La Fabrique de crimes

Chapitre 4LES PIQUEUSES DE BOTTINES RÉUNIES

 

Par un contraste habilement ménagé, après tantde sang, tant de larmes, et pendant que Boulet-Rouge va assassinerl’enfant, le lecteur se reposera avec délices en un tableau pleinde fraîcheur.

Vingt-cinq piqueuses de bottines, la plupartjeunes, alertes, rieuses et débauchées, étaient réunies autourd’une table malpropre dans une chambre de derrière qui faisaitsuite à celle où les trois Pieuvres mâles de l’impasse Guéménéevenaient de s’introduire par escalade et effraction, à cellehélas ! où se trouvait le berceau.

Elles travaillaient en babillant et enchantant, les brunes, les blondes, les châtaines, les roussesaussi ; elles travaillaient très bien, très vite et de trèsbon cœur. On ne travaille ainsi qu’à Paris, où la rage du plaisirdonne la rage de la besogne.

Il y en avait beaucoup de jolies et beaucoupde laides, mais les laides avaient ce je ne sais quoi de canailleet de vif, qu’on nomme du chien, qui les faisait presquejolies. C’étaient pour la plupart des minois chiffonnés quin’eussent point supporté l’analyse des nez retroussés, des frontsbombés, des grandes bouches souvent, montrant des poignées deperles.

Leurs toilettes étaient comme leurs visages,sujettes à caution, mais avenantes et hardies. On n’eut pas vendule tout pour cinq cents francs peut-être. Hors de Paris, vous n’enauriez pas eu moitié pour un prix fou.

Les noms étaient caractéristiques : lespetits noms. Les noms de l’atelier ressemblent un peu à ceux duthéâtre : ce ne sont pas les noms de familles.

Peu de Marie, point de Françoise, ni deMadeleine, ni de Jeanne.

Des Anaïs en quantité, des Régine, des Amanda,des Athénaïs, quelques Léocadie, des Irma et des Zuléma.

Elles ont grand honte quand elles s’appellenttout uniment Joséphine.

C’est le contraire ailleurs. Nous avons connuune femme de qualité, morte avant l’âge du chagrin qu’elle avait des’appeler Léopoldine.

Les noms simples, les noms communs prouventgénéralement la race. Où diable voulez-vous que Chiquita soitnée !

Il y avait la, onze Anaïs, sur vingt-cinq, etl’on était obligé de les distinguer, par des surnoms :Chiffette, Cocarde, Colibri, Œillet d’Inde, Chou-Fleur, Lampion,etc. ; il y avait sept Amanda, quatre Reine et trois Irma.

Leurs plaisanteries, qui les faisaient rire desi bon cœur, n’étaient pas très variées ; on entendait ça etlà :

– Fallait pas qu’y aille !

– Des navets !

– Et ta sœur ?

– Ma sœur ? est à bord d’une chaloupe àvapeur ! avec le chauffeur ! qu’est sonabuseur !

– C’est rigolo !

Et autres…

C’est suffisant à les tenir en joie.

Aujourd’hui, la réunion avait un caractèreparticulier pour un double motif : d’abord on avait entendul’explosion de la voiture inodore. Anaïs Cocarde, dépêchée en bas,pour savoir ce que c’était, était revenue toute pâle, disantqu’elle n’avait jamais rien vu de si horrible dans le PetitJournal. Tout le monde avait voulu se précipiter dans lesescaliers, mais Anaïs Chou-Fleur, la gérante, retenant, d’unepoigne vigoureuse, Anaïs Chiffette, Anaïs Œillet d’Inde et AnaïsLampion, avait déclaré qu’avant tout la veille devait êtrefinie.

On obéit bien autrement à une géranted’association libre, qu’à la «demoiselle » d’une maisonordinaire.

Le second motif était plus intéressant.

Il y avait au centre de la table, une jeunefille qui ne travaillait pas. Celle-là était très belle, mais sipâle qu’elle vous eut fait pitié. Sa toilette avait une simplicitéaristocratique et quelque chose en elle rappelait les ingénues defamilles princières, persécutées par l’infortune au théâtre del’Ambigu-Comique.

