La Fabrique de crimes

Chapitre 9LE GRAND CHEF DES ANCAS

 

La belle Elvire s’arrêta, suffoquée.

On se souvient de cette particularité quiétait alors un mystère : Mandina avait vu le ciel rouge dansla direction de l’occident. Ce n’était pas le château de Maurusequi était la proie du feu, c’était le palais du faubourgSaint-Honoré.

– Hélas ! reprit la narratrice, jen’étais pas encore sauvée. Cet incendie, allumé par les soins demon époux, se produisit dans un moment incommode. Entourée comme jel’étais, comment jeter l’échelle de soie qui devait conduirejusqu’à moi mes libérateurs ?

Je fus enlevée par les trois Pieuvres mâles del’impasse Guéménée, qui me firent sortir du palais par desescaliers dérobés et des couloirs obscurs. Ces souterrainsaboutissent au puits de Grenelle.

On m’emmena ensuite à travers les rues. Messa,Sali et Lina nous quittèrent pour affaires ; je ne sais ce quedevint l’huissier de la place des Vosges. Rue de Sévigné, je fusprise des douleurs de l’enfantement, et vous savez le reste.Plaignez mes infortunes.

Nous renonçons à peindre la physionomiegénérale de l’atelier des Piqueuses de bottines réunies, à la finde ce récit aussi long que surprenant.

Nous préférons revenir en toute hâte à lachambre voisine où le sanguinaire Boulet-Rouge se préparait àimmoler le nouveau-né. Messa, Sali et Lina ignoraient la série descirconstances qui avaient amené Elvire et son fils, Virtuté, à laMaison du Repris de justice, Ils ne savaient même pas que lamalheureuse jeune femme fut accouchée.

En quittant M. le duc, ils étaient alléstuer quelques malades du docteur Fandango, pour accomplir le traitéqui les obligeait à fournir tous les jours soixante-treizevictimes. Ce chiffra n’avait pour eux rien d’exagéré. L’habitudeest une seconde nature.

S’ils avaient pu deviner qu’ils étaient là enprésence de Virtuté, le petit-fils de la Condamnés, destiné, dèsson entrée dans la vie, à périr dans de l’esprit de vin, ilsn’auraient pas hésité, mais ils le prenaient pour un enfant ducommun, fruit insignifiant d’une piqueuse de bottines et d’unprolétaire. Ils ne se pressaient point, d’autant que la frêlecréature ne portait pas encore la marque particulière du docteurFandango.

Boulet-Rouge était indécis sur la manière dontil allait l’immoler. Il avait le choix entre le poignard, lepoison, ou la strangulation ; il pouvait aussi lui appliquerun masque de poix sur le visage ou lui chatouiller la plante despieds jusqu’à extinction. Il préféra lui enfoncer une aiguilleanglaise dans la tempe, parce que cela ne laisse pas de trace.

Pendant qu’il prépare, en se jouant,l’exécution de ce forfait, nous passerons de l’autre côté de la ruede Sévigné et nous introduirons le lecteur dans la retraite modestedu célèbre Silvio Pellico.

Ce respectable vieillard avait été ressuscitépar le docteur Fandango au moyen d’un procédé occulte. Il avaitcompris que les détails de sa mort et de sa captivitécompromettaient son honorabilité dans sa patrie, et il était venus’établir à Paris.

Sa succession ayant été recueillie par seshéritiers, il vivait des bienfaits du généreux Mustapha qui l’avaitadopté pour aïeul.

Sa demeure servait souvent de lieu de réunionaux loyales natures qui défendaient la cause du Fils de laCondamnée.

Ce soir, nous n’avons pu l’oublier, c’étaitchez lui que Mandina de Hachecor, le Rémouleur, le Joueur d’orgueset le Cocher de citadine avaient cherché un asile, aprèsl’explosion de la machine infernale. Ils y trouvèrent le gendarmeet quelques autres bons cœurs, réunis autour d’Olinda, la jeuneGrecque, ancienne première confidente d’Elvire. Elle était en mald’enfant, parce que, mariée à la même heure que sa maîtresse, elledevait accoucher à la même époque. Telles sont les loisimprescriptible» de la science. Une scène attendrissante eut lieudans cette étroite enceinte. Quand le vénérable Silvio Pellico vitque Mustapha était veuf d’une oreille, il se livra aux marques duplus violent désespoir.

– Personne ne sortira d’ici avant d’avoir étéfouillé avec soin, s’écria-t-il en proie à une animation peuordinaire. Il faut que l’oreille de mon jeune bienfaiteur seretrouve. Et d’abord quelque traître ne se serait-il pas glisséparmi nous ?

– Nous avons déjà échangé les signes convenus,objecta Mandina.

