La Fabrique de crimes

Chapitre 12ATROCE BOUCHERIE

 

Selon notre coutume invariable, nous allonsretourner en arrière.

Le lecteur n’a pu oublier les lettresbrûlantes, envoyées dans des noisettes à Elvire de Rudelame autemps où elle n’était encore que la recluse de la chambre nuptialetransformée en tombeau. Ces lettres nous ont laissé deviner l’étatdu cœur de Boulet-Rouge. Il aimait avec la fougue des bêtes féroceset jusqu’au point d’assassiner sa compagne pour convoler avecl’objet de son caprice. Cette circonstance aggravait sensiblementla position d’Elvire et c’en était fait d’elle, sans l’arrivée sibrusque du généreux Mustapha.

Elle le reconnut d’un coup d’œil et sans avoirbesoin d’autre témoin que ses yeux, parce qu’elle avait eu aveclui, antérieurement à son mariage, des privautés sansconséquence.

Mustapha, tout seul, valait très certainementtrois pieuvres mâles par son intelligence, son instruction et soncourage ; mais il était sans arme, et en outre son oreille devieillard le gênait vaguement.

Messa, Sali et Lina, au contraire, étaientarmes avec abondance, et le principal d’entre eux sentait savigueur doublée par l’aiguillon de son amour. Le combat étaitinévitable et s’annonçait comme devant être un des plusintéressants de l’ère moderne.

Mais nul n’aurait su augurer en ce moment, àquel degré d’intensité furieuse, ces circonstances allaient leporter.

N’en perdons aucun détail.

Aussitôt que leurs yeux se furent reposés surle jeune cocher de fiacre, Messa, Sali et Lina poussèrent unetriple exclamation, voisine de la stupeur. Mais Messa nommé aussiBoulet-Rouge, eut néanmoins la présence d’esprit de faire ceraisonnement :

– Son entrée n’est pas plus étonnante que lanôtre !

Pendant cela, Elvire balbutiait parmi sessanglots :

– Mon cher cousin, sauvez Virtuté ! Ilfaut à nos poumons une certaine quantité d’air respirable, fixéepar la science. Mon fils doit être gêné dans ce cercueil.

Ce serait une superfluité, croyons-nous, devouloir mentionner minutieusement l’état moral des Piqueuses debottines réunies. Ces filles du peuple étaient anéanties par laterreur.

Boulet Rouge eut d’abord l’idée de dissimuler.Il comptait sur son emplâtre de dimension inusitée pour n’êtrepoint reconnu. L’eau-qui-change-les-physionomies en avait, eneffet, modifié la forme et la couleur.

– Cocher fidèle, dit-il avec une pointe desarcasme, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

– Rebuts d’une civilisation trop avancée,répondit sévèrement Mustapha, ne cherchez pas à m’abuser par desdétours. Je devrais vous punir, sans autre forme de procès, puisquevous êtes venu ici dans la coupable intention de verser l’élixirpernicieux à tout un atelier de jeunes ouvrières, mais la chancedes combats est incertaine, et mon plus sacré devoir consiste àsauver ma noble parente et son enfant. Je vous propose donc unarrangement particulier. Laissez-moi madame Fandango, née deRudelame et son jeune fils, contenu dans le cercueil, je vouspermettrai de vous retirer avec la vie sauve.

Un long éclat de rire accueillit ces paroles.Les malfaiteurs y virent une crainte cachée et cette erreur doublaleur effronterie. Boulet-Rouge ne daigna même pas répliquer. Pourbien montrer qu’il brûlait ses vaisseaux, il détacha son emplâtre,la[16] plia et la serra dans sa poche afin dene point la détériorer dans la bagarre, puis il déroula un longlasso, en cuir de buffle, fabriqué dans les parties les plussauvages de l’Amérique du Sud et le lança avec adresse autour ducou de Mustapha.

Celui-ci eut le bonheur de l’éviter par unsaut de côté qui le porta non loin de Carapace. Carapace était engarde avec une hache affilée comme un rasoir, il en asséna un coupterrible sur le généreux Mustapha qui l’esquiva et passa à portéed’Arbre-à-Couche.

Arbre-à-Couche avait choisi pour arme unescie, avec laquelle il essaya de séparer en deux parties égales lecorps de son adversaire. Mais le fils du grand chef des Ancasprofita de ce mouvement pour le saisir par les jambes et lui fairemordre la poussière.

Les Pieuvres mâles, dans leur rage insensée,imitèrent le cri de quelques animaux.

