La Fabrique de crimes

Chapitre 6LE PORTEUR D’EAU

 

Le drame marchait, au dehors. À l’instant oùl’accouchée de l’allée sombre posait cette question à sonauditoire, l’initiative de Mustapha mettait le feu aux gazdélétères et lançait dans les airs nos trois amis, les Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

C’est dire assez que nous avons rattrapél’heure voulue, et que notre histoire va bientôt marcher à pas degéant.

La formidable explosion fit dresser l’oreilleà quelques Anaïs, mais tel était l’intérêt excité que personne nebougea.

– Vous jetez votre langue aux chiens ?continua Elvire de Rudelame, employant cette expression familièrequi semble une condescendance ou une caresse dans la bouche desgrands personnages, vous avez raison, vous n’auriez jamaisdeviné.

C’est pourtant bien simple, mon bisaïeul tombafoudroyé, non par le tonnerre, c’était au mois de décembre, maispar l’étonnement.

Il y avait de quoi !

Au moment où il s’applaudissait d’avoir plongéson poignard dans la poitrine, du docteur Fandango, celui-ci tournalentement sur lui-même et montra son dos.

Son dos était ma bisaïeule, madame la duchessede Rudelame-Carthagène, habillée comme le soir du meurtre etportant, depuis la gorge jusqu’à la hauteur des hanches, lesquatorze trous produits par la barre de fer rougie au feu etempoisonnée.

La malheureuse était percée comme une poêle àrôtir les marrons de Lyon.

Et au milieu de cet écumoir[8],sortait la pointe du crick malais que le duc avait planté dans lapoitrine du docteur !

Vous sentez bien que je n’ai pas vu cela,j’étais trop jeune, le fait étant arrivé trente-huit ans avant manaissance, mais je le tiens de la bouche même de Coriolan qui nesaurait proférer un mensonge.

D’ailleurs, il y a une preuve frappante,l’horrible haine de mon bisaïeul contre le docteur Fandango date delà. Il aurait pu lui pardonner une innocente mystification, il nelui pardonnera jamais d’avoir ressuscité la duchesse.

Car la duchesse vivait.

Vous la verrez par la suite agir comme père etmère.

Si elle parla ce jour-là, M. le duc n’ensut jamais rien, car il se retrouva quelques heures après dans sonappartement où il avait été reporté, évanoui, par des mainsinconnues. Il ne demanda pas son reste et partit pour les merspolaires où il resta enseveli plusieurs années au sein des glaceséternelles pour laisser étouffer le bruit de son aventure.

En ces pays froids, il n’acquit pas une bonneréputation. Les naturels l’accusaient d’attirer chez lui les petitsenfants et même les jeunes filles pour boire leur sang et senourrir de leur chair. C’étaient des calomnies. Depuis mes plustendres années, je mange à sa table : jamais je n’y ai goûtéde chair humaine. Il faut se garder des exagérations. Hélas !ce centenaire n’est-il pas assez chargé de crimes.

Il ne mange pas les enfants ni les jeunesfilles, mais il les emploie à d’autres usages égalementdomestiques. Leur graisse lui sert à composer des onguents quiprolongent sa coupable existence ; il prend des bains de jeunesang, qui reverdissent sa vieillesse, remarquablement avancée.

Vous frémissez ; moi j’y suis faite…

La fatigue me prend, et nous n’en sommesencore qu’au commencement de la Restauration, je n’aurai pas laforce, je le sens bien, de vous raconter l’histoire du père deMustapha, ni celle de la mère infortunée de Mandina deHachecor.

Franchissons donc cinquante-six années.

C’était un soir d’automne, dans cet immensepalais qu’on nomme l’hôtel de Rudelame-Carthagène et qui décorel’une des rues les plus fréquentées du faubourg Saint-Honoré. L’airétait tiède et mou. Les dahlias élevaient vers le ciel leursparfums fades qui se mêlaient aux subtiles senteurs de l’oignon,dont on sarclait un carré, dans mon jardin, à quelques coudées dema fenêtre.

L’horloge de Saint-Philippe-du-Roule venait desonner sept heures.

Ma jeunesse avait été solitaire, je n’avaisfréquenté que Timidita, la fille de notre concierge etM. Catimini, mon professeur de piano, qui s’était permis, surma personne, une grande quantité de lâches attentats, toujoursrepoussés par ma candeur alliée à ma pudeur.

Quand mon enfant qui est une fille, aura l’âgedes passions naissantes, plutôt que de lui donner l’autre sexe pourprofesseur de piano, je la plongerai à Saint-Lazare.

