La Fabrique de crimes

Chapitre 5L. D. F. E. V. – I. A. T. V. – D. E. J. – T. !

 

La jeune et belle Elvire deRudelame-Carthagène reprit ses sens, but un verre de rhum etpoursuivit en ces termes :

– Ô mes chères bienfaitrices, malgré ladistance qui sépare nos positions sociales, ma reconnaissance nefinira qu’avec ma vie ! Je veux tout d’abord modérerl’étonnement que pourrait vous causer le crime de la chambre sansporte ni fenêtre.

La seule chose surprenante, c’est que monbisaïeul eût pu garder la barre de fer rouge sous sa chemise. Maisoutre que c’était pour l’empêcher de refroidir, nous sommes àLondres.

À Londres on en voit bien d’autres.

Et quant à l’atrocité du forfait, ma familleest depuis longtemps habituée à ne se rien refuser. Le marquis, monpère, s’est amusé une fois à faire le relevé des crimes et délitsappartenant en propre à notre maison, depuis le règne de Henri IIjusqu’à Louis-Philippe seulement. Il y a quatre-vingt-un meurtresdont deux parricides, sept fratricides des deux sexes, troistanticides, cinq onclicides, treize neveux ou niécicides, huitinfanticides, vingt-trois adultères, dix-neuf incestes !…

Il y a des instants, s’interrompit ici lajeune accouchée avec un désespoir impétueux, où je préféreraisavoir reçu le jour au sein de la misère. Ah ! gardez vos mœursinnocemment égrillardes, fillettes du commun. Cette atmosphère desang et de honte est loin d’être agréable, à la longue !

Le lendemain matin, mon bisaïeul chercha lecadavre de sa femme, car il voulait le faire embaumer, par undernier caprice. À sa place, il trouva un billet ainsiconçu :

« L. D. F. E. V. – I. A. T. V. – D. E. J.– T. !

Ce mystérieux écrit le remplit d’inquiétude etd’alarmes. Il se creusa la tête en vain pour en deviner lasignification.

Tant d’initiales accumulées devaient cacherune menace.

Qui donc avait pu entrer dans cette chambresans porte ni fenêtre ?

Il y avait la cheminée !

Mon bisaïeul la fit aussitôt fermer à l’aided’une grille en acier fondu ; – Mais il était trop tard.

Il fut malade dangereusement.

À peine remis sur pied, il ordonna à nombreuxdomestiques de regarder sous les lits et dans tous les tiroirs descommodes :

Le cadavre de la duchesse restaintrouvable.

Cela aigrit d’autant le caractère de bisaïeulqui déjà n’était pas trop tendre. Il devint cruel, et, dans lesilence du cabinet, ses meilleurs amis le surprirent souventtorturant des insectes ou soumettant des animaux domestiques àdifférents supplices.

En ce temps, plusieurs petits enfants de sonquartier disparurent et toutes les recherches demeurèrent sansrésultat. Il les avait coupés par morceaux sans utilité apparente.Il avait d’ailleurs bien des motifs de mauvaise humeur.

De même que le cadavre de la duchesse étaitinrencontrable, de même le mystérieux billet restait intraduisible.M. le duc s’était adressé aux hommes d’affaires les plushabiles ; aucun d’eux n’avait pu lui donner le mot del’énigme.

Il entendit parler un jour d’un personnageétonnant qui passait pour être le fameux Gagliostro[6], bien que celui-ci fut mort au château deSaint-Léon, dans la campagne de Rome, mais cela ne fait rien àl’affaire ; d’autres prétendaient qu’il était le non moinscélèbre comte de Saint-Germain, bien que ce dernier fut décédé àSleswig, qu’importe ? La chose certaine, c’est que cepersonnage faisait de nombreux miracles. Il avait guéri le catarrhede la reine et sauvé un enfant de Pitt et Cobourg qui tombait duhaut mal. Londres entier le consultait pour les objets égarés, lescors aux pieds et les engelures.

Il se nommait le docteur Fandango…

Ce nom produisit dans l’atelier des Piqueusesde bottines un effet extraordinaire. Ce fut autour de la table unlong murmure.

– Et quoi ! s’écrièrent ensembleplusieurs Anaïs, le docteur Fandango existait déjà à cette époquereculée ?

– Lui, si jeune ! ajouta la gérante. Ettout l’atelier acheva :

– Lui si beau !

Elvire de Rudelame poussa un long soupir.

– À qui dites-vous, murmura-t-elle, qu’il estjeune, beau, entraînant, irrésistible ? Vous voyez devant voussa victime !

Second effet, plus fort que le premier.

– L’enfant d’à-côté ?… commença lagérante.

– Il est à lui ! acheva Elvire enbaissant ses beaux yeux pleins de larmes.

Vous dire l’émotion qui étreignit à la foistous ces cœurs, est impossible. Le docteur Fandango était un dieupour sa clientèle.

L’atelier entier se leva, mit une main sur soncœur et s’écria :

– Nous sommes les Malades du docteurFandango…

– Permettez-moi d’en douter, répliqua Elvirequi prit aussitôt une apparence de froideur.

– Ah ! par exemple ! voulut dire laprincipale Anaïs.

Mais l’accouchée de l’allée sombrel’interrompit et dit péremptoirement :

– Alors, montrez le cachet !

Il y eut quelque chose d’étrange. LesPiqueuses de bottines réunies se levèrent toutes à la fois et sedéshabillèrent.

Les corsages, les jupes, les jupons etjusqu’aux pantalons, tombèrent simultanément.

Abdiquant toute pudeur, les vingt-cinqouvrières relevèrent ensemble leur chemise et montrèrent un peuau-dessous du nombril le triangle d’un vaccin au milieu duquelétait une empreinte chimique, de forme ovale, qui semblait être lerésultat de l’application d’un timbre sec, imbibé de matièrescaustiques. Cette empreinte présentait deux initiales : D. F.,surmontées d’un phénix sortant des flammes.

Ce tableau de vingt-cinq jeunes filles portantpour tout costume des bottines, des bas et une chemise retroussée,ne laissait pas que d’être enchanteur.

Si vous avez espéré, toutefois, nous le voirdécrire plus longuement et détailler la profusion inouïe de seinsfermes et polis, d’épaules de marbre, de cuisses blanches, dehanches rebondies, de fesses grasses, de ventres nacrés, liliacéset luisants, allant se perdre dans l’ombre duvetée formée par lescuisses, que l’on pouvait voir à ce charmant conseil de révision,c’est que bien peu vous connaissez notre réserve.

Aucun homme d’ailleurs n’était présent et nousne l’avons su que par ouï-dire. Puisse cet aveu nous servird’excuse.

Dès qu’Elvire de Rudelame eut reconnu lecachet, son visage s’éclaira d’une joie pure.

– C’est maintenant que je remercie Dieu à deuxgenoux, ô mes sœurs ! dit-elle dans le délire de sonallégresse, je suis sauvée !… Mais remettez vos vêtements pourne point offenser inutilement la décence particulière à notresexe.

Afin de contenter le désir si légitime de lanoble accouchée, les Piqueuses de bottines réunies serevêtirent.

En dépit de sa position malheureuse, Elviresautait de joie.

– Je vous reconnais ! dit-elle enfin, jesuis rassurée. Nous allons bavarder tout à notre aise. Je n’ai pasbesoin de vous apprendre désormais que Paris et sans doutel’univers entier, sont divisés en deux fractions : « lesMalades du docteur Fandango » et les « Chevaliers del’élixir funeste » appelés aussi « les Fléaux de lacapitale » ou « les Pieuvres mâles » des diversimpasses…

Elle s’animait en parlant, et si vous saviezcomme elle était belle !

Arrêtons-nous pour tracer son portrait.

Elle avait une de ces beautés saisissantes quine ressemblent à rien. Son nez rappelait celui du bisaïeul quifaisait songer au bec des hiboux, son regard était piquant,inexprimable. Rien de comparable à sa bouche, si ce n’est sonaisselle qui semblait fouillée par la main d’un sculpteur trèshabile. La brise était amoureuse de ses cheveux ; elle netrouvait pas de chaussures assez mignonnes pour son pied et lameilleure ganterie de Paris faisait des miniatures en peau de Suèdepour ses mains.

Avec cela, noble, spirituelle, instruite,riche et pure, malgré sa chute.

– Je n’ai pas besoin de vous dire,continua-t-elle plus charmante à mesure qu’elle parlait, que tousles Malades du docteur Fandango se portent bien et meurent d’unaccident mystérieux produit par l’ingestion de l’élixirfuneste.

J’ai pensé parfois que l’homme célèbre etséduisant qui marque à son cachet tous ses clients et clientes pourles reconnaître, n’avait pas réfléchi que c’était un danger, carles fléaux de la capitale profitent de ce signe pour choisir à coupsûr leurs victimes. Mais je ne puis blâmer celui qui se déguisa enporteur d’eau pour me séduire et qui est le père de mon jeuneenfant : Virtuté !

