ÉPILOGUE – LE SCARIFICATEUR
Le lendemain, on lisait dans leScarificateur, journal général de médecine et dechirurgie :
« L’un de nos plus renommés aliénistes,le docteur Q. K. G… directeur de la maison d’Ô… T…, nous adresse lalettre suivante :
« Monsieur le rédacteur,
» Les feuilles du soir ont fait grandbruit de certaine aventure tragi-comique qui a mis, hier, en émoi,la tranquille population de la rue de Sévigné.
» On a dit que tous les pensionnaires demon établissement avaient pris la fuite et porté la terreur dans unquartier de Paris.
» Ceci mérite explication.
» Depuis quelque temps, j’ai été obligéd’ajouter à ma maison principale un pavillon destiné au traitementd’une maladie mentale qui semble affecter plus particulièrement lespersonnes des deux sexes, livrées à la lecture habituelle decertains récits que j’appellerai les romans saignants.
» Les feuilletons duPetit-Canard, qui se débitent par centaines de mille, mefournissent spécialement la plus grande partie de ces casparticuliers.
» Ce n’est pas tout à fait de la folie,c’est un ramollissement de la pulpe cérébrale qui se rapprochedavantage de l’innocence.
» Ces malheureux voient partout despoignards, du poison, des trappes, des pièges, des embûches detoute sorte ; Paris leur apparaît comme une immense ratière oùl’on ne peut plus faire un pas sans rencontrer la mort.
» Le feuilleton traitant des avortements,des vapeurs de charbon, des suicides par amour, nous amène quantitéde jeunes filles dont l’innocence a été gâtée par ces lecturesmalsaines.
» Ceux par contre où il est parlé demorts violentes par la noyade, les sauvages embuscades, lesmorsures d’aspic à tête noire, la strangulation, etc., nous fontregorger immédiatement de vieillards et de jeunes hommes idiotiséspar ces récits pernicieux.
» D’habitude, mes pensionnaires sont bientranquilles. Hier, malheureusement, le vieil infirmier qui lesgarde était de noce. Ils se sont échappés et sont venus jouer dansun taudis une scène de leurs drames favoris.
» En somme, pour tous dégâts, il y a euun carreau de cassé et le bris d’un loquet donnant accès dans lacave d’un rôtisseur. L’indemnité a été réglée et soldée.
» Je vous prie, M. le rédacteur, deporter ces faits à la connaissance du public, en acceptantl’assurance de ma parfaite considération.
Signé :» Q… K… C…, docteur-médecin,
directeur de l’asile centrale d’O… T… pour les aliénés des deuxsexes. »
FIN