La Fabrique de crimes

Chapitre 1MESSA – SALI – LINA

 

Il était dix heures du soir…

Peut-être dix heures un quart, mais pasplus.

Du côté droit, le ciel était sombre ; ducôté gauche, on voyait à l’horizon une lueur dont l’origine est unmystère.

Ce n’était pas la lune, la lune est bienconnue. Les aurores boréales sont rares dans nos climats, et leVésuve est situé en d’autres contrées.

Qu’était-ce ?…

Trois hommes suivaient en silence le trottoirde la rue de Sévigné et marchaient un à un. C’était desinconnus !

On le voyait à leurs chaussons de lisière etaussi à la précaution qu’ils prenaient d’éviter les sergents deville.

La rue de Sévigné, centre d’un quartierpopuleux, ne présentait pas alors, le caractère de propreté qu’elleaffecte aujourd’hui ; les trottoirs étaient étroits, le pavéinégal ; on lui reprochait aussi d’être mal éclairée, et sonruisseau répandait des odeurs particulières, où l’on démêlaitaisément le sang et les larmes…

Un fiacre passa. Le Rémouleur imitale sifflement des merles ; le Joueur d’orgue et leCocher échangèrent un signe rapide. C’était Mustapha.

Il prononça quatre mots seulement :

– Ce soir ! Silvio Pellico !

Au moment même où la onzième heure sonnait àl’horloge Carnavalet, une femme jeune encore, à la physionomieravagée, mais pleine de fraîcheur, entr’ouvrit sans bruit safenêtre, située au troisième étage de la Maison du Repris dejustice. Une méditation austère était répandue sur ses traits,pâlis par la souffrance.

Elle darda un long regard à la partie du ciel,éclairée par une lueur sinistre et dit en soupirant :

– L’occident est en feu. Le Fils de laCondamnée aurait-il porté l’incendie au sein du château deMauruse !

Un cri de chouette se fit entendrepresqu’aussitôt sur le toit voisin et les trois inconnus dutrottoir s’arrêtèrent court.

Ils levèrent simultanément la tête, – entressaillant !

Le premier était bel homme en dépit d’unemplâtre de poix de Bourgogne qui lui couvrait l’œil droit, lajoue, la moitié du nez, les trois quarts de la bouche et tout lementon. Â la vue de cet emplâtre d’une dimension inusitée, unobservateur aurait conçu des doutes sur son identité. Rien, dureste, en lui, ne semblait extraordinaire. Il marchait en sautant,comme les oiseaux. Son vêtement consistait en une casquette moldaveet une blouse, taillée à la mode garibaldienne. La forme de sonpantalon disait assez qu’on l’avait coupé dans les défilés duCaucase. Il n’avait point de bas, ni de décorations étrangères.

Sous sa blouse, il portait un cercueild’enfant.

Le second, plus jeune et vêtu comme lesmarchands de contremarques, avait en outre des lunettes en similor,pour dissimuler une loupe considérable qui déparait un peu larégularité de ses traits.

Le troisième et dernier, doué d’unephysionomie insignifiante en apparence, mais féroce en réalité,portait la livrée des travailleurs de la mer, sauf l’habit noir etla cravate blanche. Le reste de son costume consistait en un giletde satin lilas et un pantalon écossais.

Évidemment, ils avaient adopté tous les troisces divers travestissements pour passer inaperçus dans la rue deSévigné.

Quels étaient leurs desseins ?

Il était facile de reconnaître à première vue,malgré le masque de tranquille indifférence attaché sur leur visageque c’était trois malfaiteurs intelligents et endurcis.

À l’instant où ils levaient les yeux vers letoit d’où le cri de chouette venait de ***ber[1], unefusée volante s’alluma et décrivit dans les airs une courbearrondie.

– C’est le signal ! dit le premierinconnu.

– La route est libre, ajouta le second, rienn’arrêtera nos pas.

Le troisième conclut :

– Mort aux malades du docteurFandango !

La fenêtre du troisième étage se referma avecprécaution et Mandina de Hachecor, l’amante du gendarme (carc’était elle), pensa tout haut :

– Mustapha tarde bien ! si le Fils de laCondamnée a réussi, tout n’est pas encore perdu !