Elle reprit haleine, pendant que les filles dupeuple essuyaient leurs yeux mouillés.

– Ce qui va être intéressant pour vous,poursuivit-elle, c’est d’apprendre comment s’entama cette grandequerelle qui divisa l’univers. Prêtez-moi une oreilleattentive.

À l’époque où mon bisaïeul se présenta pour lapremière fois chez Fandango, cette individualité hors ligne avaitune cinquantaine d’années… Ne m’interrompez pas, vos étonnementssont superflus. Cinquante-sept ans après cette date, je l’ai adorésous un déguisement vulgaire.

Il ne paraissait pas alors plus jeunequ’aujourd’hui. À première vue, on lui aurait donné vingt-huit anset neuf mois. Depuis lors, il n’a pas vieilli d’une semaine.

Mon bisaïeul le trouva dans son laboratoire,entouré d’un seul livre, d’une fiole, d’une cuvette et d’un cerfvivant qui possédait des cornes d’argent massif.

Tout d’abord, M. le duc de Rudelame futfrappé de sa souveraine beauté, quoique Coriolan (vous savez quec’est le petit nom de cet idolâtré Fandango) n’eut point encorelavé ses mains, ni fait sa barbe. On était au matin, ce quiexplique suffisamment cette négligence chez un homme ordinairementpropre et même coquet de sa personne.

Le duc de Rudelame le salua et lui demanda sic’était bien au docteur Fandango qu’il avait l’honneur deparler.

À son grand étonnement, ce fut le cerf, douéde bois en argent massif, qui lui rendit son salut.

Le docteur lui-même restait immobile et muetcomme une statue de marbre de Paros.

Mon bisaïeul voulut décliner ses noms etqualités. Le cerf vivant lui ferma la bouche d’un geste froid etlui désigna la cuvette. Au fond de la cuvette, mon bisaïeul vit,avec une surprise croissante, des caractères qui se formaient sousune couche d’eau plus pure que le cristal.

Ces caractères, une fois devenusdistincts ! donnèrent les mots : Robert, Athanase,Bonaventure, duc de Rudelame-Carthagène, comte de Balamor, seigneurde Mauruse et autres lieux, présentement émigré, tourmenteur demouches et tueur de femmes !

Mon bisaïeul releva la tête, indigné qu’ilétait de ce dernier trait.

Le docteur était toujours immobile.

Le cerf vivant remua la patte et ses cornesdevinrent d’or.

M. le duc n’est pas un esprit ordinaire,il vit bien qu’il avait affaire à un enchanteur et dévoral’affront. Résolu à user d’une profonde dissimulation, il prononçales paroles suivantes avec aménité :

– Ô vous, qui êtes, au dire de l’histoire, desplus grands savants de l’Europe, je m’aperçois que votre talentn’est pas au dessous votre renommée. Je viens vous consulter et jevous prie de me marquer au timbre que vous mettez sur toutes vospratiques.

Il tressaillit et regarda tout autour de lui.Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix insinuante. Unorgane lui répondait. Ce ne pouvait être le cerf, et les lèvres dudocteur ne remuaient point. La voix semblait sortir de la fiole,elle dit :

– Le cachet de la vertu ne prendrait pas surta peau. Cesse de feindre. Que veux-tu du maître ?

Mon bisaïeul pâlit et ses dents grincèrent,car il commençait à se fâcher.

Mettant de côté, désormais, toute vainedissimulation, il tira de sa poche le billet énigmatique composédes treize initiales : « L. D. F. E. V. – I. A. T. V. –D. E. J. – T. ! »

Au moment où le papier parut dans sa main, uneharmonie sauvage, mais douce se fit entendre. Elle venait de tousles côtés à la fois. On eut dit que les parois même de la chambrela suintaient.

Mon bisaïeul déplia le papier et lut lesinitiales distinctement, puis il demanda :

– Pouvez-vous m’expliquer ce que celasignifie ?

La voix répondit oui, dans la fiole, aprèsquoi, elle en sortit pour entrer dans le livre dont les feuilless’agitèrent vaguement.

La voix dit encore :

– Regarde au fond de la cuvette !

Et l’harmonie sauvage, mais douce se tutinstantanément.

M. le duc regarda à travers la couched’eau pure et put lire ces treize mots qui se rapportaientexactement aux treize initiales.