Nous sommes forcés de remonter, aucommencement de cette soirée pour expliquer la présence d’Elvire,la jeune marquise fugitive, à la table des Piqueuses de bottinesréunies.

Vers sept heures et demie, longtemps parconséquent avant la catastrophe imprévue qui devait plongersoixante-treize familles dans le deuil, la gérante de l’atelierétait sortie pour acheter du thé, du sucre et du rhum ;l’habitude étant de s’accorder cette douceur quand la veillée seprolongeait jusqu’à minuit et au delà.

En allant chez l’épicier, la gérante n’avaitrien vu d’extraordinaire, sinon une jeune fille donnant le bras àun vieillard de cent et quelques années qui avait une figure dehibou.

Quant elle revint la jeune fille et levieillard avaient disparu.

Mais comme elle traversait l’allée sombre dela Maison du Repris de justice, elle entendit dans la nuit desgémissements inarticulés.

Avec son thé, son sucre, son rhum, ellerapportait une boite de ces allumettes bougies dont il seraitsuperflu de faire l’éloge, tant elles ont déjà rendu de services àl’humanité.

Elle eut l’idée candide d’en allumer une etvit alors un spectacle attachant.

La jeune fille et le vieillard de cent etquelques années étaient sous ses yeux.

La jeune fille, étendue sur les dalles del’allée, venait de mettre au jour de la nuit, au milieu dessouffrances les plus atroces, un enfant du sexe masculin, très bienconformé et très viable.

Le vieillard, dont la figure de hibouexprimait une cruauté incalculable, essayait d’une main d’étranglerl’enfant nouveau-né, et de l’autre, de poignarder la jeune filleavec un crick malais d’un travail curieux et manifestementempoisonné[4].

Une seconde encore, et c’en était fait desdeux infortunées créatures.

Anaïs le comprit ; ce n’était qu’unefaible femme, douée d’une éducation médiocre et de mœurs relâchées,mais elle avait de l’initiative. Son cœur généreux bondit dans sapoitrine. D’une main elle alluma d’un seul coup toutes ses bougies,de l’autre, elle tint en l’air ce feu d’artifice peu dangereux,mais éblouissant.

Le vieillard, épouvanté, laissa échapper ungeste de désappointement et se glissa en rampant vers la rue.

Anaïs le poursuivit pour lui demander son nomet son adresse. Elle ne le vit pas sur le trottoir, mais une voixqui n’avait rien d’humain bourdonna à son oreille :

– Femme imprudente, crains la vengeance dubisaïeul !

– Des nèfles ! répondit-elle dans lagaieté de sa vaillance populaire.

Puis elle revint dans le fond de l’allée, mitl’enfant nouveau-né dans la poche de son tablier et aida la jeuneaccouchée à monter les deux étages qui conduisaient à l’atelier.Quoique privée de sentiment, l’inconnue avait encore l’usage de sesjambes.

On doit juger de l’étonnement des Léocadie etdes Amanda, quand la gérante, ouvrant la porte de l’atelier, fitentrer la jeune mère et tira l’enfant caché dans son sein.

C’était lui qui dormait dans le berceau de lachambre au balcon ; c’était lui que menaçaient les détestablespassions de Boulet-Rouge.

S’il avait su…

La gérante dit :

– Mes petits amours, il ne faut pas que çavous empêche de travailler. Je vais installer la jeune étrangèredans un bon fauteuil et elle va nous raconter ses aventures pourpasser le temps agréablement.

– Femme généreuse, murmura la jeune filled’une voix altérée, quand je devrais vivre cent et quelques années,comme mon trop cruel bisaïeul, je n’oublierai jamais vos bienfaits…donnez-moi, je vous prie, un bouillon…

– Je n’ai que du rhum, interrompit Anaïs.

– Ça me suffira !

Elle but un verre de rhum et parut soulagéepar ce cordial.