Elle disparut après avoir jeté un dernierregard à la lueur lointaine qui rougissait la portion occidentaledu ciel.

Les trois inconnus, cependant, s’étaientretournés au son de leurs propres voix et groupés en rond d’un airimpassible.

L’école du danger leur avait appris à contenirl’expression de leurs craintes et de leurs espérances.

Tout le monde dans Paris, sait quelle est lagrandeur des véhicules de l’ancienne Compagnie Richer, appartenantaujourd’hui à MM. Lesage et Cie, industriels de la Villette.Une de ces voitures, si propres par leur taille, à cacher des armesprohibées, des trappes et des double fonds, ainsi qu’à dissimulerdes conspirateurs, était arrêtée devant le trottoir. Elle abritaitmomentanément nos trois inconnus contre tous les regards.

Ils s’examinèrent l’un l’autreminutieusement.

– Messa ! prononça avec mystère celui quiétait bel homme en dépit d’un emplâtre de dimension inusitée.

– Sali ! fît le second.

– Lina ! acheva le troisième.

Gringalet, l’enfant naturel de l’huissier dela place des Vosges, entendit ces trois étranges locutions. Il lesréunit, les dédoubla et dit en lui-même :

– Ça fait Messalina !

C’était un impubère vif, grêlé, gracieux,rieur et bancroche comme tous les gamins de Paris.

À la voiture de vidange à air comprimé, troisgrands chevaux percherons étaient attelés.

Gringalet, souple comme un serpent, eut l’idéede se glisser entre la queue et la croupe de l’un de cesanimaux.

Une fois installé là, convenablement, il prêtal’oreille. Sa curiosité était éveillée. Son intelligence précocel’avertissait que ce nom coupé en trois était le symptôme d unesituation saisissante.

En effet, celui qui avait prononcé le motMessa, tendit ses mains aux deux autres. Ils échangèrent aussitôtplusieurs signes maçonniques, connus d’eux seuls. Après quoi Salitira de son sein un pli scellé aux armes de Rudelame de Carthagène,anciens seigneurs du pays, ruinés par des cataclysmes, et Linamontra une bouteille, bouchée à l’aide d’un parchemin vert.

– Dix-huit ! prononça-t-il à voixbasse.

– Vingt-quatre ! répliqua Sali.

– Trente-trois ! gronda Messa d’un accentcaverneux : tous clients du docteur Fandango !

– Tous clients du docteur Fandango !répétèrent Sali et Lina.

Gringalet croyait rêver.

Messa poursuivit, en soulevant un peu sonemplâtre pour respirer plus commodément l’air de la nuit :

– Total général soixante-treize ! c’estnotre compte.

Les deux autres firent écho,répétant :

– Soixante-treize ! c’est notrecompte.

Et Messa avec une gaieté faroucheajouta :

– M. le duc sera content, je lui enapporte un petit par-dessus le marché.

En même temps, il frappa le cercueil d’enfant,qui rendit un son lugubre. Gringalet comprenaitvaguement.

La moelle de ses os se figeait dans sesveines !

– C’est donc bien vrai ! ce que disentles romans à un sou, pensa-t-il. Paris contient d’épouvantablesmystères !

Ces inconnus sont peut-être les trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

Sa voix s’arrêta dans son gosier, tout soncorps trembla.

Si c’était vrai, une simple queue de chevalpercheron le séparait d’un trépas inévitable.

Sali, cependant, toucha son pli, scelléd’armes nobiliaires et murmura :

– Le Fils de la Condamnée nourrit des projets.M. le duc nous convoque pour cette nuit dans les galeries quis’étendent sur le fleuve.

– C’est bien, dit Messa. Depuis la dernièreassemblée, trois cents et quelques squelettes nouveaux ornent cessouterrains, dont Paris, ville de plaisirs insouciants, nesoupçonne pas même l’existence.

– Cette nuit, fit Sali avec un sarcasme cruel,il s’agit de la jeune et belle Elvire.

Un triple éclat de gaieté sinistre ponctuacette communication et Lina, débouchant sa bouteille de fer-blanc,ajouta :

– Donnez vos fioles ; pendant que lavoiture de vidange à air comprimé nous protège contre tous lesregards, je vais faire la distribution de l’élixirfuneste !

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