Mustapha, cependant, s’était emparé de la scieet, en trois traits, il avait verticalement coupéArbre-à-Couche.

Elvire se prosterna et bénit le Seigneur.C’était prématuré. La hallebarde de Boulet-Rouge et le kandjiar deCarapace menaçaient déjà la noble poitrine de Mustapha.

Il scia d’abord la hallebarde en se jouant,puis, ramassant à terre le bon bout, il s’en fit une arme bien pluscommode que la scie. Malheureusement, il ne put éviter l’atteintedu kandjiar qui se plongea en frémissant dans son abdomen.

Cette blessure le contraria, mais ne l’abattitpoint.

D’une main ferme, il contint les organes quivoulaient s’échapper par cette horrible plaie, et de l’autre,brandissant sa moitié de hallebarde, il fracassa les têtes de sesdeux ennemis en un clin d’œil.

Elvire, toujours prosternée, remerciaardemment l’Éternel. C’était encore prématuré. Cinq coups de feuretentirent dans la chambre voisine, et le malheureux Mustapha,après avoir tourné rapidement sur lui-même et bondi jusqu’auplafond, tomba, baigné dans son sang. Elvire poussa un cri dedétresse. Elle avait tort. La porte de l’escalier s’ouvrit, donnantpassage au rémouleur, au gendarme, au joueur d’orgues, au prêtreéthiopien et au vénérable Silvio Pellico, que nous nous sommespromis d’appeler désormais le grand chef des Ancas.

Derrière eux venait le nouveau mari de lajeune Grecque Olinda. Nous ne sommes pas parfaitement sûrs du nomque nous lui avons donné, ce doit être Faustin de Boistord ouquelque chose d’analogue.

Rien de plus facile à expliquer que la venuede tous ces bons cœurs. Ils n’avaient eu que la rue de Sévigné àtraverser et le lecteur pourrait même trouver qu’ils étaient enretard.

Mais les cinq coups de mousquet dirigés contreMustapha ?

Ceci mérite un éclaircissement.

Nous avons déjà spécifié que la faction deMontaroux, l’assassin du vrai cocher de fiacre, avait été longtempssuperflue, à cause de la voiture de vidange qui lui cachaitl’entrée de la Maison du Repris de justice. Il n’avait pas,néanmoins, complètement perdu son temps. Du haut de son siège, ilavait guetté les passants et arrêté tous ceux qui appartenaient auxténébreuses associations, maladie de la capitale. Dieu sait qu’iln’en manque pas, la nuit, dans ces quartiers populeux. Au moment del’explosion, Montaroux avait rassemblé autour de son fiacredix-sept individualités déclassées, au nombre desquelles on pouvaitcompter Coloquinte, du Plat-d’Étain, Pile-de-Pont, le tigre del’impasse du Marché Sainte-Catherine, Larribel[17],des Arts-et-Métiers et trois des onze serpents à sonnettes du pontde Notre-Dame, Croquental faisait aussi partie de ce club. C’étaitle dernier des Mohicans.

Ils étaient déjà las d’attendre et sur lepoint de se retirer, lorsqu’ils virent un corps étranger traverserla rue et percer la croisée du troisième étage de la maisonsurveillée.

Au vol, Croquental avait reconnu la taille etla démarche de Mustapha.

Montaroux alluma aussitôt sa chandelle romainequi monta, étoile sinistre, vers les cieux.

Ne vous étonnez point du temps qui s’écoulaentre ce signe et les cinq coups de mousquet tirés sur Mustapha. Ilfallut d’abord trouver des échelles de cordes, puis envoyer desémissaires dans toutes les directions : les uns pour allumerde grands feux sur les montagnes, les autres pour sonner le tocsinaux paroisses, les autres encore pour prévenir à domicile lesmembres de la criminelle association.

Chacun comprenait qu’il s’agissait d’uncataclysme.

Montaroux se chargea lui-même d’aller chercherle duc de Rudelame au café de Rohan où il regardait jouer laponte.

Ceux qui montèrent aux échelles de cordesétaient au nombre de dix. Ils portaient tous des carabines d’unnouveau système et des revolvers brevetés, le tout revêtu de labénédiction papale. Pile-de-Pont avait en outre un sabred’honneur.

Comme signe de ralliement, ils avaient adoptéla fleur de pivoine et le cri du ramoneur savoyard.

Par une coïncidence au moins étrange, ilsfirent feu sur le glorieux Mustapha au moment même où les bonscœurs débouchaient par la porte de l’escalier.

Les deux partis se trouvaient ainsi enprésence tout naturellement. Les bons cœurs, commandés par SilvioPellico, doyen d’âge, les fléaux de la capitale par Coloquinte duPlat-d’Étain, qui avait été employé d’octroi.

Silvio Pellico, récemment grand chef desAncas, dégaina le premier en criant :

– Malades du docteur Fandango !

Coloquinte arma son revolver béni enrépliquant :

– Pieuvres mâles et vampires des différentesimpasses de Paris !

– Nous venons sauver madame Fandango, ajoutaSilvio Pellico.

– Nous venons, répondit Coloquinte, vengerMessalina !

Alors, ce fut un choc effroyable, suivi d’unemêlée dont rien ne peut donner une idée, même approximative.L’affaire de l’explosion de la machine infernale n’était qu’un jeude baby auprès de ce plantureux carnage. La bataille, quiavait commencé avec une vingtaine de combattants, se nourrissaitincessamment de nouveaux venus. Olinda, la jeune Grecque, dontl’absence a pu être remarquée, était en effet partie avec Mandinaet d’autres pour battre le tambour dans les rues et avertir ainsiles Malades du docteur Fandango.

De leur côté, les animaux féroces desimpasses, au moyen du tocsin, des feux allumés sur les collines,des décharges d’artillerie et de prospectus avaient rassemblé lesinnombrables sectateurs du mal.

On accourait, on se pressait, de l’Orient etde l’Occident, du Midi et du Septentrion.

Paris, en cette nuit fatale, s’était divisé endeux vastes armées. Il ne restait dans les maisons que lesparalytiques et les personnes à l’agonie.

Parvenues dans la rue de Sévigné, les deuxqueues distinctes ne se mêlaient point. Les ennemis de la moraleéternelle et de la société montaient par l’échelle de corde, lesbonnes consciences gravissaient les marches de l’escalier. Ettoujours, et toujours !

On ne peut évaluer à moins de quatre centmille âmes les membres actifs de ce prodigieux conflit.

Et jusqu’à présent, tout s’était fait avec untel mystère, que la police n’avait pas le moindresoupçon !

Bien entendu, les malheureuses ouvrières,composant l’atelier des Piqueuses de bottines réunies, avaient étéfoulées aux pieds et écrasées dès le premier moment ; ellesétaient maintenant enfouies sous les cadavres à une très grandeprofondeur, car le résidu de la bataille s’élevait jusqu’au plafondet les nouveaux venus, pour s’entr’égorger, étaient obligés de setenir à plat ventre.

Les trois apprenties chorégraphes, toutefoisétaient parvenues à faire surnager la pointe de leur bottinedroite.

Et des deux côtés, toujours, toujours, ilarrivait du renfort, les pieuvres mâles par l’échelle, les cœursloyaux, par l’escalier.

Le sang suintait comme la cuvée dans lepressoir.

Une chose singulière et même invraisemblable,c’est que Messa, Sali et Lina, malgré leurs affreuses blessures,étaient parvenus à se dégager. C’étaient des naturesexceptionnelles. Ils s’occupaient tous trois à verser de l’élixirfuneste et pernicieux dans les plaies béantes des blessés.Boulet-Rouge avait fait un paquet d’Elvire et du cercueil d’enfant.Il avait pendu ce paquet à la fenêtre, au dehors : de sortequ’il était certain maintenant d’assouvir et ses désirs et savengeance.

Il ne restait plus qu’un espace de dix-huitpouces entre les cadavres amoncelés et le plafond, lorsqueM. le duc de Rudelame-Carthagène, revenant de voir jouer lapoule, fît son entrée à la tête de ses gardes particuliers. Cedevait être le coup de grâce, car les bons cœurs commençaient àfaiblir. Tous nos amis étaient engloutis, excepté Silvio Pellicodont la tête respectable se montrait encore au dessus du hachishumain.

Mais à cet instant suprême, un coup detonnerre éclata du côté de l’escalier. Une grande lueur sefit : c’étaient les deux prunelles du docteur Fandango.

Il arrivait sans armes et portant encore sousson bras, sa mère chérie, la princesse Troïka, des ruines dePalmyre !

Tout changea de face aussitôt. Rien n’égalaitla puissance de cet homme extraordinaire, dont nous n’avions pasabusé, parce que nous le gardions précieusement pour les effets denotre dernier chapitre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer