Chapitre 3EXPLICATIONS
Miss Alberte – sauf le commencement d’asphyxiedont elle avait failli être victime – avait, somme toute, éprouvéplus de peur qu’elle n’avait eu de mal.
Les soins dévoués qu’on lui prodigua etsurtout la présence de Robert qui s’était constitué songarde-malade eurent vite faite de la rétablir. Il ne lui resta decette extraordinaire aventure qu’une intéressante pâleur et delégères brûlures qui devaient bientôt disparaître, sans laisser decicatrices capables d’altérer sa beauté.
Le soir même, elle put se lever et descendre àla salle à manger.
Après le repas, les mêmes personnages que laveille se trouvaient groupés dans la même salle où Robert avaitfait le récit de sa merveilleuse expédition.
– Aujourd’hui, dit en riant miss Alberte,c’est moi qui prendrai la parole ; je vais à mon tour racontermes aventures chez les Vampires, elles ne seront sans doute ni sivariées, ni si passionnantes que celles de Monsieur Robert ;mais je suis, quand même, persuadée qu’elles vousintéresseront.
Ce début excita dans l’auditoire un murmureapprobateur ; la jeune fille avait mis une sorte decoquetterie à ne donner à personne pas même à Robert un seul détailsur sa captivité chez les Invisibles le récit de ses impressionsétait attendu avec impatience.
– Il devait y avoir une heure à peu présque j’étais endormie, commença-t-elle, et mon imagination étaitsans doute encore occupée des étranges habitants de Mars, lorsqueje rêvai que les Vampires de la tour de verre se précipitaient surmoi comme ils s’étaient précipités sur M. Robert, quand ilsavaient cru qu’il les trahissait.
« Le fardeau écrasant d’un des monstrespesait sur ma poitrine et je me sentais enlacée par leurs palpessouples et ondoyantes comme des serpents. Je devais bientôtm’apercevoir que ce n’était pas un rêve que je faisais.
« J’ouvris les yeux au moment où ilsm’enlevaient de mon lit ; c’est alors que je criai, quej’appelai…
« Je ne sais pas comment je ne suis pasdevenue folle de peur.
« Certainement que cela me serait arrivé,si je n’avais été en quelque sorte avertie par le récit que jevenais d’entendre.
« Je n’eus pas une seconde d’hésitationsur la nature du danger que je courais.
« Je suis enlevée par les Vampires !Cette idée s’offrit à mon esprit avec une terrible évidence. En uneseconde, je compris que c’en était fait de moi, c’est alors que jepoussai ce second cri d’appel que l’on a dû entendre sans doute detoutes les parties de la villa.
« Tout cela s’était passé en quelquessecondes ; mais déjà je ne pouvais plus appeler, la rapiditéavec laquelle j’étais emportée me coupait la respiration.
« Je ne me souviens pas d’une sensationplus épouvantable que celle que j’éprouvai alors.
« Le hideux contact de ces anneauxvivants autour de mes poignets, autour de mes chevilles et de moncou me donnait la nausée, les battements d’ailes réguliers desInvisibles m’éventaient pour ainsi dire le visage.
« À l’instant où, brutalement arrachée demon lit, je m’étais vue suspendue, sans appui visible, au-dessusdes terrasses de la villa, j’avais instinctivement fermé lesyeux.
« Quand, une minute après, je lesrouvris, j’étais emportée dans une vertigineuse chevauchéeau-dessus des cimes de la forêt, sous le ciel voilé de nuagespesants.
« La tête me tourna, le cœur me faillit,et je vous jure qu’à ce moment je ne songeais guère à me compareraux Walkyries emportées dans les nuages ou aux saintes de lalégende ravies en extase par les anges, auxquelles on eût pu mecomparer.
« Je mourais de peur et j’étaispoursuivie par l’horrible idée que les Vampires allaient me jeterdans la mer, me laisser tomber dans quelque gouffre.
« Je m’évanouis ; je ne sais aujuste combien de temps dura cet évanouissement.
« Quand je revins à moi, j’étais toujoursemportée dans le même vol rapide par les Invisibles.
« Je vous garantis, entre parenthèses,qu’il ne me viendra jamais la tentation de voyager enaéroplane…
« Je m’étais pourtant un peu rassurée surl’éventualité d’une chute, les Vampires me tenaient toujoursétroitement serrée. Mais j’observai que leur vol était beaucoupmoins rapide qu’au début. Ils devaient être fatigués de me porterainsi sur leurs ailes.
« Je ne tardai pas à en avoir la preuve.Brusquement, l’étau qui emprisonnait un de mes bras sedesserra.
« Je fermai les yeux, m’imaginant déjàque les monstres allaient me précipiter du haut des airs comme j’enavais eu déjà la crainte ; mais mon bras venait d’être,presque au même instant, vigoureusement ressaisi. Le même manège serenouvela plusieurs fois. J’en conclus que les Vampires serelayaient.
« Ils volaient maintenant avec assez delenteur pour que je pusse reconnaître le paysage que noustraversions et qui m’était familier. Je me demandais avec angoissece qu’ils allaient faire de moi, lorsque nous descendîmes dans ladirection des ruines où vous m’avez trouvée.
« L’aube commençait à pâlir le ciel ducôté de l’orient. Je regardai ces premières lueurs du jour naissantavec désespoir, en me demandant si je les reverrais jamais.
« Les Vampires ne m’emmenaient sans doutedans ces décombres que pour m’y dévorer plus à l’aise. J’évoquaipar la pensée les vasques pleines de sang de la tour de verre et jetremblai de tous mes membres.
« Ils m’avaient descendue à terre assezdoucement, mais sans me lâcher ; comme ils me poussaient versl’entrée du caveau, j’appelai de nouveau à l’aide ; mais mavoix se perdit dans ce désert et mes geôliers, sans doute irritésde ce mouvement de révolte, m’entraînèrent jusqu’au fond dusouterrain avec une rapidité brutale.
« Là, ils me lâchèrent, je recouvrai laliberté de mes mouvements avec un inexprimable bonheur. On ne peutse faire une idée du dégoût que m’inspirait l’enlacement de leurspalpes ; je crois que si les serpents, au lieu d’être glacés,étaient des animaux à sang chaud, ils seraient encore plusrépugnants pour nous.
« Je m’étais assise sur une grossepierre, tout étonnée que les Vampires ne se fussent pas déjà jetéssur moi, m’attendant à la mort d’un instant à l’autre.
« À ma grande surprise, ils me laissèrentparfaitement tranquille ; mais un rais de lumière qui filtraitpar une crevasse à la voûte me montrait le caveau entièrementvide ; j’aurais pu me croire seule, je n’entendais pas lemoindre bruit, pourtant je savais bien qu’ils devaient êtretoujours là.
« Enhardie par le silence, je me levai etme dirigeai tout doucement vers la sortie ; mais j’avais àpeine fait quelques pas que mon poignet fut serré par une hideusepalpe et serré si fort que des larmes de douleur m’en vinrent auxyeux.
« C’était un avertissement, on ne voulaitpas me faire de mal, du moins pour le moment, mais on châtieraitsévèrement toute velléité de fuite ; c’est du moins ainsi queje le compris et je me le tins pour dit.
« Les heures passèrent dans des transesinexprimables et pourtant je finis par céder à la fatigue, jefermai les yeux un instant, accotée contre la vieille muraillemoussue.
« Je fus réveillée par le bruit d’uneexplosion qui, après m’avoir fait grand-peur, me causa une joieinexprimable.
« J’étais sûre que c’était vous quiveniez à mon secours.
« Je reconnus la voix de M. Georgeset la lueur d’une lanterne me montra au loin vos silhouettes.
« C’est alors que je criai de toutes mesforces pour vous faire savoir que j’étais là et vous indiquer où jeme trouvais.
« Mes appels et les coups de feuproduisirent un grand désordre dans le camp des Vampires, ilspoussèrent des cris aigus, ils battirent des ailes et je crus lemoment bon pour essayer de vous rejoindre.
« Je m’élançai en courant et j’apercevaisdéjà l’entrée du souterrain où vous n’étiez déjà plus, quand je mesentis rudement bousculée et forcée de battre en retraite.
« C’est alors que je sentis sous mespieds un objet anguleux, que je ramassai et qui n’était autrequ’une petite boîte de métal pleine d’allumettes bougies.
« J’ai su depuis que c’est Zarouk quil’avait laissé tomber au moment où il avait donné sa lanterne àM. Pitcher.
« J’avais regagné ma place sur la pierre,je tenais toujours les allumettes sans savoir encore à quoi ellesme serviraient.
« Tout à coup, l’idée me vint de mettrele feu aux feuilles sèches et aux broussailles qui garnissaient lesol du souterrain et où j’enfonçais jusqu’à mi-jambe. La fuméeforcerait les Vampires à déloger et j’en profiterais pour m’enfuir,j’aimais mieux risquer d’être asphyxiée que de supporter pluslongtemps cette angoissante captivité ; puis la certitude quevous étiez tous là à deux pas de moi me donnait un courage que jen’aurais sans doute pas eu sans cela.