– Bonté divine, murmura-t-elle ensuite, enversant des larmes abondantes, dans quel abîme une liaisoninnocence, mais qui a des suites, peut précipiter une jeunepersonne !

Toutes les Anaïs grillaient de savoir ;les Irma en étaient malades.

L’étrangère s’assit et poussa un soupir desoulagement.

– Femme du commun vraiment magnanime,reprit-elle, je vous dois un aveu complet. Racontez un peu à cesdemoiselles ce qui s’est passé dans l’allée sombre, cela me donnerale temps de reprendre haleine. Quand vous aurez fini, je prendraila parole, et vous connaîtrez toute l’étendue de mon malheur.

Elle arrêta la gérante au moment où celle-ciouvrait la bouche, pour dire encore avec une dignité pleine deréserve :

– Épargnez autant que possible, dans votrerécit, le noble criminel dont vous avez prévenu le dessein pervers.Outre qu’il est respectable par son âge, je lui dois tendresse etobéissance. Il est le père du père de mon père.

– Voilà comme elles sont dans la haute,s’écria Chou-Fleur avec admiration. C’est bête ! Moi, ni uneni deux, j’aurais étranglé le vieux polisson.

Puis employant le langage pittoresque et imagéde la basse classe, elle fit le récit succinct, mais complet dudrame de l’allée.

Elle eut un vrai succès et la curiosité neconnut plus de bornes dans l’atelier des Piqueuses de bottinesréunies.

Quoique faible encore, n’étant accouchée quedepuis un quart d’heure, l’étrangère commença aussitôt :

– La fortune et la naissance ne donnent pas lebonheur, j’en suis un fatal exemple.

Je reçus le jour loin de Paris, au delà de laporte jaune, entre la ville de St-Cloud et le village de Garches,département de Seine-et-Oise, dans un antique et noble châteauconnu sous le nom de Mauruse.

Loin de moi, la pensée de faire envie à votrepénurie, en vous détaillant le luxe qui entoura mon berceau. Monpère, fils aîné du marquis de Rudelame, qui lui-même était le filsaîné du duc portant le même illustre nom, avait épousé Fanchon dela Roque-Aigurande, descendante et unique héritière des captals deBuch, cadets de la maison de Foix. À l’âge de dix ans, j’avais unepoupée qui coûtait 185 louis de 24 francs et ma nourrice portaitdes boucles de rubis à ses jarretières.

Passons… Je l’ai bien payé plustard !

Le château de Mauruse est une antique demeureperchée au sommet d’une montagne et entourée de précipices sansfond qui rejoignent les fameux étangs de Ville-d’Avray par despercées souterraines. Il fut bâti par Anguerrand de Carthagène quitua en combat singulier le bailli de Chavanette, derrière Bicêtre,sous Henri II.

Passons… Si je vous disais les diversesillustrations de ma famille, ça vous humilierait et nous n’enfinirions plus.

À l’époque de la révolte des peuples, en 1789,mon bisaïeul était déjà un homme de trente et quelques années, bienvu en cour, heureux près des dames, beau joueur et tout à fait bonenfant.

La révolution le surprit à l’improviste. Quandon vint pour piller son château de Mauruse, il était à Sèvres pouracheter du tabac. Il n’eut pas le temps de rassembler ses trésorsqui furent dilapidés par la multitude. Obligé de partir pourl’émigration avec sa femme et son fils (le père de mon père), il nepossédait que son argent de poche et les boutons de son habit quiétaient en perles fines, heureusement.

Il arriva ainsi à Londres, capitale del’Angleterre. Son argent de poche, ajouté au prix de ses boutons,lui compléta une somme de 250 guinées, ou si vous le préférez 8.750francs. Ça vous semble encore un joli denier, mais ma bisaïeuledépensait 50 louis par jour. Le duc de Rudelame-Carthagènel’adorait.

