La Fabrique de crimes

Chapitre 3LES JARDINS DE BABYLONE

 

Il nous reste à dire ce qui advint des troispersonnages chargés de crimes, contre lesquels était dirigée lamachine infernale : Messa, Sali, Lina, Boulet-Rouge,Arbre-à-Couche et Carapace, autrement dit : les trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

Quand la voiture chargée de gaz délétèreéclata, leur première pensée fut de fuir, car jamais vous netrouverez le vrai courage dans l’âme des traîtres de mélodrame,mais ils n’en eurent pas le temps. Ils étaient, pour ainsi dire, aucentre de l’explosion qui les surprit de la façon la plus fâcheuse.Les gaz, prenant de l’air, avec une fureur inouïe, les saisirenttous trois ensemble, les soulevèrent, les firent tournoyer dansl’espace comme des brins de paille, et les lancèrent à trente-deuxmètres au dessus de la maison.

Tancrède, dit Chauve-Sourire enfermé dans lachambre de Mandina, les vit passer devant la fenêtre avec unevitesse de projectiles. Il put croire que tout était fini poureux : juste châtiment de leurs trop nombreuses faiblesses.

Mais, parvenus à trente-deux mètres au-dessusdu toit, leur pesanteur spécifique, combattant la force deprojection, détermina une triple bascule, qui s’exécutasimultanément ; puis, après être restés un millième de secondestationnaires dans l’infini, Messa, Sali et Lina commencèrent àtomber avec une vitesse graduée, triplée par le carré des distancesparcourues, ou peut-être par le carré de leurs poids. Bref, c’est àvérifier.

Quoi qu’il en soit, ils étaient bel et bienflambés. Chauve-Sourire qui les vit à travers les vitres brisées,repasser comme trois boulets de canon leur cria :

– Il m’est impossible d’allumer la fuséevolante : méfiez-vous !

Avertissement inutile et tardif.

Mais il y a en ce monde des choses bienbizarres. Ce que nous allons raconter est peut-être trop hardi. Quevoulez-vous que nous y fassions ? Les invraisemblancesproduisent des situations renversantes.

À l’étage au-dessous de la chambre de Mandina,momentanément habitée par Tancrède, il y avait un balcon. Enpassant près de ce balcon, les trois Pieuvres mâles qui fendaientl’air côte à côte, dans des attitudes diverses, étendirent leursbras par un mouvement machinal. Leurs mains rencontrèrent la grilledu balcon et s’y accrochèrent avec la ténacité du désespoir.

La grille fléchit sous leur triple poids, maiselle tint bon, en définitive, et ils se trouvèrent suspendus entrele trottoir et le ciel.

Ils étaient un peu étourdis, quoiqu’ilseussent l’habitude des émotions fortes et pénétrantes. Au-dessousd’eux, tout était silence, car la foule des curieux n’avait pas eule temps de se masser sur le lieu du sinistre.

La première voix qu’ils entendirentappartenait à un sergent de ville, qui disait, modérant la fouguedes premiers curieux :

– Tout le monde verra. Pas d’encombrement. Envoilà une histoire !

Boulet-Rouge ouvrit enfin les yeux, et voyantla situation de ses deux collègues, Arbre-à-Couche et Carapace, ildevina la sienne propre et pensa :

– Ce balcon a été notre angesauveur !

– Où suis-je ? demanda Carapace avectrouble.

Arbre-à-Couche lâcha un large soupir etgigotta[2]. Il se sentait mal à son aise.

Boulet-Rouge déposa sur la pierre, le cercueild’enfant qu’il n’avait point abandonné pendant cette péripétie. Ilétait gêné par ce petit meuble. Ayant dès lors ses deux mainslibres, il exécuta un mouvement gymnastique, en trois temps, biendétachés, et se trouva debout sur le balcon.

Déjà, en bas, le monde se battait pour voirles corps morts, des bras, des jambes, et l’oreille de Mustaphaqu’un antiquaire vola pour l’empailler dans de l’esprit de vin.

Boulet-Rouge aida ses deux compagnons àmonter, et ils se trouvèrent bientôt, tous les trois, sains etsaufs, en dedans de la balustrade.

Le balcon du second étage de la Maison duRepris de justice était un de ces jardins suspendus, modesteimitation de ceux de Babylone, qui mettent ça et là un sourire auxfaçades revêches de nos maisons. Il y avait des capucines, desharicots fleurs rouges, des pois de senteur et des cobæas, ceslianes en miniature dont le mièvre feuillage, console et repose lesyeux rougis des travailleuses de Paris.

Elles n’ont pas beaucoup d’air, dans leursmansardes, ces pauvres ouvrières, mais elles cèdent volontiers àces chers cobæas la moitié de leur air et tout leur soleil, pouravoir pendant les mois d’été, un coin vert où rafraîchirl’inflammation de leurs paupières.

Il vient parfois un moineau dans ces indignesfeuillages, et alors tout l’atelier de sourire. L’oiseau égaré leurparle vaguement du ciel libre, des grandes prairies et des haiespleines de chansons qui bordaient la route si longue, silongue…

La route qu’elles prirent un jour pouréchanger tout cela contre les puanteurs de Paris.

Nous avons pris la liberté de semer en passantces quelques phrases bien senties, pour prouver qu’il y a de lapoésie dans notre cœur et de la philosophie dans notre cerveau.Nous n’y reviendrons plus. D’ailleurs ces chères exilées ontBullier, le Moulin-Rouge, le Casino de Paris, Gugusse, Alphonse etl’absinthe.

Une lueur venait à travers les carreaux de lacroisée. L’œil perçant de Boulet-Rouge l’aperçut le premier.

– Silence ! dit-il. La destinée nous aconduits dans des lieux habités. À cette heure exceptionnelle, jedonnerais mes droits politiques pour un verre de cognac.

– Vains désirs, dit Carapace.

– Nous sommes ici séparés du monde entier,ajouta Arbre-à-Couche.

Boulet-Rouge reprit avec fierté.

– Si grand que soit le danger, je voussauverai. Après le trouble inséparable d’un pareil accident, mesesprits rentrent dans leur assiette. Je vois les événements d’unœil froid et calculateur. Nous sommes ici sur le balcon des« Piqueuses de bottines réunies », atelier libre…

– Quoi, si près de notre point dedépart ? s’écria Arbre-à-Couche avec l’accent de lasurprise.

Une idée sanguinolente traversait déjàl’esprit de Carapace. Il murmura :

– Messa, Sali !

– Lina ! répondirent les deux autres.

– Les péripéties les plus inattendues, repritCarapace, ne doivent jamais nous faire oublier notre devoir. Nousappartenons à M. le duc Rudelame-Carthagène par les lienscombinés du crime et de l’économie. J’ai confusément le soupçon quel’atelier des Piqueuses de bottines réunies appartient à laclientèle du docteur Fandango. Consulte la liste,Arbre-à-Couche.

Nous ferons remarquer ici un détail curieux.Quand les trois Pieuvres mâles de l’impasse Guéménée causaient, ilsse donnaient mutuellement leurs vrais noms, mais quand ils’agissait de travailler, ils revenaient à ces mystérieuxsobriquets composés de Messalina dédoublé : Messa,Sali, Lina.

L’attaque règle la défense. Dans le campopposé, Mandina de Hachecor, Castor, Pollux, Mustapha et legendarme avaient aussi des professions apparentes qui cachaient desrejetons de l’ancienne féodalité, des banquiers, des artistes etdes bacheliers ès-lettres.

Arbre-à-Couche, l’homme aux papiers scellésd’un cachet nobiliaire, fouilla aussitôt dans sa poche avecinquiétude. Il songeait à la culbute exécutée à trente-deux mètresau-dessus des toits. Pendant ce violent travail, ses poches avaientpu se retourner. Il n’en était rien heureusement, aussis’écria-t-il :

– Ô providence ! je n’ai rienperdu !…

Carapace répondit :

– J’ai bien gardé ma bouteille de fer-blancbouchée avec du papier gris vert.

Et Boulet-Rouge ajouta d’un air pensif enfrappant sur son cercueil d’enfant :

– Tout est étrange dans la situation où noussommes.

Le cercueil d’enfant rendit un son creuxdifficile à définir. Boulet-Rouge pâlit. L’idée d’un déficit luitraversa l’esprit comme un éclair.

– Mon cercueil se serait-il ouvert à moninsu ? s’écria-t-il.

Il l’ouvrit précipitamment et, le voyant vide,il râla d’une voix étranglée par la mauvaise humeur :

– J’ai perdu mon enfant !

En ce moment, ses yeux brillèrent d’un éclatsauvage. La prunelle des tigres de la jungle, dans l’Inde,ont[3] de ces lueurs étranges dans les nuitstropicales. Une plainte faible, un de ces cris particuliers quisortent des berceaux et qu’on appelle vagissements, avait frappéson oreille subtile à travers la fenêtre close.

– Ah ! se dit-il en lui-même, ce n’estpas la peine de se désoler. Voilà de quoi remplir ma botte.

Arbre-à-Couche, qui avait déplié sa liste auxarmes de M. le duc, mit un doigt dans sa bouche et imita lecri du coucou avec une incroyable perfection.

Les deux autres n’ignoraient point ce quesignifiait ce signal. Ils prêtèrent aussitôt une oreilleattentive.

– Ce n’était pas une coupable erreur, ditArbre-à-Couche. Les petites ainsi dénommées : Les Piqueuses debottines réunies, usent des drogues du docteur Fandango.

Il y eut un silence, comme après tout arrêtprononcé.

Boulet-Rouge prit sous son aisselle un diamantde vitrier qui ne le quittait point. D’une main sûre il scia uncarreau, le détacha et passant ses doigts par le trou, il tournal’espagnolette de la croisée.

– Les chemins sont ouverts, dit-il.

Sans perdre de temps, ils passèrent etBoulet-Rouge prononça :

– Attendez-moi un instant, ici, j’aperçois leberceau… je vais assassiner l’enfant pour utiliser moncercueil.

On ne pouvait rien objecter à une pensée sisage.

Boulet-Rouge ouvrit son coutelas…

Juste à la même minute, de l’autre côté de larue de Sévigné, une fenêtre s’ouvrit aussi au cinquième étage, Latête blanche et vénérable de Silvio Pellico se montra aux rayons del’astre des nuits.

Tancrède, dit Chauve-Sourire, était toujoursprisonnier dans la chambre de Mandina de Hachecor. Il aperçut lecélèbre vieillard, saisit son arc, le banda, y adapta une flècheempoisonnée, ajusta et tira.

La flèche partit en sifflant comme une clef.Silvio Pellico poussa un cri de soie déchirée et disparut à tousles yeux !…

Au grenier, une femme, artiste de Montmartre,qui étudiait la Tour de Nesle, lança ces mots :

– Il est minuit, la pluie tombe, parisiens,dormez !

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