– Jeune insensée, répliqua Silvio Pellico, lavie a-t-elle été toujours sans reproches ? Le gendarme a-t-ilà se louer de ta conduite ? Tu n’as pas la parole. Ignores-tuà quel point est aujourd’hui poussé l’art de déguisement ?Dans une assemblée secrète, il serait bon maintenant de variertoutes les dix minutes les signes et les mots d’ordre. Une pieuvremâle, un chacal, un mohican, un habit noir, une casquette verte,peut prendre à chaque instant la taille et le visage de l’un denous. Penses-tu ce qui arriverait, si les Fléaux desdivers[12] impasses parvenaient à pénétrer nossecrets !

Tout en parlant, il lavait avec son mouchoirimbibé d’un précieux vulnéraire, la place où était autrefoisl’oreille droite du loyal Mustapha. Chacun respectait sa douleur.Il reprit :

– L’homme a besoin de deux oreilles. Une seuleoreille est contraire aux lois de la symétrie. Mustapha, ou plutôtFaustin d’Apreval ! car après un pareil malheur, je ne sauraisplus dissimuler ton antique et illustre origine, quelle figurevas-tu faire auprès de la princesse ton amante ?

Les assistants écoutaient stupéfaits. Legendarme fit un pas en avant.

– Si vous êtes véritablement Faustind’Apreval, dit-il, ma mission est accomplie !

– La mienne aussi ! s’écria le Rémouleurqui ôta sa perruque rousse et laissa voir des cheveux châtains dela nuance la plus chatoyante.

L’ecclésiastique Éthiopien demanda uncouteau.

Ayant fendu sa soutane, il en retira un brasd’abord, puis une jambe, tous deux bien conformés, puis, il enlevaun appareil ingénieux qui recouvrait un de ses yeux, puis enfin,dépouillant une peau factice dans laquelle il vivait depuislongtemps, il apparut blanc et propre à tous les regards.

– Amoroso ! murmura Mandina prête à setrouver mal.

Le Joueur d’orgues, sans y songer, exécutaitsur son instrument un des morceaux les plus émouvants de laMarseillaise.

Silvio Pellico avait tout compris.

Il étendit ses mains tremblantes etdit :

– Je puis mourir à nouveau, puisque j’ai vuréunis encore une fois les cinq enfants de l’odalisque !

– Les six soupira Olinda qui avait achevé dansun coin le travail de sa délivrance et qui bondit au milieu ducercle avec un bel enfant dans ses bras.

Cela mit un froid. Silvio Pellico prononça lesparoles suivantes à voix basse :

– Si Olinda est la fille de Princessina,l’odalisque Maugrabine, elle a épousé son frère ; ce n’est pasconvenable.

– Parle ! ô mon époux, s’écria la jeunegrecque avec un sourire angélique. Hâte-toi de dissiper leurssoupçons.

Le Rémouleur fit un geste pour réclamer lesilence.

– Grâce au souverain arbitre de l’univers,dit-il, nous avons évité ce piège. La nuit des noces, et au momentmême ou j’entrais dans la couche nuptiale, ma sœur reconnut à moncou le portrait du grand chef des Ancas qui me fut légué par notremère. Elle poussa un cri et se rhabilla…

– Mais l’enfant !… interrompit Silvio nonsans défiance.

– Votre âge avancé ne vous donne pas le droitde me couper la parole, répliqua le Rémouleur.

J’allais expliquer l’enfant. Ma sœurs’agenouilla près de moi et m’avoua que, la veille, elle avait cédéà l’amour d’un inconnu, qui devait la conduire à l’autel lelendemain. Comme ce lâche imposteur manquait à ses serments,Olinda…

Il fut interrompu par plusieurs coupsvigoureux frappés à la porte.

– Qui vive ? demanda aussitôt SilvioPellico.

– C’est moi ! répondit une voix qui fittressaillir la jeune Grecque.

– Cet organe… commença-t-elle.

– Moi, poursuivit la voix, Frigolin de Torboy,qui, empêché il y a neuf mois par une circonstance imprévue, n’aipu venir au rendez-vous.

– C’est lui, s’écria Olinda, c’est le père deZêlida !

Elle pressait l’enfant contre son cœur. SilvioPellico fit remettre les divers déguisements, car il n’oubliaitjamais les conseils de la prudence, et l’on ouvrit la porte auvéritable époux d’Olinda, qui reconnut son petit, séancetenante.

Il portait le costume des droits réunis, maisc’était un mensonge. Ses parents étaient propriétaires etréférendaires à la Cour des comptes.

Silvio Pellico réfléchissait.

– Ôtez de nouveau vos déguisements !ordonna-t-il.

Et quand on lui eut obéi :

– Nous devons redoubler de précautions, parceque j’ai une importante ouverture à vous faire.

– Pour ne point blesser la pudeur,continua-t-il au bout d’un instant, messieurs, vous tournerez ledos aux dames ; mesdames, vous regarderez du côté où ne sontpoint les hommes, puis vous vous déshabillerez complètement afin deme laisser constater si vous portez tous le cachet particulier duFils de la Condamnée. J’ai été cruellement trompé en ma vie. Jetiens à n’être plus victime d’aucune erreur. Mon grand âgem’autorise à faire cette constatation, sans offenser l’un nil’autre sexe.

