La Fabrique de crimes

Chapitre 8ADULTÈRE, INCESTE ET BIGAMIE

 

Certes, on ne trouverait pas beaucoup dejeunes dames capables de faire, un quart d’heure après leuraccouchement, un récit de cette étendue et de cet intérêt. Ceci estune courte réflexion de l’auteur.

– C’était, poursuivit la bru de la Condamnée,car elle avait droit à ce titre, depuis son mariage avec le docteurFandango, c’était un papier très fin, couvert d’écriture. Bien queje n’eusse point de chandelle, mes yeux habitués à l’obscurité,déchiffrèrent la signature de Boulet-Rouge.

La vue de mes jeunes appas avait adouci cetteabrupte nature.

Il me marquait que, si je voulais habiter sacabane, il consentait à étouffer la mère de ses enfants entre sesdeux matelas.

Quel sauvage caractère, je méprisai sonouverture. Coriolan seul occupait mon cœur.

Où était-il ? Que faisait-il ? Enquels lieux son cerf l’avait-il transporté ? Telles étaientles questions que je m’adressais dans mon délire, Combien de foiscassai-je mes noisettes avec émotion espérant une lettre delui ! Puisque l’impur Boulet-Rouge avait bien eu l’idée dem’écrire par cette voie, Coriolan pouvait de même…

Puérile chimère ! Rien ! Masituation était pénible et monotone. Je ne voyais personne, sinonle malheureux qui m’apportait chaque matin mon pain de munition,mon eau saumâtre et mes noisettes. On l’avait choisi sourd, muet etaveugle pour m’ôter toute chance d’essayer sur lui mes moyensnaturels de séduction.

Les jours passèrent. La pensée d’abréger monexistence germa dans mon cerveau. Je la repoussai : j’étaismère !

La nuit de mes noces, au milieu des transportsde son amour, le Fils de la Condamnée m’avait adressé ces parolesremarquables :

– Si jamais, madame Fandango, tu te trouvesdans un embarras cruel, monte au dernier étage du palais de tespères. Emporte avec toi sept bougies et allume-les dans lesténèbres. Je les verrai de loin et j’accourrai à ton aide.

Il avait ajouté :

– Moi, si j’ai besoin de toi, je lancerai dansles airs sept petits ballons rouges. Cela voudra dire :« Viens, je t’attends sous les voûtes du bazar Bonne-Nouvellepour affaires. »

Hélas ! malgré sa capacité, il n’avaitprévu que je serais enterrée vivante !

Le quinzième jour du quatrième mois, Je cessaid’être seule ; mon jeune Virtuté commença à s’agiter dans monsein.

Le matin du jour suivant, je reçus une lettredu vil Boulet-Rouge. Elle était ainsi conçue :

« Toi qui a repoussé mes caresses,veux-tu connaître toute l’horreur de ton sort ? Comptedix-sept feuilles de parquet, à partir de l’endroit où tu esassise, soulève la dix-huitième planche qui recouvre un puitsprofond, descends dans le puits, tourne à gauche, prends la onzièmegalerie à droite, monte treize marches, fais le tour de la colonneet cherche un bouton de métal. Pèse dessus de droite à gauche. Lacolonne s’ouvrira et tu verras ta destinée ! »

Signé : « Celui dont tu as enflamméles caprices. »

J’attendis le soir, et poussée par unecuriosité maladive, je comptai les dix-sept planches, je soulevaila dix-huitième. Le puits profond se présenta à mes yeux. J’ydescendis et suivis dès lors de point en point l’itinéraire tracépar cet odieux libertin de Boulet-Rouge.

Quand la colonne s’ouvrit, j’aperçus unspectacle fait pour m’étonner. Un immense corridor souterrain étaitdevant mes yeux. Une lampe sépulcrale l’éclairait de lueursfugitives et montrait à perte de vue son sol carrelé de noir et deblanc comme un tombeau.

À côté de la galerie était un écriteau quiportait ces mots caractéristiques : VICTIMES APPARTENANT À LAFAMILLE DE RUDELAME-CARTHAGENE.

Au-dessous, et à droite, un second écriteaudisait : CÔTÉ DES HOMMES. À gauche, un troisième : CÔTÉDES DAMES. Il y avait à droite trente cellules creusées dans leroc, à gauche, trente. En tout, cela faisait soixante cellules.Dans les quinze premières de chaque côté se trouvaient trentecercueils. Sur les trente autres, il y en avait vingt-neuf quiétaient habitées par des créatures vivantes dont les noms étaienttracés sur les portes.

Mon nom était sur la trentième !

J’eus le courage d’ouvrir tour à tour cesvingt-neuf portes pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. J’ytrouvai uniformément, auprès des reclus de l’un et l’autre sexe unpain de munition, une cruche d’eau saumâtre et des noisettes.Seulement, on y ajoutait un casse-noix, quand le captif était d’ungrand âge.

Et savez-vous quels étaient les habitants deces niches ? Les fils, les filles, les gendres et les brus demon bisaïeul : mon père, ma mère que je croyais décédée, mongrand-père, ma grand’mère dont j’avais pleuré le trépas, l’oncle deMandina, la tante de Mustapha…

Ils étaient enchaînés étroitement. Aucun d’euxne me reconnut. À l’aide d’une préparation chimique, on leur avaitenlevé la mémoire.

Comme je revenais sur mes pas, car j’en avaisassez, une voix moqueuse autant que barbare sortit des profondeursdu souterrain. Elle me dit :

– Eh bien ! Elvire de Rudelame,refuses-tu encore la position modeste mais honorable de ma compagneassassinée ?

Cette voix appartenait à Boulet-Rouge.

J’y répondis par le silence de l’horreur…

Le pénultième jour du neuvième mois qui étaitavant-hier, ma tombe s’éclaira tout à coup. À sa tête de hibou, jereconnus mon bisaïeul.

Il était accompagné de trois médecins habilesqui m’examinèrent avec attention.

– Cette jeune personne, dît le premier, estdépourvue de toute infirmité. Elle accouchera sous quarante-huitheures.

Les autres prononcèrent des parolesscientifiques et l’un d’eux fit remarquer que mes attraits avaientrésisté au pain de munition et au reste.

– Ah ! m’écriai-je, ces appas sont monmalheur. Au nom du ciel, donnez-moi des nouvelles de mon époux.

Mon bisaïeul me jeta un regard perçant.

– Qu’on achète une quantité suffisanted’alcool ! commanda-t-il, et qu’on prépare un bocal, afin d’ymettre, aussitôt après sa naissance, le petit-fils de laCondamnée.

Il sortit par la brèche qui avait étépratiquée pour son entrée.

D’après un ordre émané de lui, je fus placéesur un brancard et portée au plus haut étage de la maison, afind’avoir de l’air pendant mes couches.

Vous l’avez deviné.

Quand l’obscurité eut remplacé la lumière dusoleil, j’allumai sept bougies que je plaçai derrière mes carreaux.La nuit m’empêcha de voir si les sept ballons voltigeaient dansl’atmosphère, mais, vers minuit, plusieurs chanteurs tyrolienss’arrêtèrent devant l’hôtel. Mon cœur battit. J’avais reconnuCoriolan parmi eux.

Avec une fronde, il lança un caillou jusqu’àma retraite. Le caillou était enveloppé d’un papier blanc surlequel étaient écrits ces seuls mots :

« Approchez-le d’un feuardent. »

J’obéis, et aussitôt d’autres caractèresapparurent, formant un billet ainsi conçu :

« L’encre sympathique est connue depuislongtemps ; ce n’est pas moi qui l’ai inventée, mais laprudence m’a commandé d’en faire usage.

» Pendant ces neuf mois, j’ai été fortoccupé.

» Au moment où l’incendie s’allumera,tiens-toi prête à jeter l’échelle de soie. Je monterai te chercheravec Mustapha et le gendarme.

» Tu nous reconnaîtras à ces diverssignes : Le gendarme aura une pomme d’amour à la place ducœur, Mustapha, un réséda à sa casquette, et moi, le ruban dessaints Maurice et Lazare.

» Nous murmurerons tous les trois enarrivant : Paris !

» Tu répondras à voix basse :Palmyre ! »

» Coriolan, « le Fils de laCondamnée. »

Je baisai ce papier avec ardeur, mais il mejeta dans une perplexité insurmontable. De quel incendie parlaitmon époux ? Et s’il mettait le feu au palais, quedeviendraient les vingt-neuf victimes du souterrain ?

Un adolescent, nommé Gringalet, qui est lefruit d’une faute commise par l’huissier de notre famille,descendit du toit et frappa trois coups à mes carreaux. J’ouvris mafenêtre.

Gringalet n’eut que le temps de prononcerprécipitamment ces paroles :

– Avalez les papiers. Les voilà !

En effet, j’avais encore le billet dans magorge, quand mon bisaïeul entra avec l’huissier de la place desVosges, porteur d’une liasse de parchemins considérables.

Derrière eux, venaient les trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

Derrière encore, de nombreux domestiques arecdes tables, des tapis, des sièges, une escabelle : tout cequ’il faut enfin pour meubler une chambre destinée à servir detribunal de famille.

M. le duc prit place, sur une sorte detrône, les trois Pieuvres mâles l’entourèrent ; l’huissier dela place des Vosges s’installa à la petite table du greffier et moije dus m’asseoir sur la sellette.

Les valets furent congédiés.

– Messa, Sali, Lina, dit mon bisaïeul, vousêtes les témoins et l’auditoire. Cette coupable enfant estl’accusée. Mon huissier est le greffier, je suis le juge. Nousconstituons une cour de haute et basse justice. J’en ai le droitpar les chartes des anciens rois de France.

L’huissier frappa sur ses parchemins. C’étaitvrai.

Au dehors Gringalet, par des menaces et despieds de nez, témoignait du mépris, que lui inspirait son pèrenaturel.

– Fille ingrate et perverse, savez-vous dansquel abîme de forfaits vous vous êtes plongée ? demanda monbisaïeul.

– Je sais que je suis innocente, répliquai-jeavec l’assurance de la candeur.

– Innocente ! répéta-t-il, vous allez onjuger vous-même. Mon grand-père, le premier duc de Rudelame avaitun fils adultérin qui se nommait Inaniquet. Ce fils adultérin étantdevenu pubère, séduisit la duchesse, ma mère : je suis né decet inceste. N’êtes-vous pas la fille de mon petit-fils ?

– Si bien ! répondis-je, pour monmalheur.

– Parfait ! ce Inaniquet est marié à uneprincesse arabe qui vit en Lombardie. On le connaît dans Paris sousle nom du docteur Fandango !…

– Ô ciel ! m’écriai-je.

– Vous êtes, par conséquent, la femme du pèreincestueux, adultérin et bigame de votre bisaïeul ! Je croisqu’un pareil fait ne s’est jamais produit dans les œuvresd’imagination !

– Mais, objectai-je, l’âge de monCoriolan…

– Il doit sa jeunesse apparente aux prodigesde la chimie, interrompit le duc. Vous sentez bien que vous nepouvez rester dans un pareil état… Doutez-vous encore ?…Huissier de la place des Vosges, montrez-lui les papiers qui leprouvent.

C’était exact. On me prodigua les preuvesauthentiques de ma honte. Mon bisaïeul poursuivit :

– Heureusement, votre mariage est nul commeayant été cimenté par une moitié d’ecclésiastique ; le prêtred’Éthiopie n’a qu’une jambe, qu’un bras et qu’un œil… Voici unhomme du peuple (il montrait l’odieux Boulet Rouge) qui consent àdonner son nom à votre enfant. Trop pur pour encourir le reprochede bigamie, il s’engage à noyer sa femme instantanément.

– Avec plaisir, dit Messa.

– Et si vous refusez, acheva mon juge, on vafaire sur vous l’essai d’un supplice nouveau consistant à peler lapersonne comme une pomme, et à saupoudrer sa chair de poivrerouge…

À cet instant précis, des clameurs confusess’élevèrent au dehors, et les serviteurs épouvantés revinrent,disant :

– Fuyez, mon seigneur, le palais est enflammes !

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