« Le Docteur Fandango Est Venu. – Il ATout Vu. – Dieu Est Juste. – Tremble ! »

Les cornes du cerf vivant brillèrent en cemoment d’une façon peu ordinaire. Si ce n’eut été impossible, vu leprix de la matière, le témoin de tout cela aurait juré qu’ellesétaient désormais en diamant.

Il resta un instant abasourdi, sous le coup detant de choses étranges. Mais ce n’était pas un homme à rester bienlongtemps inactif.

Le mystérieux billet avait été trouvé dans lachambre sans porte ni fenêtre, que nous pouvons appeler maintenant,la chambre du monstre. Le docteur était venu là, où tout y faisaitallusion au crime ; le docteur avait tout vu, il était maîtredu terrible secret.

Il faut rendre cette justice à ma famille onn’y a pas froid aux yeux. Le duc regarda son ennemi en face, car iln’y avait pas à en douter, Fandango était son ennemi mortel, et luidit avec calme :

– Le billet était de vous ?

Autant parler à une pierre. Ni le docteur, nisa fiole, ni sa cuvette ne répondirent cette fois ! Le cerfmême resta impassible.

Mon bisaïeul se prit à ricaner et fit touthaut cette réflexion :

– La chambre n’avait ni porte ni fenêtre. Pasde témoins !

L’eau de la cuvette se rida. Sur les treizemots placés au fond, douze s’effacèrent ; il n’en resta qu’unseul :

DIEU !

M. le duc eut froid dans le dos.

Ce fut l’affaire d’un instant ; il necroyait pas beaucoup en Dieu.

Que prouvent toutes ces momeries ? Dieusait peut-être, mais il ne dit jamais ce qu’il a vu ; c’est untémoin peu embarrassant… et si nous allions en justice, mon savantdocteur, lequel serait cru le plus aisément : d’un charlatancomme vous ou d’un gentilhomme comme moi !

Point de réponse.

– Madame la duchesse, poursuivit le grand-pèrede mon père, aimait trop les Écossais. Quatorze coups de barre defer rougie au feu et empoisonnée, donnés à travers le cœur,l’œsophage, le diaphragme, le grand sympathique et intestin grêle,suffisent à empêcher une femme de qualité de parler. Pensez-vousqu’elle viendrait témoigner contre moi ?

La chambre éclata de rire à ces mots. Je disla chambre, car ce furent les murailles elles-mêmes, le plancher etle plafond qui produisirent en apparence cette explosion de gaieté.La statue du docteur et le cerf vivant n’y prirent aucune part.

– Sambre goy ! s’écria mon bisaïeul, vousm’impatientez, à la fin. Rira bien qui rira le dernier. Je ne suispas manchot, mais comme la justice anglaise est confuse et fortimparfaite, je propose la paix… En veut-on ici ?

Le cerf brama d’une façon ironique.

– On veut donc la guerre ? demandaM. le duc.

Cette fois, le docteur Fandango lui-même remuala tête d’une façon affirmative, comme font les biscuits chinoissur les cheminées.

C’en était trop.

Depuis quatre minutes au moins mon bisaïeulméditait un nouveau forfait. Il avait dans sa poche un crick deMalaisie, empoisonné avec un art extraordinaire et dont la lame,bizautée[7] selon certaines règles mathématiques,faisait des blessures mortelles qui ne laissaient aucune trace.

Sans faire semblant de rien, il introduisit samain sous le revers de sa redingote, il y prit le crick, et crac,au moment où le docteur Fandango le croyait occupé à préparer sasortie, il lui plongea l’arme malaise dans le sein gauche jusqu’aumanche.

Le cerf bondit pour protéger son patron,mais…

Le coup était donné et d’aplomb !…

Un cri d’horreur interrompit ici la jeuneaccouchée. Ce cri appartenait à toutes les piqueuses de bottines.Il était arraché par la pensée d’un crick malais empoisonné avecsoin et perçant la poitrine du docteur Fandango !

Mais Elvire de Rudelame eut un sourireangélique.

– Jeunes filles du peuple, dit-elle,rassurez-vous. Coriolan ne mourut pas en 1793, puisqu’il est lepère putatif d’un enfant né cinquante et quelques années après,jour pour jour.

Ne cessez pas de me prêter l’oreille, voiciune situation bien étonnante : ce fut le docteur Fandango quireçut le crick dans les poumons, mais ce fut mon imprudent bisaïeulqui tomba foudroyé…

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