On lui obéit encore, mais en murmurant.

Aussitôt qu’il eut vu et contrôlé tous lescachets, il ouvrit ses bras et dit avec une émotion qui allaitjusqu’au transport :

– Dans mes bras ! sur mon cœur !tous ! tous ! Puisqu’il ne reste plus aucune énigme àdeviner, je vais vous faire une dernière surprise, ô mesenfants ! reconnaissez l’auteur de vos jours. Je suis le grandchef des Ancas ! je suis le veuf de Princessina, l’odalisqueMaugrabine !

Il est plus facile de se représenter l’effetde cette péripétie que de l’exprimer par des paroles.

– Ô mes enfants, se reprit tout à coup levieillard, que la vieillesse vous rend donc léger et abominablementinconséquent. L’état de nudité dans lequel je viens de vous mettreen est une preuve évidente. Baissez les yeux, mes filles, et neregardez pas ainsi vos frères ! Mes fils, baissez les yeux etgardez-vous de détailler ainsi vos sœurs ! Vite, reprenez vosvêtements.

Pendant qu’elles se rhabillaient, le vénérableancêtre leur expliqua que, craignant les cancans, il s’étaitréfugié au Chili, que les Araucaniens l’avaient choisi pour leurroi, etc., etc.

Mais nul n’est parfait, au milieu del’allégresse générale, ce vieillard entêté, reprit son idéefixe.

– Tout cela n’empêche pas, s’écria-t-il, quele généreux Mustapha n’a plus qu’une oreille. Maintenant qu’il estmon fils aîné, je tiens de plus en plus à ne pas le laisser danscet état.

– J’ai sur moi une colle spéciale, dit lenouvel époux d’Olinda, j’en donnerais volontiers un morceau pourêtre agréable à mon beau-frère. Si on pouvait savoir où estl’oreille…

Il n’eut pas le temps d’achever. Silvio, lestepour son âge, s’était élancé vers son armoire qui s’ouvrait, bienentendu, à l’aide d’un bouton caché dans le mur. Il en retira unelongue-vue, sur l’enveloppe de laquelle les initiales J. F. G. L.P. indiquaient qu’elle avait appartenue au malheureux navigateurJean François Galoup de la Pérouse, commandantl’Astrolabeet la Boussole, mort en 1785, aux îlesVanikoro.

L’ayant développée à son point il se mit à lafenêtre et examina le pavé de la rue de Sévigné, pour voir s’il n’ydécouvrirait point l’oreille de Mustapha.

C’était juste au moment où Messa, Sali et Linaentraient dans la chambre au berceau, chez les Piqueuses debottines réunies.

Nous avons noté comme quoi Tancrède, ditChauve-Sourire, prisonnier chez Mandina à l’étage au-dessus, bandason arc et décocha une flèche à l’adresse de Silvio Pellico.

Cette flèche ayant traversé les airs atteignitle vieillard à la tète et lui coupa net l’oreille droite.

Loin de se lamenter, il poussa un grand cri dejoie et revint vers sa famille en tenant son oreille à la main.

– Jeune étranger, dit-il à Frigolin de Torboy,ô mon gendre, préparez votre colle et que cette oreille appartiennedésormais au noble Mustapha, pour prix de ses bienfaits.

Celui-ci voulut refuser, mais Silviopoursuivit :

– Ma carrière est fort avancée. Peu importeque je la termine avec une seule oreille puisque j’ai renoncé àl’amour depuis que Princessina n’est plus. Accepte cette oreille,mon fils, c’est celle d’un vieillard, elle écoutera les conseils dela prudence. En outre, tu n’auras plus besoin désormais de faire àtout bout de champ des signes pour te faire reconnaîtra. Il noussuffira de relever les belles boucles de tes cheveux et de voir monancienne oreille, pour constater ta présence à l’instant même.

Mustapha consentit enfin. Comme le nouvelépoux d’Olinda achevait l’opération du collage, les regards deMustapha se portèrent par hasard vers les fenêtres de l’atelier quifaisait face.

– Avez-vous du vieux linge ! s’écria-t-ild’une voix de tonnerre.

On ne le comprit point d’abord.

– Avez-vous du vieux linge ? répéta-t-ilen proie à une exaltation croissante, du papier, de la laine àmatelas, des chiffons, n’importe quoi ?…

Chacun le crut fou, mais sans s’arrêter àcombattre cette erreur, il déchira les rideaux du lit et s’en fitune sorte de turban fort épais.

Puis, reculant de plusieurs pas pour prendreson élan, il dit d’une voix tonnante :

– Il faut sauver madame Fandango, oumourir !

En même temps, il sauta par la fenêtre.

La famille de Silvio Pellico, que nousappellerons maintenant Grand chef des Ancas, le vit traverserl’espace. Sa tête alla frapper la fenêtre le la croisée desPiqueuses de bottines et l’enfonça.

C’était pour éviter le choc, inséparable d’unepareille entreprise, qu’il avait demandé du vieux linge.

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