« Cette idée venait de me venir lorsqu’unétrange phénomène se produisit.
« Sans doute sous l’influence de l’orageprès d’éclater, les formes des Vampires devenaient perceptiblespour moi, comme s’ils eussent été légèrement frottés dephosphore.
« M. Robert m’a expliqué que lescorps riches en phosphore sont très sensibles à l’influence del’électricité orageuse ; les nuits de tempête – tous lespêcheurs vous le diront – certains poissons, certains crustacésdeviennent lumineux.
« Le cerveau, comme les animaux marins,contient une forte proportion de phosphore : les Vampires quisont pour ainsi dire tout cerveau, doivent subir plus que d’autrescette influence.
« Mais j’avais surmonté mes premièresterreurs. Sans faire de bruit, j’amassai à mes pieds un monceau defeuilles sèches et, tout à coup, j’y mis le feu.
« Avec une rapidité étonnante la flammemonta, encore activée par les appels d’air des lézardes quitenaient lieu de cheminées, une fumée épaisse envahit lesouterrain.
« Je me précipitai ; mais au momentoù j’allais atteindre l’ouverture extérieure, un bruit sourdretentit, l’éboulement provoqué par M. Pitcher me fermaittoute issue vers la lumière et vers la liberté.
Pitcher rougit comme un écolier pris en fauteet baissa la tête.
– Je ne vous en veux pas, reprit missAlberte, souriant au naturaliste, vous agissiez dans une excellenteintention, vous ne pouviez pas savoir que je venais de mettre lefeu ; mais dans l’instant je demeurai consternée. Êtreenfermée dans ce brasier avec les Vampires ! J’ai passé làd’atroces minutes.
« Les monstres, suffoqués, bondissaientdans la fumée, poussaient des rires aigus et déchirants, jetremblais qu’ils ne me missent en pièces pour se venger de ce quej’avais fait. La fumée m’aveuglait, je toussais jusqu’au sang,bientôt je perdis connaissance, croyant que, cette fois, c’étaitbien fini.
« J’ai rouvert les yeux entreM. Ralph et M. Robert, qui m’aspergeaient d’eaufraîche.
« Tel est le fidèle récit de monexcursion chez les Vampires.
Je voudrais cependant bien savoir siquelques-uns ont échappé aux flammes. Dans ce cas, les survivantsdoivent terriblement m’en vouloir !
– Soyez rassurée à cet égard, ditPitcher. Je suis allé aux ruines avant de dîner. J’ai fait déblayerl’entrée des souterrains et j’y suis descendu moi-même.
« Le caveau est plein de cadavres desmonstres à demi calcinés, une épouvantable bouillie de cervelles,qu’il ne sera même pas possible de disséquer.
Vous pouvez dormir tranquille désormais. Iln’y a plus d’Invisibles !
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Miss Alberte est, depuis un mois, l’heureuseépouse de Robert Darvel, après des fêtes splendides, grâceauxquelles la renommée de Master Frymcock est devenue européenne.Le lord cuisinier vient de refuser d’entrer au service del’empereur de Russie, à raison de deux cent mille roublesannuels.
Robert Darvel, dont le bonheur est sansmélange, prépare une magistrale publication sur la planèteMars ; dans les milieux scientifiques, sa théorie du GrandCerveau est déjà l’objet de discussions passionnées.
Ralph Pitcher, lui, ne quitte guère lelaboratoire reconstruit : activement secondé par Zarouk et parGeorges, il cherche le moyen scientifique de se rendre invisible.Il a obtenu des résultats surprenants, et se vante de rendre déjàinvisibles de petits objets – au risque de se faire traiter depickpocket par les mauvais plaisants.
Enfin, les Arabes qui s’éloignent avec terreurdes ruines romaines de la Chehahia, font, des événements que nousvenons de raconter, le texte de merveilleux récits.
Une légende s’est créée parmi eux ; ilsaffirment qu’un des Vampires a échappé au massacre et qu’il erremélancoliquement dans la grande forêt khroumirienne.
C’est à lui qu’ils attribuent la mort de leursagneaux, les maladies de leurs enfants, et en général tous lesfaits inexplicables. Beaucoup assurent avoir entendu son ricanementdésespéré résonner dans les solitudes, lorsque le pays est menacéde quelque malheur.