Les vibrations de l’horloge se balançaientencore dans les airs, lorsqu’une voix mâle et sonore, prononça sousma fenêtre, ce cri, bien connu des ménages parisiens :

– Qui veut d’l’eau… au !

La dernière de ces deux diphthongues[9], montée à l’octave de la première.

Ce cri était d’autant plus inusité dans notreillustre demeure, que nous avions partout l’eau de Seine. Il mejeta dans une étrange rêverie.

Étais-je mûre pour la poésie ?Traversais-je un de ces quarts d’heure bénis, que l’Être suprême,dans sa sollicitude, a marqués pour le sentiment ? Je ne sais.J’ignore tout. On n’a jamais pu m’apprendre l’arithmétique, maisj’ai mon cœur.

J’appelais Olinda, la première de mes neufcaméristes, et je lui dis :

– Olinda, roule-moi une cigarette, je ne sensplus mon âme !

Elle était grecque de naissance, maisfrançaise par le goût des loteries autorisées, dont les gros lotsla rattachaient à l’espérance. Elle a perdu depuis, dans cesentreprises, son innocence et ses économies. Pour un franc vouspouvez y gagner des sommes importantes. Mais vous ne voyez jamaisarriver cette somme, ni revenir votre franc.

– Olinda, repris-je, d’où vient que la voix dece jeune porteur d’eau me brûle les bronches et met des battementsinsensés sous l’étoffe de mon corsage ?

Je ne l’avais pas vu, mais mon imaginationdésordonnée avait deviné l’homme de vingt-huit ans à son organeenchanteur.

Olinda me répondit :

– Pour faire une connaissance, autant attendreun officier ou quelqu’un de chez l’agent de change. Moi, un porteurd’eau, ça ne me chausse pas !

L’insensée ! Je ne crache ni sur lesofficiers ni sur les employés de la haute banque ; mais il y aporteur d’eau et porteur d’eau. Ma fièvre me disait que celui-ciétait un prince.

Que dis-je, un prince, c’était le Fils de laCondamnée, c’était Coriolan, le mystérieux aborigène des ruines dePalmyre, c’était le docteur Fandango !

Olinda, pure comme l’acier et fidèle autantque lui, me roula une cigarette. Je préférai une prise de tabac,puis un chou à la crème, puis n’importe quelle bagatelle peucoûteuse. J’étais hystérique et fantasque, cela peut arriver à toutle monde.

Ma seconde femme de chambre, Herminie, nativedu bois Meudon, où elle avait été trouvée au bord de l’eau, dans unfoulard démarqué, peu d’heures après sa naissance, probablemententachée d’inconséquences, entra en ce moment et déposa à mes piedsun bouquet de fleurs rares, entouré de papier glacé.

Je tressaillis, car leur odeur attaqua mesnerfs d’une façon à la fois délicieuse et irritante. Je mordis latroisième de mes suivantes et Luciole, la quatrième, une Suissessesans goitre de la plus grande beauté, ayant témoigné sa surprise,reçut de moi un dangereux coup de pied dans les lombes.

Cela était si éloigné de mon caractère que mesautres confidentes s’enfuirent et ne sont jamais revenues.

À l’intérieur du bouquet de fleurs rares étaitune lettre en chiffres, accompagnée d’un autre papier qui endonnait la clef.

Si j’avais gardé quelques doutes, ils seseraient évanouis à la vue de cette double précaution, dénotant unegrande délicatesse.

– Qui que tu sois, m’écriai-je en moi-même, ômon jeune inconnu ! tu n’appartiens pas à la simplebourgeoisie.

La lettre était ainsi conçue :

« 17, 34594, 2903549669… »

Mais il vaut mieux vous la traduire en languevulgaire :

« Ma chère demoiselle Elvire,

» La génération spontanée est une idéetoute moderne. J’ai lieu de croire que j’en suis le produit. Monberceau fut la solitude sablonneuse et aride. Je n’ai ni père, nimère, ni oncle, ni tante, ni cousin, ni cousine. Je pourraisprolonger cette énumération, je préfère vous dire en un seul motque je suis à l’abri de toute espèce de famille.

Cela me rend indépendant et pensif.

» Ma famille, c’est l’humanité !

» Vous me demanderez peut-être alorspourquoi on m’appelle « le Fils de la Condamnée ».

» Ceci monte une courte explication. Vousn’ignorez pas les soins que les Arabes accordent à leurs coursiers.Non seulement ils les nettoient avec minutie, mais encore ilspartagent avec eux leur propre nourriture. En outre, ils enéloignent avec sollicitude toute cause de maladie.

» Par une claire matinée de printemps,Saali, la plus belle jument des haras de Ben Hadour, fut accusée demaladie. Le conseil des vétérinaires du Sahara l’examina et lacondamna à être abattue, mais Abd-el-Kader, son maître, chargé del’exécution, eut pitié d’elle. Il fallait cependant qu’elledisparût, dans l’intérêt des autres cavales.

» Abd-el-Kader lui attacha au cou un sacde dattes et un panier de maïs, puis, l’ayant conduite aux confinsdu territoire, il lui dit en versant des larmes : « Ô macavale préférée, Allah est Allah ! tu es incommodée d’unemaladie incurable. Fuis jusqu’aux ruines de Palmyre où est l’herbede la guérison. »

» Palmyre, aussi nommée Cadmor, dut sonorigine au roi Salomon, célèbre par ses dérèglements et sa sagesse.Elle fit un grand commerce de commissions et de transit, sousl’incomparable Zénobie, veuve d’Odenat. Des voyageurs y trouvèrentmon berceau, je suis musulman par mon baptême.

» J’étais né depuis quelques heures ausein même des splendides décombres, sur le seuil d’un palais ruinéqui portait le n° 179 de la rue de l’Euphrate. Quel fut monétonnement de voir arriver Saali ? On naît médecin. Je laguéris malgré mon peu d’expérience. En retour, elle me nourrit deson lait.

» Saali avait été condamnée par leconseil des vétérinaires du Sahara ; j’étais le nourrisson deSaali ; ne vous étonnez plus qu’on m’ait nommé « le Filsde la Condamnée», rien de plus logique…

Ici, l’atelier des Piqueuses de bottinesmanifesta son mécontentement par des murmures et Anaïs, la gérante,crut pouvoir demander à la belle Elvire :

– Est-ce qu’elle va durer longtemps, la lettredu docteur ?

Léocadie ajouta :

– Elle est drôlement tannante !

Elvire de Rudelame-Carthagène, réprima unmouvement de colère.

– Vous eussiez mieux aimé, filles du peuple,que le suave Fandango eût reçu le jour dans les cachots del’inquisition ou au pied de la guillotine ! Il vous faut desémotions acres et poivrées ? C’est bien ! ma positionmalheureuse exige une grande prudence, je vais abréger.

Saali était musulmane. Quand Fandango fut reçudocteur, il traversa les mers avec elle et vint à Paris.

Saali traîne maintenant le fiacre de Mustapha.Elle est heureuse.

Je passe une grande quantité de pages etj’arrive à la fin :

« Mon passé est un abîme, mon présent unpoëme, mon avenir une vapeur ! » … Voilà pourquoi, machère demoiselle, j’ai pris ce déguisement de porteur d’eau, quiétait indispensable.

« Minuit sonnant, à l’aide d’un trucconnu de moi, je pénétrerai dans votre chambre à coucher par lacheminée. Si vous vous y opposez, sonnez du cor par troisfois : si au contraire, vous exaucez mes vœux, mettez unefleur de pervenche à votre boutonnière.

» Celui qui vous aime plus que lavie,

» CORIOLAN « le Fils de laCondamnée ».

Je n’ai pas besoin de spécifier que cettelettre ne calma en rien ma fièvre brûlante. Comme j’en achevais lalecture, l’organe de mon séducteur s’éleva au lointain et lança unedernière fois dans l’atmosphère ce cri caractéristique :

– Qui veut d’l’eau… au !

J’appelai Olinda et j’eus des spasmesdouloureux sur son sein.

Ma perplexité était indescriptible comme lecaméléon lui-même.

Devais-je sonner du cor ou attacher une fleurde pervenche à mon corsage ?

Ma pudeur penchait vers le cuivre, mon amourallait vers la fleur.

Je n’avais jamais vu Coriolan, il est vrai,mais sa lettre dont vous m’avez contrainte à couper la portion, laplus attachante, allumait dans mes veines un véritableincendie.

Néanmoins, la pudeur fut en moi, la plusforte. J’allais saisir le cor, lorsque Olinda qui devinait moncœur, me tendit la pervenche fatale…

– À la bonne heure ! s’écria d’une seulevoix l’atelier des Piqueuses de bottines réunies.

– Le sort en était jeté, reprit la jeuneaccouchée. Je fis un bout de toilette et j’attendis la douzièmeheure, en proie à des sensations inexprimables.

Minuit sonna. Un bruit qu’il serait malaisé dedéfinir se fit entendre dans le tuyau de ma cheminée.

Malheureusement, elle était à la prussienne,Je m’attendais à chaque instant à voir déboucher mon Coriolan,semblable à un immortel, quoiqu’un peu souillé de suie. Rien nevint. Le conduit était trop étroit.

Après une demi-heure d’angoisse, pendantlaquelle les gémissements inarticulés de mon séducteur me brisèrentl’âme cent fois, Olinda me dit :

– Il n’y a pas à tortiller, il faut allerchercher le fumiste !

L’idée d’un pareil scandale m’arracha deshurlements.

Le fumiste ! à cette heure de la nuit, elqu’allait-il trouver dans le tuyau de la cheminée ?

Il faut avoir passé par ces traverses pour ensoupçonner l’amertume.

Mais à de pareilles heures, l’âme se raidit etacquiert un ressort incalculable.

Il me restait quatre confidentes, j’ordonnai àtrois d’entre elles de parcourir les corridors de l’hôtel et deverser des narcotiques puissants à tous ceux qui n’étaient pasencore endormis.

Cette précaution me garantissait lemystère.

Quant à Olinda, je l’envoyai chez lefumiste.

Elle avait mis un masque pour n’être pointreconnue dans l’obscurité.

Moyennant une somme considérable, le fumisteconsentit à quitter les moiteurs de son lit et se laissa bander lesyeux. En cet état, on le fit monter dans un fiacre sans numéro, etaprès mille détours, on l’arrêta à la porte de l’hôtel.

Tout y dormait ; l’effet du narcotiqueavait été instantané : Olinda et le fumiste trouvèrent lescorridors jonchés de serviteurs plongés dans le repos.

Ils entrèrent chez moi par une porte dérobéedont nul ne soupçonnait l’existence, et le fumiste ayant ôté sonbandeau, je poussai un long cri de satisfaction.

C’était le Rémouleur !

– Je savais tout, me dit-il avec cordialité.J’ai éloigné le vrai fumiste sous un prétexte et j’ai pris placedans son lit, pour le cas où le Fils de la Condamnée aurait besoinde moi… À l’ouvrage !

Il se mit alors à attaquer le mur de machambre avec un marteau de maçon entouré de vieux linge, pourempêcher le bruit.

Olinda avait eu une jeunesse déréglée, maiselle n’avait jamais connu le véritable amour. Â son regard quienveloppait le faux fumiste comme une flamme, je devinai le besoinsecret de son cœur.

– Jeune Grecque, lui dis-je, veux-tu épousercet inconnu ?

Elle se jeta à mes pieds et embrassa mesgenoux pour cacher son trouble. Je la relevai en murmurant à sonoreille avec une caresse :

– Attends qu’il ait démoli le mur, je béniraivotre union.

Le Rémouleur, cependant, éprouva une certainedifficulté à percer ce vieux plâtras. Son marteau rebonditplusieurs fois contre des ossements humains, car le palais de mesancêtres était presque entièrement bâti avec les produits de leurscrimes. Il relira une grande quantité de squelettes ayant appartenuà de vieilles chanoinesses ou à de jeunes vierges. Aussitôt qu’ileut pratiqué un trou assez grand pour donner passage à un homme,une voix sonore et agréable sortit de la cheminée.

– Qui vive ? demanda-t-elle avecanxiété.

– Malade du docteur Fandango, répondit leRémouleur sans hésiter.

– Aucun des trois Pieuvres mâles de l’impasseGuéménée n’est à l’horizon ? demanda encore la voixagréable.

– Aucun.

– La fille de l’assassin de sa famillea-t-elle sonné du cor par trois fois ?

– Non, au contraire, elle a une fleur depervenche à son corsage.

– C’est bien !… Compagnons de l’humanité,sortez de votre asile !

Aussitôt s’élancèrent du trou le jeune etvaillant Mustapha, mon cousin par alliance, qui dissimule sesancêtres sous la profession de cocher de fiacre, Simon le joueurd’orgues, Mandina de Hachecor, vêtue d’un domino noir, le véritableSilvio Pellico et d’autres. L’avant-dernier était le prêtreéthiopien, dont j’ai omis de vous parler jusqu’à ce jour. Jeremarquai avec étonnement que cet ecclésiastique n’avait qu’unbras, qu une jambe et qu’un œil.

Le dernier était le Fils de la Condamnée.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer