aux trois inconnus laporte de l’escalier.

Mais ce n’était pas le compte des trois Fléauxde la capitale.

Boulet-Rouge reprit avec un sourireagréable :

– Nous sommes trois bons bourgeois, riches etmême à notre aise. Pourquoi le hasard, qui nous a conduits dans cecharmant séjour, n’aurait-il pas de suites ? Célibataires toustrois, nous cherchons des fiancées dans Paris…

– Asseyez-vous, messieurs, interrompit lagérante.

Ils prirent place à table. Boulet-Rougedissimulait avec le plus grand soin son cercueil d’enfant quiaurait pu le trahir.

Et à propos d’enfant, on s’étonnera peut-êtrede voir Elvire s’occuper si peu du sien. Elle était mère depuis uneheure à peine. Elle n’en avait pas encore l’habitude.

Une gaieté franche et pleine d’abandon régnaiten apparence dans l’atelier, mais, de temps en temps, Boulet-Rougeéchangeait, en dessous, un sanglant regard avec ses complices.

Toutes ces malheureuses jeunes personnesétaient condamnées à mort par leur imprudence.

Au bout d’un quart d’heure, Boulet-Rouges’écria :

– Vous avez pu juger l’amabilité de noscaractères. Ne faisons pas usage de l’étiquette du faubourgSaint-Germain, où l’on est des cinq et six jours avant de faireconnaissance. Marions-nous tout de suite !

– Hélas ! pensa Elvire sous son voiletrès épais, nous ne perdîmes pas beaucoup de temps non plus, leFils de la Condamnée et moi !…

Et sa tendre imagination lui rappelant tousles détails de la nuit de ses noces, elle tomba dans larêverie.

Messa, Sali et Lina étaient des scélératssensuels et déréglés qui joignaient volontiers au meurtre ladébauche la moins excusable. Ils reculèrent la grande table àouvrage afin de foire de la place, et bientôt l’atelier desPiqueuses de bottines réunies fut le théâtre d’un bal particulier,excessivement libre, où les gestes trop hardis se mêlaient auxplaisanteries du plus mauvais goût.

Cette petite fête de famille devait énormémentinfluer sur le caractère et l’avenir d’une Anaïs, d’une Irma etd’une Zuléma. Ces trois jeunes personnes se reconnurent alors untalent chorégraphique dont elles n’avaient pu jusque la se faireune idée. Elles eurent depuis un certain succès dans les bals demauvais aloi et triomphèrent bellement, grâce aux savantesexhibitions des dessous de leurs jupes, bien avant celles que ladanse décadente de nos jours a surnommé Sauterelle etGrille d’Égout.

Dans cette cohue, vous augurez quelle devaitêtre la gêne d’Elvire.

Afin de n’être point embarrassé dans sesmouvements, Boulet-Rouge déposa sous la table son cercueild’enfant. Personne n’y faisait attention. Tout le monde était auplaisir, et la gérante, nous avons le regret de l’avouer, donnaitl’exemple de l’inconvenance.

Après la polka et le quadrille, les Irma, lesAnaïs et les Amanda, demandèrent à boire.

D’un coup d’œil rapide, Boulet-Rouge rassemblaautour de lui ses compagnons et leur glissa ces mots àl’oreille :

– En avant l’élixir funeste !

Puis tout haut, il s’écria, s’adressant à cesdemoiselles :

– Il est une liqueur délicieuse inventée dansle silence du cloître par de saints religieux. Nous en portons avecnous quelques faibles échantillons. Le rhum est bu, mes charmantes,et le thé sans alcool est un breuvage des plus fades.Permettez-nous de payer notre écot en vous offrant une goutte deCarmélite, bien supérieure aux liqueurs de Chartreuse et deBénédictine que l’on trouve dans le commerce.

– Payez ce que vous voudrez, répondirent lesfolles filles. Le plus sera le meilleur.

Alors Lina tira de sa poche la sinistrebouteille de fer blanc, tandis que Messa et Sali atteignaient leurspetits flacons en métal d’Alger.

Les malheureuses tendirent leurs tasses dethé, c’en était fait d’elles. Lorsque sous la table, du sein ducercueil d’enfant, un faible cri s’éleva.

Vous ne connaissez pas le cœur desmères !

Ce cri suffit pour rappeler au souvenird’Elvire la naissance récente de son cher fils Virtuté.

Elle se mit sur ses jambes tremblantes arrachason voile et s’élança, semblable à une lionne, dans la chambrevoisine où était le berceau.

Son mouvement avait été rapide comme l’éclair,mais rien n’échappait à Boulet-Rouge.

Ce malfaiteur imita le chant de la pieuvrefemelle, appelant ses petits dans les profondeurs de l’Océan.Arbre-à-Couche et Carapace connaissaient ce signal qui annonçaitune péripétie de premier ordre, Ils ouvrirent des oreillesattentives et Boulet-Rouge leur dit :

– Le voile épais cachait la bru de laCondamnée. L’héritier combiné de l’immense fortune des Rudelame etdes magnifiques économies du docteur Fandango est dans moncercueil !

À ce moment, l’infortuné Elvire trouvant leberceau vide, poussait un cri d’horrible douleur :

– Virtuté ! Virtuté !

Mais à ce cri, de l’autre côté de la rue, dansla retraite du vénérable Silvio Pellico, un second crirépondit :

– Avez-vous du vieux linge ? avaitdemandé le généreux Mustapha.

Il avait tout vu !

D’un coup d’œil et grâce à un rayon de lune,il avait reconnu la jeune madame Fandango et dans l’atelier même,trois des plus méchants carnassiers des impasses : Messa,Sali, Lina !

Nous devons spécifier ici, que l’eau pourchanger les physionomies n’a pas un effet très durable. Il fautrenouveler souvent.

Les trois Fléaux, d’ailleurs, voyant que lacatastrophe approchait, ne prenaient plus la peine de dissimulerleurs pénibles desseins. À l’instant où le noble Mustapha lesapercevait, ils tiraient de leurs poches, sans se gêner aucunement,des poignards, des armes à feu, quelques massues, des cordons àétrangler, des boulettes et même une certaine quantité de charbond’Yonne, propre à déterminer l’asphyxie, pour le cas où tous lesautres moyens leur manqueraient.

Nous savons que l’éminent cocher de citadineayant franchi la rue de Sévigné passa au travers des châssis de lafenêtre comme un boulet de canon, sans se faire aucun mal.

Ce que nous ignorons, c’est qu’avant depénétrer dans l’atelier, il se débarrassa de ses vieux linges.

Ce que nul ne peut deviner, c’est l’effetproduit par son aspect soudain et complètement inattendu sur lestrois Fléaux de la capitale, surpris ainsi dans l’exercice de leurcoupable industrie.

Ce fut l’effet de la tête de Méduse !

Ce fut l’effet de la statue ducommandeur !

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