Ce fut pour satisfaire à ses fantaisies qu’ilcontracta plusieurs mauvaises habitudes dont sa famille devait êtreplus tard la victime. Il se fit usurier d’abord, puis, les produitsde cette industrie ne suffisant pas aux prodigalités de sa femme,il apprit à tromper au jeu, dans les bonnes sociétés. Un jourenfin, emporté par l’envie de faire plaisir à son épouse, il se mità travailler sérieusement, passa ses examens avec succès, et futreçu membre de cette importante compagnie : La GrandeFamille des voleurs à Londres.

Il était là sur une pente glissante, ilglissa. Toujours pour procurer à sa compagne idolâtrée des bijouxprécieux, des cachemires et des liqueurs fortes, car la duchesseavait contracté un culte tout particulier pour la sobriétéanglaise, il fabriqua des poisons, inventa une nouvelle espèce depoignards, destinés à ne pas laisser de traces et se comporta en unmot comme un homme indigne de l’estime générale.

Je suis suspecte de partialité, puisqu’il estmon ancêtre, mais la vérité me force à déclarer qu’il gardatoujours une certaine tenue au sein de ses dérèglements. Il ne volajamais qu’en gros et il faisait exécuter ses meurtres par desemployés.

Mais, au moins, la personne en faveur delaquelle il se compromettait ainsi était-elle digne de tantd’amour ? Ne l’espérez pas ! Madame la duchesse avait del’éducation ; à part cela, c’était une coquine. Outre son goûtpour la boisson, elle allait avec les Écossais.

Vous entendîtes parler sans doute de MarieStuart. Si l’Écosse est l’amie de la France, ce n’est pas uneraison. M. le duc ayant appris que la compagne de sa vieprodiguait l’argent gagné avec tant de peine, à des jeunes gens àla mode, à des musiciens, à son valet de pied, trois avocats etmême à des militaires, résolut à se venger. Il achetal’Affaire Clémenceau[5] et unebarre de fer toute neuve qu’il mit rougir un feu très ardentpendant quarante-huit heures, après quoi, il l’imbiba, toutechaude, nicotine, de phénol Bobœuf et d’acqua Tafana, mélangés avecde l’assa fœtida et une composition dont notre famille gardeprécieusement le secret. Elle n’est pas dans le commerce. Ayantpris ainsi ses mesures, il rentra un soir à son domicile plus tôtque de coutume. Il apportait avec lui une corbeille remplie de vinsfins, de liqueurs fabriquées dans divers monastères, de viandesfroides, de saucisses et de petits gâteaux.

J’ai dit qu’il était bel homme. Ma bisaïeule,portée sur sa bouche, ne demanda pas mieux que de souper avec lui.Il fit dresser la table dans une certaine chambre de son hôtel quin’avait ni porte ni fenêtre.

On n’eut trouvé nul part un lieu plusfavorable à ses farouches desseins.

Madame la duchesse, sans défiance et remplied’appétit, le suivit dans cette dangereuse retraite. Le soupercommença à huit heures dix minutes. À dix heures on renvoya lesdomestiques. Au coup de minuit, alors que la coupable et infortunéefemme était ivre d’amour et d’anisette, mon bisaïeul prit, au lieud’un simple couteau à papier, la barre de fer rouge qu’il avaitcaché sous sa chemise et la lui passa quatorze fois au travers ducorps, non sans prononcer des paroles d’amère et vindicativeraillerie.

Jusqu’au treizième coup, la malheureuse criaet appela ses militaires.

Il ne me faut pas d’autres preuves pouraffirmer qu’elle avait la vie dure. Néanmoins, le duc deRudelame-Carthagène dut croire qu’il en était débarrassé pourjamais. La suite de cette anecdote montrera si c’était là unechimère…

Ici, Elvire fut prise d’une convulsion,occasionnée par son état.

Les piqueuses de bottines réunies seprécipitèrent à son secours.

C’était l’heure où la voiture de vidange,inodore arrivait dans la rue. Rien n’annonçait encore une sanglantecatastrophe. Les oiseaux dormaient dans les gouttières, la brisefaisait tourner les girouettes au sommet des monuments, et lesvieux messieurs, sur les trottoirs, suivaient les petitesouvrières.

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